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La croisière des ombres

Dernière mise à jour : 17 mars



Les écrivains cherchent-ils leur inspiration à bord d'un bateau ? C'est ce que je me disais quand je l'ai vu attablé au premier niveau du bateau à roues à aubes de la Belle-Epoque dans le restaurant au décor travaillé façon 1900. Il semblait jouir d'une place attitrée, ses pages renversées sur un cahier écorné, son front pensif, une posture familière au bout de la table, le stylo à bille gravitant sur les lèvres charnues de son imagination. Avait-t-il pu écrire son article ? Les sujets ne manquaient pas, la croisière durait une heure, le temps qu'il lui fallait pour noircir ses manuscrits au milieu des bruits ambiants. Je l'avais déjà vu, posé à cette même place sur le pont quand il faisait beau ou penché sur un verre, à siroter ses pensées dans la cabine pour fuir un vent trop impulsif.

Cette fois, qu'avait-il pu écrire qui ne fut pas redondant pour que le lecteur eût une anecdote à se mettre sous la dent, plus savoureuse que les plaintes langoureuses des romantiques devant le lac ?

Il avait sûrement écrit une longue phrase ponctuée de poncifs. On avait tant parlé du lac, le boss de son journal à sensation voulait du nouveau, assurément. Comment trouver du nouveau quand le mot « lac » suffisait à remonter la manivelle du temps ? Sur l'onde, on naviguait lentement, bercé par le cliquetis de la roue.

Reprenait-il le même laïus mièvre mais toujours très prisé car on parlait de gens illustres écumés dans les prospectus, les mêmes récits dithyrambiques déclamés par les guides qui connaissaient bien leur répertoire. Les cygnes au port de tête majestueux glissaient sur l'eau soulevée de reflets blancs. Le ballet s'ouvrirait sur l'onde étale scintillante. Parler des cygnes, il l'aurait fait comme on refait une séance d'opéra avec un livret se déroulant dans le décor des montagnes escarpées vêtues de ciel et de franges nacrées. Il pouvait aussi parler des chalets étagés sur les bords fleuris de mille espèces de plantes et d'essences rares qui pouvaient suffire à remplir un article admiratif, touffu en noms savants et alambiqués mais jamais agaçants. Le charme venait des savantes appellations antiques, offertes à la griserie des imaginations.

Je me renseignai sur l'écrivain et j'appris qu'il était connu pour un article où il était parvenu à caser les noms des innombrables fleurs plantées sur la promenade où s'étaient croisés tant de personnages historiques. Il avait réussi à discourir sur le nom des fleurs posées auprès de chaque stèle commémorative, chaque sculpture d'artistes, chaque plaque ou dalle rappelant le passage de ceux qui s'étaient penchés sur le lac pour y chercher une once d'inspiration. Il avait même remarqué que le prisonnier du château de Chillon avait vécu au milieu de saxifrages. C'était un détail qui avait échappé aux plus pointilleux des chroniqueurs. Entre les méchants murs froids et peu avenants, une certaine flore s'agrippait aux interstices et sur le sol, quelques racines étaient parvenues à se faufiler, seules compagnes de l'infortuné prisonnier.

On connaissait d'instinct le nom des plantes ou bien on les lisait sur les plaques qui leur étaient consacrées. Il y avait des sculptures et des tableaux de nacre blanc, bleu pastel ou jaune d'or. Des panneaux parlaient des destins relookés. Les fleurs les accompagnaient toujours, leur donnant le parfum des pétales fragiles et cette mélancolie pressante de celles qui ne vivent qu'un jour.

Le prisonnier du château, sujet toujours très convoité, avait retrouvé son attractivité depuis qu'un café-restaurant jouxtait le fort portant le nom évocateur du poète anglais qui lui composa quelques strophes éloquentes sur la liberté.

Je me demandai si mon écrivain n'avait pas reçu une commande d'articles à rédiger pour un ouvrage spécialisé en redécouvertes de patrimoines d'une riviera riche en culture.

Y avait-il encore quelque originalité à parler des gens se laissant prendre à la douceur fauve des ciels descendant se mesurer à la stature imposante des massifs montagneux ? L'écrivain avait-il ce don magnétique d'entrer dans les flancs recouverts de sapins et de cycas ? Pouvait-il trouver dans ses mots le sésame qui lui ouvrirait toutes les branches des eucalyptus ? Je me demandais de quelles citations il userait pour que les étoiles dévoilent des pistes blanches et troublantes de cet espace que je rêvais d'atteindre pour laisser s'y abreuver mon âme assoiffée d'immensité.

Que dire des forêts, de leurs masses compactes de troncs resserrés à la base pour se poursuivre en un décollement de frondaisons broutant les cimes grises des pics enneigés ?

Mais le tragique recevait davantage d'échos.

Après la beauté des décors, on parlait des drames qui couvaient sous les eaux. On évoquait Léopoldine. On n'oubliait pas de rechanter les sanglots de Lamartine.

Le lac pouvait être traître, noyer les plus beaux désirs. On pouvait puiser dans la mélancolie un sujet de méditation et on allait chercher quelques romances dignes de figurer auprès des saules pleureurs.

Saurait-il refaire les balades d'antan quand on sortait les costumes et les fiacres de la Belle Epoque ? Des circuits au bord des berges promettaient d'heureuses escapades. J'en demandais trop à mon écrivain, je lui prêtais de folles émotions. Je pensais qu'il pouvait tout réveiller en un tour de stylo bille, que l'encre et la plume pouvaient le transformer en un émule de Rousseau ou de Proust et qu'au bout de ses incursions dans le temps perdu, son étude aurait un effet choral qui allait émerveiller les lecteurs. Le bateau naviguait sur les eaux calmes d'une sonate de Vinteuil où s'ébauchaient les couleurs de peintres imbibés des pigments pourpres du couchant qu'un poète recomposait pour en faire son chant nocturne.

De ces correspondances esthétiques, je pensais que c'était une approche que tenterait l'écrivain mais la croisière touchait à sa fin.


Les jours suivants, je me contentais de flâneries sur les berges. Je pris le petit train touristique qui faisait le tour d'une portion du lac, j'avais tout loisir de contempler les jardins du côté des vieilles bâtisses conservées en l'état avec des bancs, des palmiers, des chênes pour que l'ombre fût le rempart des peintres, qu'il y eut un peu de nuance sombre afin de révéler les grimaces invisibles de ceux qui venaient soigner leurs affections chroniques.

Je me laissai aller à de tranquilles rêveries en fin de journée, lorsque les ciels avides de tristesse mêlaient leurs complaintes aux gémissements des malades. Les silhouettes cassées montraient des peaux rances, des visages qui se tournaient vers les langueurs du lac, hagards pour puiser un souffle de pureté mais les hommes en blanc poussaient les fauteuils roulants. Des figurants jouaient le théâtre de cette affaire de solitude que personne ne nomme. Dans ce décor voué à la plénitude, on y parlait un idiome qui semblait se comprendre sans aide, on y entendait un air qui venait de l'iode et de la terre. Toutes ces personnes de tous bords recherchaient le réconfort tranquille de l'eau avec l'ombre de Sissi à chaque tournant de l'allée aux narcisses, avec le visage angoissé d'Anna de Noailles pour aider le vent des montagnes à magnifier les flambeaux des crépuscules et les parfums des fleurs. Des ruelles étroites, des villages perchés, des coteaux verts et des passerelles comme dans un conte animé de farfadets, des trottoirs de pierres renversées, laissés au bord des âges.


En passant devant le centre animé du village, je vis l'homme du bateau qui assis à la terrasse d'un café écrivait toujours. Le lac n'était pas loin. Le vent aussi. Une brusque bourrade fit valser un feuillet de son dossier.

Le feuillet passa devant moi, s'arrêta à mes pieds. Je n'avais qu'à le ramasser. J'enchaînai des gestes mécaniques quand je lus brusquement le feuillet. Il s'agissait d'un tableau Excel, des colonnes ordonnées d'une étude de marché.

L'homme consignait son chiffre d'affaires.


Ginette Flora

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4 Comments


berliner.randolph
berliner.randolph
Feb 22, 2022

Bien joué ! Lamartine, Proust et Ginette sont sur un bateau...et plouf ! Le lecteur tombe à l'eau !

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O lac, suspends ton vol !

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Alain Derenne
Alain Derenne
Feb 22, 2022

Petit mot sur Short Ginette Flora. Braveau sur le lac.

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Merci, Alain .

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