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Cendres de roses

– On vient de recevoir cette note concernant la demande d’Elise Morin. Dossier accepté,  livraison de livres à domicile accordée.  Un crédit est également consenti pour les  travaux rendus  par la personne habilitée à l’emploi.  C’est vous, Francine qui avez été désignée comme apte à l’emploi.


Accepter, c’était prendre en charge la sensibilité d’Elise, se laisser conduire par sa pensée. Non seulement pousser la porte de son jardin secret mais aussi savoir respecter son cadre de vie et s’y rendre en faisant attention à ne pas écraser les pâquerettes de sa pelouse. C’était l’accompagner, lui redonner le goût d’une liberté qu’elle cherchait dans les livres parce qu’elle ne la trouvait pas ailleurs.

J’avais répondu à une annonce de la petite bibliothèque communale. La place de responsable de la gestion des livres se libérait suite au départ en retraite du dernier fonctionnaire opérationnel. Je n’hésitais pas longtemps sans savoir à quoi je m’exposais.  On me confiait des tâches plus ou moins disparates, je conclus qu’il fallait juste être touche à tout,  polyvalent, versé en toutes disciplines scientifiques, littéraires, agraires et avoir du bon sens.

 

Je poussai la barrière du lotissement  qu’on m’avait indiqué.  Je vis des jonquilles regroupées autour des jacinthes, au pied des rosiers. Les crocus achevaient d’éclater leurs pétales mauves.  Des massifs d’hortensias couronnés de forsythias apparaissaient, bourgeons hardis, déboutonnant leurs  calices grenat. Un effluve  se rapprochait trop près de moi, les nuances colorées de violet et d’or me firent venir des mots spontanés, ordre et beauté, houspillant cette feuille sur le gazon bien tondu, une feuille perdue, venue pour rompre l’immobilité.

La porte s’ouvrit sur Elise qui me fit entrer dans son salon.  Longue et fine, elle semblait épuisée. Je pensai tout de suite qu’elle était rongée par un mal peu commun.


–  J’ai arrêté mon traitement. Je ne tenais que grâce  aux réglages d’un pilulier qui me rappelait à l’ordre  six fois par jour.


 Ce fut dit dans un soupir à peine retenu comme si elle s’excusait déjà de livrer une confidence. Elle se posa sur son fauteuil, sa place fétiche, celle qui recevait dans ses ressorts le plus de pensées volatiles. 

J’admirais l’ordonnancement du salon, des fauteuils d’époque, des meubles en nacre finement sculptés.


–  J’ai voulu faire venir à moi les années passées. J’ai cru qu’en m’entourant  d’objets et de livres, je vaincrai le temps.


Mentalement, je notai les sujets  qui pouvaient l’intéresser, les élégies en poésie, les romans épistolaires, les fictions historiques.

Il manquait de la fantaisie. Je me dis qu’un peu de fol amour apporterait  de la légèreté dans autant de gravité. Ce n’était pas le sérieux d’Elise qui retint mon attention. C’était cette inquiétante solennité dans son regard. Elle ne parvenait pas à sourire même quand ses lèvres esquissaient un mouvement de gaieté  dans le cours de notre conversation.


–  On pourrait convenir  de quelques sorties  dans la semaine. Je suis mandatée non seulement pour vous apporter des livres  mais aussi pour vous  tenir compagnie selon une fréquence que vous aurez déterminée. Nous  parlerons  de livres  que vous aurez lus et je vous entretiendrai  de ce que vous pouvez encore lire  dans un genre  qui n’est pas le vôtre mais  un genre  que vous prendrez le temps de découvrir.


Elise lissa les plis de sa longue jupe moirée. Les dentelles  de son chemisier bougèrent doucement. C’était discret, l’action retomba sur le velours côtelé du gilet qui donnait à son vêtement une élégance  que je contemplai  silencieusement.

Elise versa le thé  dans une tasse  rehaussée de bordures dorées. Le motif de roses rouges et  jaunes  découvrait un jardin alangui.  Je succombai à la mode anglicane du tea-time sans agitation aucune sinon de porter aux lèvres, la délicate senteur des roses anciennes. Aucune goutte ne vint tacher le napperon crocheté. Sur le visage d’Elise, toujours ce nimbe qui l’éloignait de la réalité. Je fus troublée  par tant d’austérité, je voulais m’avancer plus près d’elle,  l’arracher au silence qui la fascinait.

Je notai encore : le  besoin de batailles, de combats, de passion, quelque chose  qui vibre, qui fasse sortir les morts de leurs tombes. Qu’un frottement de violon la réveille ! Je lui proposai une promenade.


– Ce que je crains, c’est d’aller seule visiter les défunts.  Y aurait-il une possibilité que vous veniez avec moi ?

– Bien sûr, nous ferons ainsi une petite sortie dans le cadre de nos conventions. C’est un agrément que nous pouvons aménager comme vous le sentez. Il fait  beau, le cœur des camélias  saigne à vouloir sortir de leur écrin rouge carmin.


Elle ne pouvait pas refuser. Le soleil glissait ses rayons  sur les rideaux, puis sur le guéridon où s’incrustaient des barreaux. Elle acquiesça. C’était presqu’imperceptible.

De retour à mon bureau, je notai quelques-unes de mes réflexions. Je cherchai quels livres pouvaient délivrer Elise  de son emprise sur le temps des souvenirs. Je pensai aux « Noces à Tipasa »  mais n’était-ce pas la livrer trop vite aux brûlures d’un soleil exigeant ? Je voulais m’avancer pas à pas, d’abord lui proposer un livre, un seul, puis lui laisser  le temps de lire en lui disant  qu’on en parlerait à mon prochain passage. Tous les soirs, je cherchais, j’hésitais à choisir un auteur, un mouvement de musique, un tableau à contempler. Se remplir ainsi l’âme, renaître,  permettre à la fleur de revenir à la vie. En même temps, je me confrontais aussi à moi-même. Je me laissais envahir par une lame de fond qui ouvrait ma coquille fragile, je m’élançais pour une valse à trois temps.

 

Elle vérifia trois fois les robinets  de la cuisine puis les fenêtres. Elle s’assura que la porte était bien fermée, en revenant deux fois sur ses pas puis enfin elle laissa sa maison  à la surveillance  de ses roses qui eurent un regard de connivence.

Elle portait encore une anxiété quand nous déposâmes nos fleurs. Elle avait choisi  des plantes en pot avec un sourire triste. Elle me dit que je pouvais  aller fleurir  les dalles qui m’avaient été confiées, service supplémentaire imposé par mes supérieurs hiérarchiques. Elise allait se recueillir sur la sienne. Je la vis qui se courbait sous les branches des aulnes.

Je fis plusieurs allers retours, de la fontaine aux pierres tombales pour remplir les arrosoirs.  Des dalles simples sans inscription à celles plus sophistiquées avec des vases et des jardinières funéraires intégrées, je fleurissais des défunts abonnés aux registres des services funèbres pour un embellissement perpétuel de leurs tombes faute de parentèle pour le faire. Je le faisais en pensant à la quiétude des défunts, définitivement  enveloppés dans la terre, sans joie, sans peine ni haine. Une immense paix au milieu des arbustes. Le paysagiste avait même réussi à faire fleurir un palmier  auprès d’un cyprès. L’un à côté de l’autre, les deux arbres se jaugeaient, j’en percevais le balancement. Le palmier au teint d’émeraude avec ses larges feuilles pointues et le cyprès haut, distant, tutoyant les étoiles.

Elise était assise sur le banc jouxtant la dalle qu’elle regardait en laissant un écureuil s’approcher de son sac. Il n’y avait aucun nom sur la tombe figée par l’atroce brûlure du temps. Elise déverrouillait les portes, ouvrait des malles ensevelies avec les corps décharnés, rien pour empêcher le fauve de feuler sa jouissance. Il dévorait son cœur buvant la saline de son désespoir ; il partira repu. Elise vivait un calvaire. Elle était happée par des bras vigoureux  dont elle ne pouvait se détacher. La solitude viendrait,  elle la suivrait dans sa passion du silence  sans savoir où elle irait mais tout en sachant qu’elle arriverait.

J’entendis l’air qui vibrionnait, je la voyais qui tressaillait au chant d’un oiseau, au saut de l’écureuil qui la quittait  et puis je vis à la lisière des futaies, le museau d’un animal. Qui avait atteint les rives de la volupté où s’abreuvent les animaux des forêts ?


Cendres de roses, c’était le récit que je décidai d’écrire après avoir ramené Elise chez elle. On y parlerait d’un pays où l’on renaît de  ses cendres.


 Ginette Flora

 

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