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L'allée des ombres


Il fallait se faire une raison. Trop de personnes parlaient de cet homme en termes si romanesques que Tony décida d’en avoir le cœur net. Il ne pouvait pas laisser passer cette aubaine pour son esprit inquisiteur et ce qu’il reniflait déjà comme une subtile affaire de mœurs fournissait à sa matière grise ce soupçon de curiosité qui lui manquait en ce moment. Il fourbit ses armes, du moins de celles qui sont spirituelles car pour l’instant, il n’avait pas l’ombre d’un début de preuves à part qu’il se noyait dans les conjectures acides que lui présentaient certaines matrones du coin prêtes à lui faire goûter leurs déconcertantes pâtisseries. C’était une histoire de sorties matinales, quotidiennes et à heures fixes dans le village à peine réveillé. Aux dires de ces dames patronnesses,  l’homme ne faisait ses courses qu’à la minute où les magasins ouvraient leurs portes. Tony était circonspect. Rien de bien ragoûtant !


On lui rapporta  aussi l’histoire de la femme qui le visitait de temps à autre mais c’était dit avec tant de mystère qu’il ne put en savoir davantage. La meilleure, c’était l’histoire d’un chat qu’on ne voyait jamais mais une personne avait vu l’homme ranger dans le caddie de courses des boîtes de pâté et de la litière, détail suffisant pour que ces dames s’en fussent tricoter du point de chat pour livrer au bout des oreilles fielleuses l’ouvrage d’un chat fourré dans un couffin royal. Tony était perplexe d’autant qu’il dut se farcir une autre histoire,  celle où l’on vit l’homme entrer à la mairie avec des dossiers lourds sous les bras. Cette suite de rumeurs le mit en appétit. On connaît la ténacité des rumeurs. Elles enflent et gonflent très vite les cervicales. L’individu cependant ne faisait rien de mal. Il attisait la curiosité mais n’avait rien d’un détrousseur ni d’un agitateur, il semblait même ne rien agiter sinon les méninges de ces ménagères en mal de pitance et de clabaudages.


Mais cela suffit pour que Tony commençât à rassembler quelques notes et à mettre en action ses premières avancées. Il ne lui manquait plus qu’un imperméable élimé et une vieille guimbarde pour que son initiative ressemblât de près ou de loin à quelque chose de connu qui excitât l’imagination exacerbée de ceux qui aimaient jaboter. Tony sentit son cœur s’emballer et il ne connut plus de paix. On avait planté un aiguillon dans un lobe de son cerveau, cela le tourmentait depuis lors. Il réunit tout ce qu’il pouvait sur la personne en question, ce qui ne lui causa aucune sorte de difficulté. Une petite conversation bien orientée avec les gens du patelin et il apprit tout ce qui devait être su. C’était juste Monsieur Simon Naviel, le voisin de l’autre bout de la rue. Tony aussi l’avait vu faire ses courses, avait vu des voitures se garer devant sa porte, la  même voiture noire. Il l’avait plusieurs fois croisé chez les différents commerçants du village. Le personnage était doux, tassé sur lui-même, d’un abord accueillant et ne présentait aucun signe extérieur de curiosité. Il était même d’une banalité familière, se fondait dans le paysage et participait aux diverses manifestations associatives de son quartier.


 Tony décida d’assister aux assemblées syndicales et amicales  de sa rue. Il le rencontra ainsi dans le salon d’une austère salle de réunion. Au cours d’une session, il écouta l’intervention de Simon Naviel qui se mit à déplorer l’errance des chats dans le village. Le sujet disparut quand la question des lampadaires éteints fut soulevée par un résident et quand un autre, sur un ton outré demanda à ce que les voitures roulent au pas dans les allées. Un autre tenta de faire admettre l’idée d’un meilleur dialogue avec son voisin quand les haies de leurs clôtures poussaient sauvagement et occultaient la vue du ciel. Les petits thuyas des débuts de leur installation étaient devenus des espèces de plantes  de cinq mètres de hauteur  et  leurs branches  mêlées aux bras raidis des épicéas formaient un paysage que le résident ne supportait plus. Simon Naviel ne réussit pas à replacer son histoire de chats qui, faute d’avoir reçu une écoute attentive, tomba dans l’oubli et dans les  raffuts que fit un autre résident quand il se mit à énumérer le nombre de déchets qui encombraient les bords des trottoirs, sujet qui fut enjambé par un autre plus terre à terre quand un  habitant éploré se plaignit de croiser dans son jardin soit un lapin soit un hérisson et qu’il raconta avec force aigreur l’infinie torture qu’il endurait tous les matins d’être réveillé dès potron-minet par le coquerique d’un coq qu’il n’avait jamais pu intercepter ! Et puis vint l’intervention d’un membre du comité qui aborda une question inédite pour Tony mais point pour les résidents.


–  Qu’en est-il de cette maison qui est toujours fermée et semble abandonnée ?  demanda le secrétaire.


Le président répondit que personne ne savait où se trouvait le propriétaire de cette maison qui était totalement envahie par les ronces. Un arrêté communal était en préparation pour que des inspecteurs se prononcent sur la suite à donner à cette affaire car personne ne savait encore qui allait prendre en charge les impayés. 

 Simon Naviel leva un doigt et dit calmement :


–  C’est la maison voisine de la mienne et parfois j’entends des bruits inquiétants..

–  Quels bruits ?


 S’il voulait capter l’attention, c’était tout réussi. Tous les résidents le regardèrent, le soupesèrent et réalisèrent qu’il faisait partie des leurs. Tony se dit que si l’histoire du chat n’avait éveillé aucun intérêt, là pour le coup l’histoire des bruits, une maison solitaire, un voisin taciturne,  c’était du polar,  du moins un début d’intrigue qui pouvait accrocher.


–  Des bruits comme des voix d’outre-tombe. Est-il vrai que le voisin en face de celui-ci  a été retrouvé pendu dans son garage ?

–  C’est exact, répondit le président. Mais quel rapport avec ces factures non acquittées qui s’accumulent et que même les avocats n’arrivent pas à comprendre ?

–  Aucun rapport, il est vrai. Je voulais juste savoir s’il y avait un lien quelconque avec les nombreux drames que cette rue connaît depuis ces dernières années.


 Le président balaya cette intervention d’un geste de la main la jugeant intempestive et non conforme à l’ordre du jour. Mais Tony ne connut plus la paix. Les jours suivants, il s’évertua à s’infiltrer dans les conversations de ces dames qu’il saluait avec une courtoisie plus appuyée que d’ordinaire, l’ordinaire pour lui étant de les fuir. Il y mit tout son entregent en  redoublant de bienveillance, il s’enquit de leurs menus soucis quotidiens tant le spectre d’une allée ayant été le théâtre de nombre de drames le taraudait. Il se gourmanda de n’avoir jamais prêté une oreille plus attentive aux faits quotidiens de son voisinage mais comme il fuyait ses semblables comme on fuit un virus, il ratait les épisodes les plus trépidants de la vie de ses congénères.


–  Eh bien Monsieur Varant, on ne vous entendait plus !

–  Le travail, vous pensez ! La der des ders, c’est ce chat que j’ai trouvé miaulant devant mon jardin ! Pas de signe particulier, ni tatouage ni collier. Que faut-il faire ? Il vient souvent devant ma grille.

–  Surtout ne l’apprivoisez pas ! Le chat, lui partira sûrement. C’est peut-être le chat de l’autre qui est mort ! C’est ce qui se dit par ici. Les chats qui traînent dans cette allée cherchent leur maître.

–  Mais que s’est-il passé dans cette allée ?

–  Ah si vous saviez ! Quelle malédiction que notre allée ! Une hécatombe ! Il y en a un  qui s’est pendu parce que sa femme l’avait quitté ! Et un autre est mort d’une maladie incurable ! Et un autre est mort d’une autre maladie incurable alors qu’il est entré à l’hôpital pour soigner une bête grippe !! Et un autre a disparu ! Et tout au fond de l’allée, il y a un jeune qui est mort des suites  d’une longue maladie. Et vous ne comptez pas le nombre de déménagements ! Rien que cette maison, celle qui se trouve de l’autre côté de l’allée a changé de propriétaire presque tous les ans ! Et de l’autre côté du bout de la rue, cette femme qui s’en va en laissant ses petits ! Pas étonnant qu’on les entende toujours hurler !

–  Et les enfants étaient gardés ?

–  Si on peut appeler cela comme cela. Le jour par le père et la nuit par une auxiliaire de vie !

–  Je suppose qu’il y a une explication logique et plutôt rationnelle à ce mode de garde ?

–  Ben, vous voyez avec un père qui a un travail de nuit, c’était difficile de faire autrement. Il faut bien garder aussi leurs chiens et chats !


 Devant la mine perplexe de Tony, la brave femme, enhardie par l’expression soucieuse de son interlocuteur, enchaîna rapidement :


–  Tout d’abord, c’était une véritable ménagerie, trois chiens, un chat et d’autres bestioles bien cachés dans le garage mais dans les parages, on n’a pas pu supporter tous ces hurlements en tous genres. Un jour, il n’y eut plus qu’un seul chien et un chat.

–   Vous voulez dire ….

–  Je ne veux rien dire, mon bon Monsieur. Un jour, il n’y eut plus qu’un petit chien qui gambadait et le chat, eh bien on le voyait moins mais il était bien là quelque part.


L’imagination fouettée par les feuilles d’automne remplissait l’allée de surexcitation. Les boules pendantes des platanes mûrissaient, akènes velus réunis en grappes. Tony surprit des conciliabules où Simon devenait un ancien caïd reconverti ou un ancien policier. On le prenait aussi pour un repris de justice ou pour un haut personnage qui se cachait pour fuir ses opposants. Un réfugié ? Les discussions s’accéléraient dans la pénombre des trottoirs où se dénombraient moult avatars. Qu’allait-on chercher encore qui ne rendît plus maléfique cette allée qui se jonchait de feuilles rousses couvrant  les parterres et les vents hurlants d’un linceul frémissant !

Simon vivait seul et pourquoi vivait-il seul ? Question funeste quand Tony apprit que Simon avait perdu son épouse et que  certains voisins avaient été conviés aux funérailles. Tony se dit qu’il avait manqué cet épisode. Ce fut un portrait qui, d’amphigourique devint débonnaire quand il s’aperçut que Simon était aussi un père de famille qui recevait enfants et petits-enfants selon le calendrier des vacances scolaires.

Le climat délétère tomba le jour où Tony eut un problème de siphon. Il alla sonner à la porte de Simon espérant trouver une aide obligeante. C’était, pensait-il, un moyen concret de se présenter et de faire plus ample connaissance. Simon lui ouvrit et l’invita à entrer. Tony fut surpris de voir un intérieur cossu décoré avec goût et sensibilité. Simon le reçut au salon. Tony fut impressionné par les tableaux et les sculptures. Les objets d’art abondaient. Un chat  blanc ronronnait dans un couffin bombé de litière.


–  Ce sont de très beaux tableaux. Et tous ces portraits ! Magnifiques !


Il se leva pour admirer la pièce alourdie de cadres anciens et il fut vite absorbé par les paysages et les couleurs. Les tableaux portaient la signature « Levi » mais il ne se demanda pas qui pouvait bien être Levi bien qu’un étrange malaise s’empara de lui sans pourtant lui permettre de pénétrer une réalité pourtant toute proche et toute  simple. Le chat l’observait.

 Au retour de sa visite amicale, Tony chercha à traquer le nom sur les sites concernés de sa télématique. Il ne trouva rien qui pût le satisfaire. Le nom correspondait à beaucoup trop de personnes disparates et mobiles.


La solution ne lui sauta vraiment aux yeux que lorsque la commune afficha sur toutes les façades de ses commerces, des invitations à visiter les expositions des artistes de la commune et des villages avoisinants. En se promenant un soir, après avoir acheté sa baguette de pain, Tony se frotta à l’une de ces affichettes. Il ne pouvait pas échapper à la lecture : 

« Venez visiter les œuvres des artistes de votre village » et bien visible à côté des lettres, il y avait les œuvres des artistes et parmi elles, un tableau qu’il avait vu chez Simon !

Le doute n’était plus permis.


Tony fut le plus assidu à l’exposition. Simon Vaniel n’était autre qu’un peintre. Il peignait les allées du village, les échoppes des vieux quartiers, les couchers de soleil, les platanes et les chênes de cette allée sur laquelle il avait étendu des couches d’ombres troublantes : l’allée des ombres.  

  

Avec son aimable autorisation

Peinture de l'artiste peintre Robert Barbet ( 1970)

Mars 2024

Ginette Flora

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4 Comments


Les rumeurs sont comme les voiles des bateaux, souvent assemblées de matériaux composites. Lorsque le vent que produisent les paroles vaines s'engouffre dedans, elles peuvent mener bien loin les tristes embarcations... D'ailleurs, j'ai entendu dire de source sûre que Simon Vaniel serait en fait....! ^^ Un très bon texte, Ginette ! Et ceci n'est pas un on-dit ! ^^

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Merci , Fred . C'est fou comme l'imagination travaille sur les ombres qui floutent autour d'un rien !

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Un bien beau récit, Ginette...je voyais tout ... vrai ! "

"L’imagination fouettée par les feuilles d’automne...;"...c'était ça ... au printemps !❤️

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Les feuilles mortes se ramassent à la pelle ....

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