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La créature sur le banc du parc

Il s’était assis, racorni au coin du mur taché, entre la boulangerie et une boutique de cordonnerie. Cette posture m’intrigua, la silhouette familière avait toujours été droite et fière. Je sortais de la boulangerie tous les jours vers midi  avec une baguette sous le bras en suivant la cohue des clients qui s’éloignaient avec leurs pains et leurs cornets fourrés à la crème de marrons encore chauds et croustillants sans que ne me vînt jamais l’idée de  déplacer mon regard.

Dans cette allée bruyante, je passais devant lui, je traversais le trottoir, je le dépassais  sans le voir ou sans vouloir le voir, mon intérêt ne  se posant que sur la boutique de chaussures en face de lui. La vitrine exposait les nouvelles bottes à la mode, ce qui me fit souffrir davantage car l’automne allongeait ses premières bourrades poussant les feuilles sur les trottoirs pavés que des chiens reniflaient comme avertis des prochaines rafales. Le moment de ressortir les vêtements chauds était arrivé, je lorgnais les bottes fourrées qui m’attiraient mais je pensais à mes anciennes bottes que je devais faire ressemeler, la boutique de cordonnerie me le rappelait, je la regardais aussi avec un mélange d’hésitation et d’envie. Entre de nouvelles bottes et d’anciennes à rafraîchir, mon cœur balançait, ma tête n’était qu’un bourdon au son creux, mes yeux ne se posant que sur les deux boutiques qui se faisaient face et c’était ainsi tous les jours quand je me frayais un chemin en sortant de la boulangerie. Je l’ai toujours vu n’offrant qu’un visage buriné enfoncé sous un casque de cheveux blancs, debout adossé au mur, non pas une écuelle à la main mais des prospectus qu’il cherchait vainement à distribuer en espérant un retour de piécettes. Mais ce jour-là, il paraissait épuisé. Etait-ce pour cela que je sentis mon cœur se crisper ?


Je m’arrangeai pour le dépasser sans le voir jusqu’à ce que je me sente lardée par un regard braqué sur moi. Il s’était levé et posait sur moi un œil farceur plein d’espièglerie comme  s’il me disait : 

«  Tu veux partir, vite repartir, me dépasser, ne pas voir que j’existe ! » 

Puis arriva cet instant rare où je ne pus esquiver le regard goguenard de l’homme contre le mur. Je venais de lire les dernières aventures facétieuses d’un leprechaun. Ma tête était farcie de récits de pièces d’or et de chaudron magique.  Je croisai cet œil pénétrant, j’ai pensé qu’il me jaugeait. C’était une drôle de créature, l’œil irradiant de prismes me transperçait comme un rai de lumière blessée, je crus entendre une parole, celle qu’il m’offrait  à la place des brochures. L’échoppe de cordonnerie pleine de cônes abrasifs, de pointes et de plaques, de tournevis et de pinces, de semelles et d’embauchoirs de toutes pièces, de talons aiguille, de voûtes plantaires et de lacets,  de meules à râper et de ciseaux ne recevait pas grand monde. Monsieur Ravier parfois faisait une pause devant sa devanture croquant dans un jambon-beurre.  Les passants le saluaient avec chaleur en s’efforçant de fuir l’homme adossé au mur à la veste élimée dont la couleur verdissait, au foulard vert foncé portant un étrange béret avec une fleur des champs accrochée à son revers. Je ne pris jamais la peine de voir de quelle fleur il s’agissait. Les jours suivants, j’accrochai vaillamment son regard et un jour, il me dit «  Bonjour !  ». 

Surprise, je me contentai de hocher la tête. De hochements de tête à d’autres mouvements de tête accompagnés de sourires, je m’apprivoisais, sa présence devint nécessaire  au point que je le gratifiai enfin d’un  "bonjour" lorsqu’il me salua  en levant son chapeau sur lequel je vis chatoyer le trèfle aux quatre pétales. Son regard plein de malice contenait davantage de mots pétillants que "le bonjour" qu’il me dit le lendemain et pendant un temps dont je ne parvins pas à mesurer l’étendue, nous nous saluâmes cordialement d’un « Bonjour, Monsieur » et  lui d’un «  Bonjour ma petite dame ».


Au bout d’un mois, je m’attardai non pour lui donner une pièce mais pour converser. Un mot devant l’autre qui de mots simples devinrent des mots chaleureux puis des mots plus élaborés. Je découvris alors un  personnage qui s’échappait et galopait dans mon imaginaire. Je le dotai de tous les sortilèges. C’était une créature surprenante, elle visait mon cœur, elle s’emparait de mes émotions au gré d’un pépiement de roitelet. Il ne me demanda rien mais je le croisai dans le parc,  assis sur un banc, une lourde sacoche à ses côtés. Je me rendis compte que sa haute stature avait rapetissé, il se tenait voûté, il peinait penché cette fois sur un livre. Je me mis à baguenauder dans le parc, ma musette pleine de faines ramassées entre les lourds châtaigniers et les chênes fatigués. Les bogues et les glands, je les éparpillais mais devant lui, je m’abstenais de fouler la mousse de l’herbe encore verte en m’efforçant de contourner les feuilles qui s’entassaient. Je les entendais regimber quand je les chiffonnais autour des racines, je sentais bien l’humus monter comme un appel venu des sèves nourricières. Le murmure des écorces avides de vent sur leurs branches me retenait et dans les bris de mes balades, sa voix s’éleva un jour que je passai par le jardin du château. Recroquevillé sur un banc, il contemplait les tourelles de l’imposante bâtisse, leurs colonnades pures et quand il se tourna vers moi, sur son chapeau, je vis le trèfle tremblant :


–  Il y avait une telle vie là-dedans. On ne savait même pas qu’on vivait dans un château, c’était juste le clos de la joie. J’étais écrasé par les dômes de bonheur, je ne savais pas de quoi j’étais heureux mais je l’étais, je vous le dis il y a si longtemps que j’en perds parfois la trace.  

–  Vous venez de loin on dirait.

–  Oui de très loin. Cela vous va ?

–  Beau livre que vous avez !

–  Je triture les mots là-dedans pour  nommer ce que je vis et pourquoi j’ai reçu cette toile de vie.

–  Il fait beau à l’intérieur des pages.

– La pause de midi, profitez-en. Cela passera. Quand les douches glacées se déverseront, vous chercherez les étoiles. Vous n’en trouverez que dans un livre.

–  Vous êtes souvent dans ce parc ?

–  Oui, je tente de venir quand il fait doux. Je scrute le chemin.


 Les jours suivants, les couleurs de jaspe apparurent par résilles, nous surprirent tous les deux. Le parc rougissait, s’éclaboussait de dorures, des franges tressées sur les massifs, des dentelles ocre au bout des diplodocus pourpres, leurs calices se penchaient comme alourdies de brandebourgs, la nuit avait apporté d’autres sources de croyances.


– Là-bas dans les landes, la terre est frileuse, les buissons de troènes se plient sans leurs cordons d’opaline. J’ai trouvé que la nuit du dernier jour de l’année vibrant des cliquetis de ceux qui font peur ne pourrait jamais réussir à me faire peur d’une peur plus grande que celle que je transporte avec moi.

–  La peur de quoi ? De quoi souffrez-vous ?

–  Je suis malade de la souffrance du jour qui vient après le jour. Je cherche l’onyx des heures, la fin de ce désir de fureter.

–  Dans votre livre y a-t-il cela ?

–  Non, il n’y a rien nulle part.


 Les nuages s’étaient amoncelés, des menaces s’engouffraient par les barrières laissées ouvertes par les promeneurs apeurés. Je ne le vis plus à nos points de rendez-vous  ni à la boulangerie ni devant les belvédères  du jardin où  grenouilles et salamandres levèrent un œil étonné en écartant les rideaux de roseaux de la mare. Sur le banc où je me laissais renverser, il avait laissé son livre. Je l’ouvris, il avait écrit :


 « A celle qui m’a parlé, je lui donne ces mots »

     « Trois vœux pour me délivrer de toi

Fais trois vœux, je les exauce

    Mais libère-moi de ce monde

Je suis la plume qui vole.

Ma plume qui console,

      Je la dépose sur ton épaule. »

               

Mars 2024

 Ginette Flora

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6 Comments


"–  Je suis malade de la souffrance du jour qui vient après le jour. Je cherche l’onyx des heures, la fin de ce désir de fureter."


Magnifique ... tout et tout et même plus encore ... j'ai adoré !❤️

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C'est ton âme de fée qui se sent tout heureux !!

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Une rencontre que l'on voudrait sienne tant elle est unique...

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Il y a des moments qui resteront toujours ainsi entre fugacité et éternité.

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De bon matin, en ce dimanche 17 mars, jour de la Saint-Patrick, rencontre magique avec le Leprechaun ! Voilà qui la journée durant, devrait souffler à nos oreilles, un petit air de fantastique ! Merci et bravo pour ce texte de circonstance, Ginette ! ^^

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J'aime bien me prêter aux évènements de toutes contrées , fêter aussi d'autres fêtes et me dire que toutes les fêtes convergent à la même joie .

Merci beaucoup, Fred ...et moi je suis contente de t'avoir présenté un personnage légendaire .

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