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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

Dragolino

Dernière mise à jour : 4 août 2023


« Il a frappé ! » s’écria l’Ancien. Plusieurs jours avaient passé, il veillait sur Fabius. Ce matin, un râle déchirant avait occulté la faible clarté de la clairière. Fabius était parti rejoindre ses infortunés compagnons au pays où l’on n’arrive qu’une fois. Tous étaient certains de ne plus le revoir malgré les tours de magie qu’ils pouvaient réaliser, baguette de sorcier et autres accessoires en main, ils savaient que cette perte était celle qui était définitive. Fabius avait franchi le pont sans regarder en arrière. Aurait-il à se battre encore, aurait-il des éclopés à relever de leurs foulures ? Le spectre de la vengeance avait suivi la dépouille mortelle. Même dans la mort, il s’usait la main à mener ses travaux de forçat sans lesquels, avait-il coutume de dire, il ne trouverait pas la paix.

Aux funérailles, Wendy lisait toutes les interrogations sur les visages creusés, épuisés d’avoir attendu la délivrance de celui qui s’accrochait à la vie en hurlant sa douleur. Les pleureuses avaient pris place pour former le chœur des éplorées psalmodiant des plaintes lugubres. La clairière s’embrumait à peine touchée par les lucioles, les elfes jouaient de leur flûte taillée dans les roseaux de la ripisylve. Ce qui perforait l'air, c'était l'inépuisable larme qui roulait sur les thrènes.

L’encensoir du thuriféraire oscillait de part et d’autre du cercueil. Il diffusait des serpentins de fumée. L’heure de la parole arriva et le maître de cérémonie qu’on avait mandé, déroula son parchemin. Il avait écrit à l’encre de chine, la feuille en vélin deviendrait une pièce capitale pour les années à venir.


« Une autre personne de cette brancheraie de prêles a perdu la vie sous le coup de boutoir de l’ogre. Cet l’ennemi invisible qui dévore nos corps n’est jamais rassasié. Fabius ne lui suffira pas. D’autres victimes tomberont, je le crains. Mais Yama, celui qui accueille les hommes bons veillera sur l’âme de Fabius. Ce fut un être fracassé par le tourment, il vivait du poids d’un destin écrasant dont il essayait de débroussailler le sens. Il a essayé de lui fausser compagnie en expérimentant tout ce que pouvait offrir notre petite science végétale. Aucune plante n'a pu le soulager, la douleur était toujours là, qui le fustigeait lui rappelant sans cesse qu’on l’avait molesté. Il m’a dit : « Veille sur ceux qui restent. Ne les abandonne pas. Il leur arrivera malheur à eux aussi. Je vous le dis, le malin est revenu. Le laisserons-nous sévir sans rien faire ? »


Wendy avait déjà sa réponse. Les faines de l’arbre générationnel courbaient la tête. Elle savait qu’aucun d’eux ne lèverait les yeux. Tout dans leur regard cachait ce qui circulait depuis des lunes dans les antres de leur mémoire.

Elle ne vit pas ceux qui n’étaient pas conviés mais qui savaient et la suivaient comme des sentinelles postées derrière les énormes troncs d’arbres de leur forêt. Chaque résident possédait une petite place, une futaie où leurs amis, les gnomes et les diablotins, avaient planté des fleurs et rempaillé les carcasses que le vent en passant par leurs orbites, tentait de ranimer. Un air désemparé sinuait sur la feuillée.

La cérémonie funèbre s’achevait sur le rappel de leur histoire malmenée depuis des générations, traversée par les mêmes cyclones dévastateurs où les morts si souvent évoqués devenaient de plus en plus vivants.


Le lendemain matin, Wendy revêtit sa tunique, ses collants et ses bottes. Solène, sa chambrière lui mit la cape noire sur les épaules en tremblant :


–Veille à ne pas retomber dans ta colère.

Wendy avait la tête des mauvais jours.

– Tu sais ce qu’ils ont fait à Fabius, hurla-t-elle et la lave se mit à couler sur ses omoplates. Cela recommence encore. Ils reviennent.

– Non, laisse faire. Tu ne dois pas entrer dans leur système. Un être viendra qui saura casser leur préméditation.

Un chant se mit à traverser les branches des arbres de leur jardin. Un chant qui remontait les sentiers, un chant qu’elle n’avait pas oublié. Elle écouta, saisie, éperdue, elle ramassa sacs et polochons et se mit en marche. Le chant l’appelait.


Le vent suivait les monologues de son humeur. Elle le sentait tousser dans ses cheveux dénoués qu’elle n’avait pas pris le temps de natter. Libres, échappés de toute résille, ils flottaient sur ses épaules. Il y avait eu comme un filigrane de lumière crue aux obsèques de Fabius comme s’il n’était plus seul et qu’il avait trouvé sa paix, celle qu’il cherchait en arasant chaque jour sa souffrance. Alors elle crut voir un moment son visage se détendre sur le flocon d'un nuage, un sourire se formait, descendait pacifier la terre. Il était enfin apaisé, le véritable apaisement, celui sans retour qui ne se laisserait plus maudire, lui qui était banni de toute forme d’humanité, il avait trouvé dans la mort sa béatitude complète.

Il lui avait dit de ne pas souffrir parce qu’il avait détourné tous les coups sur lui, ne trouvant grâce qu’auprès du petit peuplement de la forêt et des zones limitrophes, auprès de ces êtres dont on parlait peu tant ils vivaient discrètement de leur petite extrace. Auprès des grands arbres aux troncs robustes et pleins de bonté, il avait trouvé un lieu où montrer sa véritable force, celle qu’on lui connaissait quand on avait longtemps séjourné auprès de lui. Wendy l’avait rejoint quand elle aussi fut jetée à terre mais elle eut la force de se relever pour chercher refuge auprès de celui qui attendait son heure.

Mais son heure n’avait pas sonné, il lui avait serré la main, un ultime effort pour lui souffler un dernier mot : « Continue ma bataille », avait-elle cru lire sur les lèvres qui gerçaient déjà.

Et le mal perdura, s’insinua, s’abattit indifféremment sur la personne à qui il destinait son lot de grêlons.

– Le mal est partout mais le mal, c’est quoi ? Le cri ne sortait pas de sa gorge. Le papillon battit des ailes, apeuré :

« Quoi, ma belle, tu penses encore au mal ? Fais comme moi, vole haut »

L’engoulevent, lui, fut surpris par le cri sans écho. Il lâcha un trille :

« Mais dis donc ma petite dame, le mal, c’est quoi ? Cela n’existe pas. Regarde-moi, je pars chercher de quoi nourrir mon petit et il fait beau ! »


Et Wendy se mit à rire au milieu de ses larmes. Le vent s’empressa de toutes les sécher :


– Je prendrai mon temps, je te le jure, Fabius. Tu n’es pas mort en vain.


Et elle continua sa route, se remémorant la liste de ceux qui étaient tombés sous le faix d’un chancre qui dévorait leurs entrailles pendant que la faux du mécréant s’emparait des racines qui leur ôtait toute leur histoire.

– Tu retrouveras ta place, Fabius, ta maison, les bois où tu as grandi, tu reverras les murs qui t’ont abrité.


« N’entre pas dans ce lieu maudit. Nous n’avons rien reçu de nos ancêtres. Tire-toi de là. Le malin a saccagé nos mémoires, il est porteur d’horreur, il a ravagé nos châteaux, le renégat s'est emparé de tout, lui et ses acolytes plus hideux les uns que les autres. Cela a transformé les esprits, on a fait de nos trésors les pires maux de la terre. Pars chercher le chevalier de la justice, le vrai, celui qui tranchera non par l’épée mais par la loi. »

Fabius n’était pas mort. Ses paroles continueraient de l’étreindre.


Arrivée au bord d’un ruisseau, elle se mit à rallumer un chalumeau de tristesse. Fabius avait cumulé les pires malédictions. La couleur du sang noirci de bacilles et l'âcre fumée de l’esprit pilleur des mémoires, versant dans la folie des grandeurs avaient privé son escarcelle de la juste portion des terres ancestrales. En rencontrant Wendy, une pièce égarée sur l’échiquier familial, il avait surtout rencontré un sourire avant de mourir.

Une main douce se posa sur son épaule. Elle tressaillit et se retourna.


– Dragolino !


Ils se regardèrent longtemps, revoyant l’un dans l’autre des paysages qui revenaient éclore au fond de leurs pupilles.

– Ne cherche pas la vengeance, elle te brisera.


Le visage de Dragolino était intact. Toute son enfance s’y était posée, celle pétrie de rires et d’insouciance où ils n’arrêtaient pas de courir et de se reconstruire.


– Ces enfants que nous étions, on voulait casser le jour pour en emporter quelques morceaux dans la poche !


Et le fou rire reprit. Il lui fit visiter son domaine.


– Et que sont-ils devenus ceux avec qui on croyait aux fées et aux lutins ?

– Ils sont tous disséminés un peu partout dans le royaume qui a bien perdu de ses pompes.

Wendy réfléchit :

– C’est pourtant vers eux que je pars chercher de l’aide, je veux qu’ils connaissent l’histoire de Fabius.


Elle lui dit qu’elle était revenue pour combattre. « Notre histoire n’a pas de fin, nous ne savons pas quand elle a commencé mais je m’aperçois qu’on ne lui a pas fait confiance. Je retrouverai sa magie, celle qui rassemblait les légions de pétronilles amassées au pied des murs de nos temples ! »


Dragolino faisait crisser les feuilles d’orme entre ses pattes. Son visage hilare, c’était la trace des surprises reçues au cours des kermesses que leurs déités organisaient en costumes colorés que les enfants prenaient plaisir à vêtir, disparaissant sous les fanfreluches et les plumes. Des sauts de lianes les transportaient d’un bout à l’autre des cabanes montées dans les arbres où se jouaient les mélopées d’une vie qu’ils décoiffaient sur leurs violes.

Un soir, Dragolino avait fait venir les devins des marais. Les bardes aussi s’immiscèrent dans leurs rondes pour qu’une seule musique unisse les cordes du violon aux rameaux des orgues. Il y avait un basson coincé dans les aubiers, un concert se mit à révéler sa composition haut dans les frondaisons, là où la canopée laisse passer des rais de nostalgie.

On trépignait sous ses pieds, les girolles convolaient sans succès. Quand des lucioles les entourèrent, Wendy trouva que Dragolino n’avait rien perdu de son enfance espiègle. Il riait encore à se fendre les mâchoires. Des branches craquèrent, des hululements rappelèrent qu’il manquait d’assaisonnement pour épicer la folie ubuesque de l’instant qui les narguait.

Des visiteurs hargneux s’irritaient :


– On n’a plus le temps de bayer aux corneilles !


Mais Dragolino n’avait pas fini de l'emmener faire le tour du propriétaire. Il y avait encore les grottes à revoir où leurs dessins gravés au couteau avaient résisté aux blessures.

– La cascade, c’était à la fois l’endroit enchanté et le lieu interdit. On passait au-dessus de l’interdit ! , dit Dragolino en s’esclaffant.

Wendy ne plongeait pas, pleurant de ne pouvoir le faire quand un gorille vint la prendre dans ses bras pour lui faire passer le gué !

Elle se réveilla en sursaut, on l’avait effleuré. Le jour pointait sa flèche sur sa joue fripée. Loup la contemplait. Elle se battait pour s’en détacher mais en allant vers lui, elle trouvait une étrange paix. Il avait traversé sa forêt pour s’approcher d’elle. Elle s’aperçut que tous les personnages réels ou supposés des temps passés avaient reculé. Fées et lutins, gnomes, farfadets, elfes des sous-bois, ses compagnons fidèles, ceux de Fabius et les dames des derniers naufrages, tous s’isolaient comme pour lui laisser le temps de goûter aux gaietés nouvelles.

Loup seul restait face à elle. C’était une autre bataille, non plus celle dont elle était investie mais celle qui lui déchirait la vie. Loup ne reculait pas. Loup se tenait droit, ne cherchait ni à l’effrayer ni à la quitter ni à se soustraire à la mélancolie qui la consumait.

Et il resta auprès d’elle, les elfes l’adoptèrent. Dragolino et la faune alentour toisèrent le nouveau venu mais acceptèrent sa présence. Leur domaine était si approvisionné en êtres difformes et surnaturels et si riche en visiteurs qu’ils se mirent à lui raconter leurs veillées, leurs danses et leurs fugues.


– Quand je suis entré dans la pièce pour lui dire que c’était un voleur, tu aurais dû voir sa tête ! Il y a comme cela des usurpateurs, des malfaiteurs qui opèrent par cycles et en bandes organisées. On les renifle de loin. La pauvre Wendy n’a rien vu venir.


– Qu’est-il arrivé à Wendy ? , demanda brusquement Loup en se figeant, le poil dressé.

– Un jour, il y avait une princesse dans un royaume lointain. Tous savaient qu’elle était vouée à un destin bien ficelé. Tout ce qu’il y a de plus romanesque. Je dirais plutôt tout ce qu’il y a de plus fantasque, un de ces destins, grand parce qu’écrit, choisi, signé.

– Et ce fut quoi son grand destin ? lui coupa la parole Kiwi qui ne pensait qu’à son goûter. Elle aurait été emballée et postée sur un plateau d’argent sans avoir à lever le petit doigt ?

– Oui mais les choses ne se sont pas passées comme cela ! Il y a eu tous les cataclysmes…. Enfin il faut raconter l’histoire du début à la fin sans changer les épisodes à chaque fois.

– Il n’y a pas de début ni de fin. C’est un conte, il y a de tout, du mal, du bien, des traîtres, des méchants, des magiciens, des héros, vraiment de quoi faire une histoire fantastique. Au début de l’humanité, il y a eu un homme et une femme. Le problème c’est que pour Wendy, il y a toujours un homme et une femme qui après avoir traversé toutes les mers vivent encore.

– Pas du tout ! C’est le mal contagieux qui l’a frappée.

– Qu’est ce qu’on comprend de Wendy ? Rien et il n’y a rien à comprendre. Son destin, elle ne l’a pas trouvé. C’est pour cela que sa recherche continue.

– Hé ho !! Je n’en demandais pas tant, protesta Loup. Je voulais savoir ce qu’elle cherche en ce moment.


Il y eut un silence qui tomba comme un météorite au milieu d’une cacophonie. Loup se leva doucement et l’elfe juché sur ses pattes roula sur le côté.

– Ben mon pauvre ami, que c’est tristounet, tout ce qu’on peut te dire c’est qu’elle a échappé au premier venin qui a empoisonné le royaume mais qu’elle est toujours sous le coup d'une autre calamité qui lui ôte toute son énergie, ses espoirs et sa tranquillité. Mais la chasse aux vampires est une chose, la vie en est une autre, celle qui s’écoule comme une rivière entre nostalgie et abondance de l’inconnu, la sienne.


On raconte encore que Wendy entend frapper quelques coups à la vitre de sa fenêtre et qu'un être étrange mi-homme mi-bête s'accroche à son loquet sculpté et lui parle. Il lui apporte ses livres, lui raconte ses errances, lui demande si elle va bien et qu'invariablement elle lui répond :

- C'est l'automne, mon âme, où pourrais-je fuir ?

Juillet 2023


Ginette Flora





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4 Comments


Colette Kahn
Colette Kahn
Jul 23, 2023

On se plaît à rêver que, devenu enfant, maman ou papa viennent nous raconter par épisodes cette histoire, avant que nous nous endormions...

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Pourquoi pas ? Ce sera un conte de plus à engranger !

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Fournier Viviane
Fournier Viviane
Jul 23, 2023

C'est magnifique et tot m'a touchée en grand ...même les prénoms jolis !❤️

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C'est gentil, Viviane , merci beaucoup.

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