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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

Allegro presto



Il ne pouvait rien se passer d’autre que ce qui était programmé dans son agenda, chaque heure ballonnée d’une bulle rouge lui signifiant qu’un cours ou un devoir l’attendait. La balafre rouge, loin d’illuminer sa page, l’éteignait et le renvoyait à une autre lueur clignotante, celle qui lui ouvrait d’autres attentes qu’il espérait voir venir un jour.

C’était là-dessus qu’il planchait avec son mobile sur lequel il pianotait, ses écouteurs lui remplissaient les oreilles d’une interminable ondée de notes endiablées, la prouesse était de parvenir à maintenir une conversation muette par signes et hochements de tête avec ses voisins de gauche et de droite.

Le sujet de discussion devint plus trépident quand l’une des têtes brûlées du lycée arbora sa dernière acquisition : une montre connectée dont il vantait les multiples fonctionnements, ce qui provoqua la formation d’un petit groupe d’humanoïdes qui s’éloignant momentanément des portables et des écouteurs se pencha sur les innovations de la technologie.

Sigismond frétilla de joie quand l’engin se mit à vibrer. Il annonça à cor et à cri que c’était l’heure du prochain cours et que le résumé de la fiche à réviser s’affichait. Un résumé qui renvoyait à un ordinateur ou une tablette sur laquelle un texte entier se livrait.

– Mets la touche vocale !


Une voix se mit à réciter un laïus qui loin de remettre les élèves dans les rangs de la discipline les fit s’esclaffer à qui mieux mieux. Quelques uns semblaient détenir un secret inestimable. La voix de la montre répétait à son maître les gestes à faire, les tournures de phrases à reproduire, des conseils d’écriture.

Cyril s’était procuré une montre semblable pour ne pas se sentir en reste face au troupeau qui se signalait par des signes distinctifs d’appartenance à leur cercle. Cette acquisition lui prenait une partie de son temps, la voix lui rappelant toujours ce qu’il avait à faire. Une voix artificielle leur tenait lieu de compagnon. La touche vocale, c’était l’intrusion de voix nouvelles. Les voix de ses camarades, condisciples ou autres congénères devenaient des voix hors champ qui se manifestaient comme des voix obéissantes et placides.

Il y avait d’autres joujoux mélodramatiques dans les sacs à dos de ses camarades. Cyril était déjà addictif aux sites Internet qu’il consultait régulièrement pour ne pas passer pour le dernier des malandrins. Il voulait éviter de montrer le degré de son incurie, l’art de manier la mystification, il savait s’emparer de cette arme et au besoin, il en usait sans parcimonie. Il ne se sentait pas homme ni appartenant à aucune espèce d’être vivant. Il savait qu’il devenait « autre », un phénomène qu’il reconnaissait en observant ses camarades dans le bus.

Le banc de l’arrêt du bus était encore humide de la rosée du matin. Il était le premier arrivé. Paul traversait nonchalamment la rue avec son écouteur vissé aux oreilles, branché sur la dernière mélodie. Il eut un bref geste de la main en le voyant.


– Mince ! J’ai oublié mon portable. Tu peux voir si les cours ont changé ?


Il y eut un glissement de malaise, la brume se dissipa, un premier rayon de clarté apparut quand Cyril répondit :


– J’ai oublié le mien et le bus va arriver !

– Je t’enverrai le résumé du cours ou bien tu trouveras le cours formaté sur Internet sur le thème de la liberté. Tu n’as plus qu’à laisser faire l’intelligence artificielle.

Cyril ne répondit pas. Il y avait un intrus entre eux deux, celui qui avait usurpé le mode de réflexion commun et remplacé par un autre système d’exploitation qu’il ne maîtrisait pas encore.

Il avisa brusquement la petite bête qui s’esquintait à sortir de l’ornière de la chaussée. Le bus allait venir et lui passer dessus. La bête, il ne savait pas ce que c’était, elle ne ressemblait à rien. Un insecte comme il n’en avait jamais vu, une bête dont l’agitation, les gestes apeurés étaient un appel au secours, une détresse à peine décelable dans la bousculade ambiante. Des jeunes gens obstruaient le passage de la porte de l’autobus. Pour ne pas voir la détresse du petit animalcule, il suivit le troupeau des robots aux mobiles et aux écouteurs, aux boîtes à voix, toutes les voix occultant la petite voix de la petite faune. Le bus passa sur la bête. Une étoffe se déchira, son regard frémit, retrouva un semblant de vie. La détresse de la petite bête lui resta sur le cœur. Il y pensa, l’image sortait de la brèche qui s’était ouverte.

En payant son ticket, comme ceux qui étaient montés avant lui et qui fonçaient se trouver une place pour s’y affaler, il regarda le chauffeur, le remercia et lui sourit. Il remarqua le regard fané du conducteur et se demanda comment il n’avait pas fait attention à ce regard les autres matins. Il n’en savait rien et ne parvenait pas à s’en souvenir. Il voyait le chauffeur tous les matins sans le voir.

Il prit une place proche du conducteur, à l’arrière de son siège et passa tout le trajet à l’observer. Il fut surpris de constater qu’il ne savait plus comment le chauffeur, attentif à tout, présentait comme visage les autres jours.

Le bus déposa les jeunes gens devant leur lycée. Turbulents, non ! Passablement excités par leurs voix se mêlant à des voix stylisées. Leurs voix organiques, blessées, saturées de miasmes faiblissaient. D’autres voix grondaient, lançaient leurs trilles dans un langage qui occultait leurs propres inflexions. Ma voix, se dit Cyril, mais oui, ma voix je ne l’entends plus. Je ne la fais plus entendre.


– Votre devoir, Thibaut dit le professeur de français, en brandissant une copie. Votre devoir est navrant, d’une irresponsabilité vis-à-vis de vous-même. Vous avez mis dans votre devoir tout le galimatias de l’ordinateur et rien de vous. L’esprit qui répond à vos questions à travers l’écran n’est pas votre esprit. Où est votre cri ? Votre voix ? Votre pensée ?


La classe était galvanisée par la soudaine hauteur de voix du professeur. Il n’avait jamais élevé la voix à cette hauteur aiguë. Il y avait aussi de l’indignation dans la voix du professeur Julius. Ils en avaient tous conscience, la sentence qui allait suive serait cuisante. Ils s’y préparaient, inquiets.


– Parlez ! Criez ! Chantez pour moi ! Chante, dit le fantôme de l’Opéra ! Il le demande deux fois, trois fois. Le chant de Christine monte en intensité, atteint un volume puissant, un timbre déchirant.

C’est ce que je vous demandais de démontrer dans le devoir et non pas de recopier l’argument neutre, stylisé, froid et aseptisé que vous a donné Internet qui, après des recherches sur plusieurs sites d’éducation a pondu un texte bien structuré qui est si froid que la moitié des devoirs se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Je vous ai demandé de chanter, d’écrire votre devoir, de vous exprimer après avoir lu, après avoir pris la place des personnages, après avoir donné de votre voix. La voix libère l’émotion qui est tapie en vous. Il y a une voix en vous, en nous, et qui d’ordinaire ne peut pas se faire entendre dans son intensité soit par pudeur ou convenance. On ne hurle pas sa joie, certes, mais par votre écriture et l’analyse de votre sentiment, vous aurez libéré un cri, un chant aussi beau que celui que livre le ténor quand il dit : « Que nul ne dorme ! Vous saurez bientôt mon nom ! » dit Calaf dans Turandot.

C’est un cri aussi puissant que celui de Siegfried, que celui de Rusalka dans l’épanchement de leurs émotions.

Était-ce si dur de traiter ce sujet, nous n’avons pas encore abordé « Otello » ni « Le vaisseau fantôme » ni « Les chants » de Wagner !

C’était juste une comédie musicale, un récit légendaire très connu mais que vous pouviez découvrir et traiter par vous-mêmes. « Le fantôme de l’opéra », c’est le drame, le mystère, l’horreur, la mort, tout en une seule phrase : « Le fantôme de l’opéra est là en moi »

La phrase devait à elle seule accélérer le pouls et vous faire deviner ce que le cœur possède de puissance quand il est envahi par une présence dont on ne sait rien.

C’était le moment de parler de vous, vous Eric qui portez le nom du fantôme, vous Christine qui portez le nom de la diva, vous Raoul, vous André, … Mais que ressentez-vous quand vous écoutez un drame lyrique ? C’est cela que je voulais lire dans vos copies. La tendresse, elle est au pied de l’écriture. Si j’ai ajouté cette aile lyrique à mon cours de français, c’était pour extraire de vous la fibre émotive qui périclite en vous et que les voix de vos mobiles endormissent par leurs discours soporifiques.

Otez de vos oreilles les écouteurs, éloignez-vous de vos phones, fermez les écrans et écoutez « Les murmures de la forêt » puis écrivez ce qui monte en vous à ce moment-là.

Le prochain sujet de votre devoir, je le veux écrit de votre tête et de votre cœur :


– Pourquoi Didon dans l’opéra « Didon et Enée » de Purcell dit-elle : « Remember me but forget my fate. »


Et que personne ne s’avise de se plaindre que ce soit une œuvre anglophone. C’est pour vous aiguillonner davantage sachant que vous vous précipiterez sur Internet pour avoir la traduction que j’ai choisi une œuvre que vous ne connaissez pas.


Il y eut un mouvement de nervosité dans la classe. Les commentaires et les protestations couvaient. Mais Julius, imperturbable, continuait sur sa lancée :


– J’aurais pu choisir les grands opéras de nos compositeurs mais vous avez besoin de travailler la difficulté. Creusez, bêchez, ne laissez nulle place où votre voix ne passe et repasse. En mettant cent fois sur le métier votre ouvrage, vous comprendrez que la recherche, quand elle est conduite avec âpreté, donne des résultats étonnants.


Le maître n’avait pas interdit l’usage de l’aide que pouvait procurer le dépouillement des sites Internet mais en choisissant la langue anglaise, il espérait que la recherche produirait un déclic chez ses élèves. L’écoute des grands airs de la tragédie classique, l’étude comparative avec les premières sources du récit occuperait leurs esprits et les éloignerait un moment de leurs occupations favorites.


Pendant quelques jours, il se produisit une sorte d’événement déroutant. Le chauffeur de bus, habitué à la présence des zouaves qu’il conduisait et ramenait selon un itinéraire identique, régulier et prévisible, se tint sur ses gardes tant il fut médusé par le changement radical qu’il voyait se produire dans le comportement des jeunes gens. Éric articulait laborieusement un air d’outre-Atlantique, Christine qui, naguère ne murmurait que ce qu’elle entendait à travers ses écouteurs, avait notes et disquettes en main. Elle pianotait sur ses genoux un « Remember me » que Freddy n’arrivait pas à placer, sa voix chutait lorsqu’il la tirait vers les notes les plus aiguës.


– Répète, répète ! lui criait dessus Antoine. " Rememmmmber me ". Il faut que cela atteigne un sommet, à la note aiguë non pas d’un hurlement mais d’un cri de douleur exprimant une prière, une ultime requête.

– Il y a plusieurs interprétations. Il y un « remember me » que je dirai soft et un "remember me " qui déchire les poumons.

– C’est cela la différence. Il y a de pâles interprétations et il y en a d’autres qui font sortir l’animal qui est en nous.

– L’animal ou l’ « anima » qui est en nous ? déclara Dennis, engagé dans la discussion et prêt à relever le défi philosophique.

– Oui, c’est cela ! L’anima, la force motrice qui dirige nos sentiments, nos émotions. Je crois que c’est cela que voulait le prof ! Qu’on comprenne la démesure. Et voilà, c’est tout trouvé. C’est sur ce point que je disserterai pour appuyer mon discours.


Il y eut un fort moment de contentement au milieu de la travée. Même le conducteur ressentit que tout soudain, on prélevait un morceau de lui-même pour le sublimer.

Au bout de trois jours, il finit par demander :


– Vous préparez un concours de chant ?


Ils répondirent tous :


– Ouiii .... !


Car ce que les jeunes gens craignaient désormais, c’était que Monsieur Julius, lancé dans son œuvre de revalorisation de l’art lyrique, ne leur demande ou du moins à l’un d’entre eux de chanter un air de Didon.


– Mais enfin, s’il avait choisi un truc de Gounod ou de Massenet, on aurait au moins évité d’ânonner dans la langue des saxons ! « Les pêcheurs de perles » de Bizet, l’air « Je crois entendre encore » est tellement plus facile d’accès.

- Plains-toi ! C'est déjà heureux qu'on ne soit pas tombé sur un drame plus rude !

Ce fut un moment mémorable quand quelques uns d’entre eux se levèrent pour former un petit groupe au milieu de la travée, entre deux rangées de sièges. Et l’on entendit monter, suave, si grave, l’air de la nuit enchanteresse, du souvenir charmant, du divin ravissement, de la folle ivresse.

Le chauffeur assista à des représentations, ce furent des trajets où il fut invité aux rivages de la musique baroque, les notes du clavecin résonnaient, les jeunes gens n’écoutaient plus que des airs lyriques, s’éclaircissaient la voix, découvraient la joie de la faire entendre et plus personne n’ignora les arcanes du récit de Didon et d’Enée.

Si Julius avait voulu lever le voile sur les richesses de la musique baroque, il était parvenu à ses fins. Désireux de contrebalancer les harmoniques qui passaient sur les ondes populaires, il avait fait monter ses élèves sur le grand escalier de l’opéra. Un mince sourire sinuait sur ses lèvres quand il rendit les copies, le jour venu. Il fut surpris par le zèle et le souci que mirent certains à vouloir déclamer l’émouvant chant de Didon. Il avait voulu sortir de sa manche la partie sonore. Les élèves avaient devancé le maître et les devoirs étaient plus qu’honorables. S’il y avait de la documentation assistée, il y avait surtout de l’analyse, de la réflexion et un souci de compréhension. Quand certains ne donnaient pas dans la subtilité, ils avaient la clairvoyance de souligner leurs lacunes par des interrogations posées avec justesse.

Ainsi, le traitement vocal était abordé avec intérêt. Entre vocalises et variations, les arias se distinguaient par leur expressivité. La place des violons qui remplissaient seuls le silence final était perçu comme le tempo de l’émotion. La copie de Cyril se terminait sur une intéressante question :


« On s’étonne que des œuvres de ce calibre soient tombées dans l’oubli et il n’y a qu’à se réjouir de la bonne idée qu’a eu Mr Julius de nous les faire redécouvrir dans la continuité d’un regain d’attention et de curiosité pour des œuvres baroques, qui se poursuit depuis la moitié du vingtième siècle jusqu’à nos jours. »


Une autre copie souligna le fait qu’Enée et Didon étaient deux migrants jetés dans la guerre et que chacun subissait son destin, celui d’Enée étant de retourner à Rome et celui de Didon étant de périr. Le parallèle fait avec des préoccupations contemporaines convainquit Julius dans l’idée que la visite de l’intelligence artificielle n’avait pas été totalement abandonnée.

Julius rendit les copies sans rien dire. Il ne les avait pas notées. Il était simplement content d’avoir mené sa petite expérience.

De son destin funeste, Didon ne voulait pas qu’on oublie l’autre destin, celui d’avoir aimé et existé au-delà des impératifs de tous bords. La triple résonance du lamento en est l’exemple émouvant, on ne connaît que l’Alpha, l’Omega ne nous appartient pas.

" Remember me but forget my fate . "

Septembre 2023


Ginette Flora








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4 comentarios


Colette Kahn
Colette Kahn
03 oct 2023

Je m'identifie complètement à ce chanteur de bus, jai tout à apprendre...

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Contestando a

J'aime ton avis très sincère et juste . C'est en apprenant qu'on apprend à aimer.

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Fredoladouleur
Fredoladouleur
03 oct 2023

À trop s'appuyer sur l'A.I. on finit pas perdre toute réelle créativité. Internet est un outil à double tranchant qui si l'on n'y prend garde aura tôt fait de se retourner contre nous... Heureusement, il est des professeurs qui ont à cœur de nous sortir de notre zone de confort pour nous mener à l'épanouissement véritable ! Un texte qui ne peut que nous appeler à méditer, Ginette ! ^^

Editado
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Contestando a

Il fut un temps où tu me demandais de t'éclairer sur les motivations de l'opéra.

Je m'en suis souvenue quand j'écrivais ce texte . J'ai voulu montrer à quel point les voix de l'opéra sont un peu les nôtres qui sommeillent en nous.

Les voix lyriques traduisent nos émotions .

Merci beaucoup pour ton analyse , Fred.

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