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L'amour n'a pas d'étage

Dernière mise à jour : 18 mars


Le lieutenant n’en menait pas large. Son bureau était encombré de dossiers, de gobelets sales et de papiers collés à tout ce qui pouvait servir de support pour ces carrés colorés sensés rappeler à ses auteurs l’urgence des taches immédiates à exécuter.

Au milieu du capharnaüm, trônaient le sacro-saint ordinateur, le téléphone portable et autres instruments considérés comme des armes de service. La pièce grouillait de voix impatientes, la ruche affairée, gavée d’ordres péremptoires bourdonnait et le silence de l’homme n’en était que plus assourdissant.


– Oui, Monsieur. Pouvez-vous reprendre depuis le début votre déposition ? Je crains de n’avoir pas tout saisi.


Le lieutenant au costume bleu réglementaire dévisageait l’homme qui lui faisait face avec une grande circonspection doublée de commisération. L’homme ne paraissait pas dangereux ni même agressif. Il semblait las, perdu dans ses pensées.

Le lieutenant cherchait des termes pour le décrire. Il en avait besoin pour rédiger son procès verbal. Mais devant cet homme usé, légèrement lunatique, il planait lui-même.


– Donc, vous avez un différend avec une femme.

– Non, je viens déposer une plainte contre .. .


Et il y eut un silence lourd durant lequel l’homme se tordit les mains, envoyant valser ses doigts le long d’une angoisse que le lieutenant ne parvenait pas à identifier.


– Contre quoi ?

– Contre l’amour.


Le lieutenant n’en pouvait plus.


– Vous voulez dire contre une femme ? Que vous a-t-elle fait ? Vous a-t-elle agressé ? Vous a-t-elle menacé ?

– Non, mais l’amour m’a tué. Vous voyez, l’amour, c’est comme la mort, ça vous arrive et ça vous tue.

– Donc vous l’avez tuée ? Ou c’est elle qui a cherché à vous tuer ?

– Non, elle non. Elle n’en sait rien. C’est ce sentiment qui me tue.

– Donc, vous vous êtes trompé de service. Ici, c’est le service des dépôts de plaintes et non le service des cœurs brisés. Je vous renvoie au service des problématiques.

– Et c’est où ?

– 2ème étage, Porte A, Bureau 6.


L’homme, patient, se leva lentement et se dirigea vers les escaliers. Il avisa au passage que les ascenseurs, ce n’était pas un luxe autorisé dans ce commissariat communal aux meubles vétustes mais à la machinerie High Tech triomphante.

L’homme parvint au service des problématiques après avoir été bousculé sur les marches par des agents agités, les bras chargés de dossiers débordant de contentieux pesants et bourrés de corrections. La cohue dans les escaliers l’avait passablement déboussolé, il était pris de vertiges. Il titubait quand il fut reçu par un gradé obséquieux.


– Bonjour, Monsieur. Prenez place, je vous en prie. Qu’avez-vous qui vous préoccupe l’esprit ?

– Je voudrais vous entretenir de l’amour dans la mort et de la mort dans l’amour. C’est un sujet qui me hante depuis qu’elle m'a dit que je suis un être qui n’existe pas mais qui est toujours présent et que mon absence temporelle devient la cause même d’une suspicion conduisant à ma non-existence donc de la mort d’un sentiment quelconque que je pourrais apporter au lien qui m’unit à elle.

– Résumons : quel est donc ce lien, d’après vous ?

– Eh bien, je vous explique qu’elle m’a expliqué qu’étant donné que je n’ai pas d’existence, le sentiment lui-même n’existe pas, donc que je n’ai rien à faire à ses côtés. Et j’appelle cela de l’inconséquence et je n’ai plus qu’à m’en remettre au sacro-saint livre des lois. Peut-elle vraiment, lieutenant, me dire que je ne suis rien ?

– Normalement non puisque vous êtes là devant moi : « Cogito ergo sum »

– Vous dites ?

– Rien. Mes humanités me reviennent mais je suis dans le vif regret de vous dire que vous vous êtes trompé d’étage. Les problèmes que vous m’exposez sont traités au-dessus. Vous n’avez tué personne ?

– Oh Non ! C’est elle qui me tue !

– Bon. 3ème étage, Porte B, Bureau 5. C’est le service des fauteurs de troubles.


Au bureau des fauteurs de troubles que l’homme réussit à atteindre sans pour autant s’interroger sur les files de personnes qui s’entassaient dans les couloirs menant aux diverses salles, il n’y avait qu’un personnage étique, qui occupait un bureau sans aucune décoration ni médailles ni tableaux ni affiches.

Le gradé prit la parole, d’une voix morne :


– Si vous arrivez ici, c’est que vous n’en pouvez plus de monter et de chercher de l’aide.

– Ne me renvoyez pas à un autre étage. J’ai déjà assez donné en amour et assez cherché à pactiser avec ce sentiment.

– Monsieur, l’amour n’a pas d’étage. Il ne se résout pas. Il se vit et cela monte de plus en plus haut ! On dit bien monter au ciel ! Eh bien, c’est cela l’amour. On vous renverra toujours jusqu’à ce que vous arriviez au dernier étage.

– J’essaie de le comprendre, c’est que cela me prend la tête. Je sens qu’elle est triste alors que je n’en sais rien au fond. C’est juste une sensation. Un peu d’elle me traverse sans cesse. J’ai l’impression de l’avoir blessée d’une arme que je ne tiens pas en mains.

– L’amour n’est pas un crime et le cœur n’est pas une arme. Je prends votre déposition et votre récit ira grossir le registre des affaires en cours. Si vous saviez le nombre de personnes qui sont venus demander de l’aide à propos de ce sentiment comme vous dites si bien mais qui n’est pas tout à fait un sentiment. C’est un virus puissant, on n’a pas encore trouvé le vaccin pour l’éradiquer. Je vous envoie vous inscrire au service des vaccinations. Le dernier vaccin découvert est en ce moment soumis à des tests. Si vous voulez, on cherche des cobayes ….

4ème étage, Porte C, Bureau 3



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