– Elle n’est pas encore tombée !
La feuille qui s’est sentie interpellée au bout de la branche, s’agita, atteinte par la vibration de la voix. Les pas de Yolande étaient devenus pour elle l’attente qui lui remplissait la journée monotone sur l’arbre vidé de ses robes élimées, chutant en lambeaux friables. La voix de Yolande apportait des nouvelles du jardin démembré, elle serpentait comme des notes roussies, mordorées et brunies pour retomber au pied du cerisier dans un crissement de violoncelle. Les arbres des voisins se vidaient de leurs feuilles, de leurs derniers apprêts, la sève se mettait du rouge sur ses lèvres affadies, rehaussait d’auburn ses contours sans vie et peignaient de couleurs brunâtres ce qui lui tenait encore lieu de vêture.
Même la ménorah, le candélabre aux sept branches dans le jardin de la voisine de gauche, souffrait de phtisie. La consomption rongeait ses branches rabougries. Les saisons n’affectaient pourtant en rien cet arbre centenaire aux ramifications fièrement arquées, semblant implorer un ciel intraitable. Par une curieuse coïncidence, tous les vendredis, les branches se chargeaient d’éclats lumineux. Cela ne durait que l’espace d’un court instant, entre la fin du jour et l’afflux de la nuit. Cette particularité lui avait valu le sobriquet de l’arbre de la visitation.
L’arbre du jardin de Yolande, un cerisier enrichi de tourbe et de compost végétal régulièrement traité aux épluchures de légumes et à la tonte de la pelouse, tardait à rejoindre le troupeau cyclique et se distinguait par sa lenteur à quitter ses feuilles et son attachement aux breloques de la couronne ternie. Il gardait obstinément ses feuilles, tardant à se lancer dans le vide, affrontant bravement les rigueurs du frimas et pour contenter les regards incrédules, il laissait s’enivrer de soubresauts sa dernière feuille.
Plus les jours passaient, plus l’arbre ressemblait à un cerf-volant affaissé, incapable de se relever mais gardant ses ailes. Des oiseaux, médusés, effarés s’époumonaient. Il y en avait un qui lui arrachait des soupirs. Puis l’arbre se dévêtit, les dernières feuilles tombèrent mais obstinément certaines restaient prosternées dans une étreinte. Quand Yolande écrasait par mégarde une feuille de son jardin, il lui semblait entendre un cri d’agonie. Il était ténu, à peine un cri étouffé par la mousse gluante de l’herbe qui avait reçu la pluie.
Parfois, la remontrance était agacée, on atteignait les staccatos d’une injonction sévère comme si d’avoir brisé les nervures de la frise symphonique plongeait la sombre nuit dans une frayeur séculaire.
Au marché des saisons, les légumes se coloraient de jaune orangé. L’ocre engloutissait la vue. Potirons, citrouilles, potimarrons se boursouflaient comme les tapis de feuilles mortes qui se formaient dans les coins du jardin.
Les aubergines d’un mauve foncé bombaient leur chair. Les courgettes et les poivrons gardaient la dragée haute. Les endives ailaient finir braisées dans une casserole. A les regarder, on les entendait grésiller dans un filet d’huile. L’ail et l’oignon étaient présentés côte à côte, non loin des tomates, la sauce allait prendre, semblait dire le sourire en coin du maraîcher.
Yolande s’arrêta devant les étalages des fruits. Les raisins débordaient de leurs treillis de vrilles. Les poires joufflues s’esbaudissaient.
– Prenez les Guyot, ce sont les meilleures.
– Je voudrais changer aujourd’hui. Goûter du Doyenné du Comice.
– Tenez goûtez aussi une tranche de Williams et de Conférence. De la variété, il faut manger de la variété et apprécier le goût de la différence.
Le maraîcher s’affairait. Yolande était sa cliente, habituée des lieux comme des louanges des marchands qui ne tarissaient pas d’éloges sur la progéniture de ses habitués :
– Et votre cerisier, comment va-t-il ?
– Eh bien justement je voulais vous en parler. Mon cerisier est d’une humeur incroyable ! Sa dernière feuille ne veut pas tomber. Elle s’accroche toujours aux bras de l’arbre.
– Les cerisiers sont entrés en hibernation. Les bras, comme vous dites, vont perdre leurs forces et ne pourront plus rien retenir.
La feuille, de si loin qu’elle était, avait tout entendu des palabres. Elle se mit à tousser. Le frimas commençait à noyer les yeux et crachoter les poumons. La feuille n’était pas en reste. Dans le jardin morose, couvert de feuilles crispées dans leurs cavités vides, il ne restait que le sapin vaillant auprès de qui s’était refugié l’écureuil qui y trouvait un terrain de jeux. Les pommes de pin disparaissaient après le passage de quelques mains chapardeuses désireuses d’orner un cahier de créations manuelles.
Les créations, c’était le violon d’Ingres de la population abonnée aux promenades coupées de pauses : on musardait, on découvrait du bois mort, des akènes, des marrons, des châtaignes. Le sous-bois, c’était le grand jardin où l’on aimait aller se recentrer quand il fallait sortir des brouillards, ne plus penser aux rumeurs de la ville. Et des rumeurs, il y en avait à profusion mais la feuille vivait de son effusion avec les derniers spasmes de l’arbre.
Yolande se confiait au maraîcher, celui qui l’écoutait et savait déjà ce qu’elle allait lui dire.
– Un avocat aujourd’hui ? Pour ce midi ?
– Vous m’y faites penser. Oui, j’en prendrai bien un.
Le maraîcher prit un à un les avocats, les tapota, les retourna, choisit en fort connaisseur le fruit le plus adapté aux demandes et le mit sur le plateau de la balance. Il pesa le fruit avec le sérieux d’un jongleur de ramboutans, ces litchis chevelus qui viennent de si loin qu’on les soupèse d’abord avant de se résoudre à les laisser partir. La vie de ses clients, le maraîcher en avait fait sa bible. Il connaissait tout sur pratiquement tout à force de recueillir les indiscrétions des uns et des autres.
– Vos arbres tiennent le coup ? Je suppose qu’ils ont tout perdu de leur feuillage, de leurs oiseaux, des visites du chat du voisin,
- Pourquoi mon arbre a-t-il toujours sa feuille ?
– Non !
– Si ! Il y en a une qui s’accroche furieusement.
– Signe des temps ! Un jour viendra où il n’y aura plus de saison.
Et comme Yolande ne répondait pas, le brave vieil homme ceint de son tablier, embraya sur les recettes de saison :
– Prenez des endives et braisez-les. Ajoutez du miel, c’est plus sain que le sucre et pour la gorge, c’est utile.
– Un plus pour lui donner de la nouveauté ? Un secret de cuisine ?
– Un peu de thym en fin de cuisson pour éviter les engorgements des bronches.
Il lui donna une botte de persil et s’attendait à ce qu’elle lui demande des fruits mais Yolande s’abîmait le front à vouloir ressasser la même question : les feuilles en général tombent toutes sans exception et quittent l’arbre.
– Toutes sans exception ? Seuls les peintres accrochent leurs espoirs sur les branches en espérant qu’à défaut de feuilles à retenir, l’arbre s’occupera des espoirs à retrouver.
– Ou des visites, vous ne pensez pas ?
– Je ne pense rien. La feuille s’attarde pour le pinceau du peintre qui a besoin d’elle. Elle pourrait vouloir attendre qu’un poète lui chante sa dernière poésie mais il faut voir du côté du voisinage. Est-ce qu’un musicien habite dans les parages de votre maison ?
– Oui, il y en a bien un.
La voix de Yolande avait gravi d’une octave :
– Comment pouvez-vous le savoir ?
– Votre feuille reste pour écouter la dernière mélodie, la sonate au piano.
Un étroit passage entre les allées du marché du village formait des ramifications sans indication si ce n’était la présence familière et inchangée des commerçants habitués à s’installer dans un même espace qui leur était dévolu. Une absence d'un des leurs aurait créé un flottement de surprise, un égarement des sens, une rupture dans le bon déroulement d’une harmonique vécue dans la répétition des mêmes gestes.
On ne voyait que ses yeux, de son visage tout était emmitouflé, bonnet, écharpe, visière, tout masquait ses traits qu’on pensait rugueux tant il dénotait dans le paysage de ce jour où l’on ne fêtait rien de particulier pour que l’étrange personnage surgisse tout soudain avec sa viole, ses brodequins, sa tunique et cette cape épaisse qui lui descendait jusqu’aux bottes. Son chapeau avec une plume fichée sur l’arête faisait bien penser à quelque figure médiévale.
La musique envahit le brouhaha des bavardages, accompagna les échanges, le personnage allait de l’un à l’autre, il captait l’attention avec sa voix de ténor, il allait d’étal en étal, s’arrêtait un moment pour achever l’air qu’il avait lancé, « Casta diva » où il était question de répandre sur la terre « cette paix que tu fais régner au ciel », objurgation faite à la lune par le ménestrel pénétré de l’air de la Norma de Bellini. Les plus zélés achevèrent l'aria pour lui.
Et en arrivant devant l’étal où Yolande préparait sa monnaie, il s’arrêta et entonna l’air de la Tosca « E lucevan le stelle », un pur moment. Il y eut un silence à faire crever les tympans. Les marchands s’étaient pris au jeu, et fredonnaient en sifflant « Ô nuit enchanteresse, Ô souvenir charmant ». Des chœurs s’improvisèrent tandis que le chanteur lyrique continuait sur sa lancée et embrayait sur des airs plus joyeux avec une aisance qui fit applaudir la foule médusée par la performance du personnage sorti d’un conte si ancien qu’elle s’efforça de s’approcher des cavernes de la mémoire.
Ce jour-là, le marché du village se sentit propulsé dans un théâtre, la foule fit chorus au soliste, un concert avait-il été prévu sans que l’ombre d’une information n’ait circulé comme à l’accoutumée ? Les promeneurs s’arrêtèrent, ceux qui avaient fini leurs emplettes, ne bougeait plus, avaient posé leurs paniers et assistaient à la représentation, « Riant au matin, près des rives en fleurs sous le dôme épais où le blanc jasmin à la rose s’assemble.»
Le jeune homme manifestement connaissait son répertoire, de Bizet à Gounod, tous entendirent une voix portée par une clarté impétueuse. Il y eut un attroupement devant les paniers de crabes, les langoustes redressaient leurs antennes sur les mottes de glace pilée.
Le saumon de l’Arctique fut le plus visité, découpé en tranches, écaillé et vendu plus abondamment que les jours précédents. On faisait la queue et on oubliait le temps, on laissait choir le panier, on attendait, subjugué pour écouter le vibrato de l’artiste qui de l’autre côté avait rejoint l’étal où se tenait Yolande.
Et ce qui demeura le clou du spectacle, ce fut le moment où le maraîcher brandit une courgette d’une main et un concombre de l’autre main pour seconder de sa voix de contralto le numéro de celui qui s’avéra être son fils, ténor en pleine répétition de son futur spectacle. Le comédien s’exerçait en s’immergeant dans une situation différente de ce dont il était habitué.
Apparemment l’examen eut de bons résultats quand la foule fit une ovation au jeune homme qui découvrit son visage. Il apparut tel Lohengrin de Wagner dont il chanta l’un des airs les plus connus : « Tu ne devrais jamais me questionner. »
Il termina par l’air du " rêve d’Elsa » de Wagner : « Sous une riche armure, un chevalier s’approchait… »
Le père paraissait très ému mais le fils lui dit en souriant :
– Nous serons plusieurs à chanter. Le texte sera choisi sur la liste qui nous a été donnée. Le truc, c’est de les savoir tous et de pouvoir les chanter à la demande d’où cette improvisation et tu m’as bien aidé ! C’est comme les feuilles d’un arbre. Une seule me sera échue, la seule qui restera et que je dois choyer, mûrir dans le cœur, raccorder à ma voix, tous les deux, nous serons devant le jury, nous vibrerons de nos souffles mêlés.
Plus le jeune homme parlait à son père, plus Yolande pensait à sa feuille restée sur l’arbre, la feuille accrochée à la branche comme si elle attendait qu’on vînt l’accompagner pour sa dernière danse.
20 Décembre 2022
Comme sur un immense et magnifique plateau de théâtre sur lequel tous les trésors de la nature jouent leurs partitions pour le plaisir des hommes... une richesse si fragile...
Un texte, outre sa beauté formelle et poétique, d'une telle vastitude, et contenant des évocations plurielles , un récit éblouissant de beautés diverses qu'il mérite une exégèse que je me garderai bien de tenter.
Un petit grain de sel de Randy* , tout de même :
Hier se terminait Hannoucka, la fête juive des lumières.
Lors de cette semaine , on allume chacune des 8 bougies avec celle qui se nomme le shamesh.
Le chandelier à 9 branches se nomme Hannouckia et n'est allumé que pour cette solennelle occasion.
La MeNorAh (" de la flamme" , "Shekina", présence divine selon la Kabbale) ou Menorah possède les 7 branches plus courantes, qui correspondent entre autres, aux 7 corps célestes connus …
Quel beau texte, quel marché extraordinaire avec toutes ces sympathiques personnes... de nouveau, un grand merci. Il y a le père, le fils, et il me plairait d'aller y jouer ... le simple d'esprit... mécréant que je suis, mais esthète de bois, un peu dur de la feuille..