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La lande en liesse

Dernière mise à jour : 16 mars


Jacques recompta le nombre de personnes qui s’étaient inscrits pour la randonnée dans les terres intérieures bretonnes. Il conduirait son groupe de randonneurs jusqu’à un site architectural empreint de recueillement. Il les avait longuement préparés sachant qu’ils arrivaient tous de la capitale, les uns très motivés, les autres très oppressés et qu’ils avaient quitté un travail pesant, des horaires débordants, un trajet sans cesse mouvementé. Ils avaient tous voulu s’extraire d’une assiduité éprouvante pour s’enfoncer dans une vacuité euphorique.

L’intérieur des terres, c’était la lande traversée par un vent fougueux et gémissant qui se fendait au-dessus de leurs têtes comme un vol de corneilles. Quand ils partirent, le jour était à peine levé. Jacques avait le mot juste pour chacun. Quand il plaisantait avec deux couples âgés se préparant pour une tranquille retraite, c’était comme un baume qui les soulageait. Quand il riait avec Loïc et Yann, deux jeunes étudiants fatigués d’avoir révisé leurs cours, c’était comme un levain de bonheur. Il veillait aussi sur deux jeunes femmes asservies par leur travail fastidieux dans un bureau. Quant à Cyrielle, il la sentait nerveuse et figée dans ses tracas routiniers. Elle s'était inscrite pour sortir d’un épuisement qui commençait à déborder sur presque tout ce qu’elle faisait. Si marcher et oublier pouvait être une issue salutaire, elle en serait soulagée.

Genêts et ajoncs, gonflés par les dernières gouttes de rosée, s’accrochaient aux rochers rangés en blocs épars. Les pointes acérées des arbrisseaux lançaient des éclairs, javelines de fer qui s’entrechoquaient dans un jaillissement de flammèches dorées. Après plusieurs heures de larges foulées, le petit groupe s’arrêta pour déjeuner et sommeiller. En déposant leurs havresacs sur le sol siliceux, ils se lestèrent de leurs angoisses, expirant à pleins poumons la dernière lamentation. Cyrielle peinait à se faire connaître. Elle devait s’extirper de ses chaînes. La lumière crue la dérangeait encore. Le ciel immense, elle le voyait comme un curieux profanateur de ses douleurs intimes. La lande soupirait, moutonnait sur les cailloux secs et dénudés parfois s’affaissait en crevasses surgies au détour d’un sentier. Bientôt, ils eurent à grimper sur les tertres, se jucher sur des monticules qui vallonnaient. Les fourrés surgissaient solitaires, étrangement rudes, ravivant par endroits une brusque sauvagerie lorsque des stèles dressaient leurs silhouettes surprenantes. Auprès d’elles, Cyrielle posait sa peine lancinante, cette peine qu’elle avait promenée depuis longtemps en s'y habituant. Au-delà, les crêtes de schiste se couvraient de campanules. Fougères et bruyères allumèrent leurs torches à l’approche du crépuscule. Le soir, le gîte apparut comme un lieu apaisant, où ils sentirent chuchoter le silence de l’attente. Ils mangèrent avidement la soupe épaisse et le pain onctueux tartiné de beurre. Puis ils s’assirent en cercle autour de Jacques qui leur joua des mélopées sur sa guitare. Il leur rapporta ensuite les légendes qui courent sur la lande. La nuit se remplit de créatures. Une magie s’installa entre eux et bientôt, ils s’assoupirent tandis que la voix du barde leur arrivait déformée à travers la flambée des bûches crépitant dans la cheminée.


Le jour suivant, ils reprirent leurs gourdes et leurs bourdons de pèlerin puis ils entrèrent dans les taillis et les halliers à la rencontre des plantes et des arbustes. Une odeur de résine flottait alentour. Les grands arbres majestueux se profilèrent, charmes et bouleaux. Des bruissements leur parvenaient de toutes parts, concerts de vrilles aux notes mélodiques. Une rumeur montait, sourde, qui se rapprochait à mesure qu’à chaque enjambée, il leur fallait traverser une jonchée de feuilles sèches tapissant le sol. Une eau chantait mais ils avaient beau chercher, ils ne la voyaient pas s’écouler quand bien même ses harmoniques liquides attisaient leur curiosité. Jacques les rassembla autour d’une table couverte de pierres plates et leur prépara des onguents : il écrasait, il malaxait, il expliquait les vertus des plantes curatives. Il eut des accents pleins de piété et de ferveur. Il leur montra quelques lents mouvements de massages. La nature flamboyait, tombant en poudre d’or et d’argent. Pour une fois, quelque chose bougeait en eux. Ils osaient s’agenouiller sur les cailloux, lever les yeux au ciel, boire à la coupe des joailleries, voir trembler le soleil de feu, rire à gorge déployée, libérer une intime grandeur. Que la joie écrase les congestions dans lesquelles ils s’enlisaient ! Qu’ils se dégagent des tourbières marécageuses et que bondir dans la forêt les occupât tout entier ! Cyrielle s’intéressa aux autres qui se plaignaient d’écorchures, d’ampoules aux pieds et de douleurs musculaires. Les courbatures commençaient à se faire sentir et chacun apprécia de mettre en pratique les enseignements de Jacques. Puis le soir, il y eut une autre veillée. On allait de lande en bocage, de sous-bois en lande. Cyrielle se laissa aller à l’oubli et s’ouvrit à la douce nuit. Elle sentit la pesante haine qui l’habitait se déplacer et se lover dans l’antre des affaires surannées. Une légèreté s’étira sur elle. Elle la but à pleines goulées, fermant les yeux, laissant l’étrange fontaine se déverser par flots précipités et bouillons impétueux. Elle en fut comblée. Elle s’assoupit dans la chaleur montante.


Jacques les réveilla en faisant un bruit inhabituel. Il bondissait sur les pierres prononçant des incantations qui leur parvenaient amplifiées par les échos de la montagne. Son écharpe flottait comme une oriflamme. quand il vint auprès d’eux, il y avait une illumination surnaturelle dans son regard. Il semblait se préparer à une célébration. Ils firent halte et s’adossèrent à de hautes pierres levées, surplombant la campagne. Las, ils se laissèrent aller à l’ample solitude des vallons. Dans le lointain, le ciel courait rejoindre une légère brume évanescente. Avait-on atteint la limite de soi-même ? Les rayons de lumière révélaient des couloirs d’humus sous les mottes de terre. Ils ne parlaient plus. Ils se regardaient, effarés, étonnés. Un tapage bruissant les enroulait de sa ramure. Une allégresse montait, ils avançaient remplis d’une soudaine assurance. Cyrielle se sentit modelée, sculptée jusqu’à se sentir menée vers une joie qui se déversait par larges gemmes et Jacques se dit qu’ils étaient prêts. Il les avait amenés là où il voulait. Ils virent l’enclos paroissial. Ils se figèrent. Une très haute porte ouvragée, parcourue de sculptures s’élevait au-dessus d’eux, voûte de grandeur, immense, splendide. Elle était circulairement retenue de tous côtés par un muret de pierres. On devinait d’importantes constructions à l’intérieur d’une courette. L’enclos occupait une surface appréciable posée sur la lande, comme une ferme rupestre avec ses différents bâtiments ornés de gargouilles. Une fontaine de pierre, agrémentée de personnages ailés poussait sa plainte. Un calvaire monumental érigé sur des blocs de rochers, formant des marches circulaires, dominait l’ensemble. Une petite chapelle aux ferrures dorées complétait la croix de pierre. Jacques ne leur fit aucun commentaire. En passant la porte triomphale de l’enclos paroissial, leur dernière visite, il les laissa s’approprier les différentes pièces de l’ensemble. A la chapelle, ils déposèrent leurs fardeaux. A la fontaine, ils burent à satiété l’eau qui régénère, se rincèrent les doigts, cherchèrent leur visage marqué qui tremblotait dans les friselis circulaires de la surface. Au calvaire, ils firent défiler leur vie, la racontèrent enfin et partagèrent leur histoire. Au cimetière, ils pensèrent à leurs défunts et acceptèrent leur vie comme un présent qu’ils verraient différemment quand ils rentreraient chez eux et qu’il leur faudrait reprendre leur routine.


Cyrielle s’attarda dans l’église. Les vitraux renvoyaient l’image de personnages penchés sur les livres, vidant des jarres d’étoiles. Certains écrivaient avec des plumes si effilées qu’on pouvait absorber leur concentration. Il fallait des heures de patience et d’inlassables journées de travail pour consigner dans les livres sacrés les grands textes qui viennent de ceux qui ont cru. Cette foi, cet appel est si fort qu’il occupe des pages d’écriture ou d’art. Le travail des moines solitaires, enfermés dans leur enclos, exprimait un cheminement intellectuel, invisible comme les fils de la vierge agrippés aux entrelacs des enluminures. C’était le chemin du labeur quotidien et qui n’avait plus rien à voir avec le lent déversement des jours. C’était un labeur de magnificence, un labeur qui se dirigeait vers les marches sereines de l’élévation spirituelle. Les livres richement dessinés à l’encre or et argent brillaient d’un éclat insoutenable. C’était une autre lumière, celle qui procure un contentement intime : ni le temps ni le tourment n’avaient éteint cette jouissance d’écrire. Cyrielle imagina ces moines solitaires se promenant dans l’enclos, derrière leurs capuches, contemplant croix et fontaines, pierres et calvaires et n’ayant pour alimenter leurs songes que le ciel qui basculait derrière le grave clocher de l’église. Il y avait une telle intensité dans cette indigence qu’elle en percevait la beauté avec une douloureuse acuité. Tout existait en profusion, silence et austérité, danse et abondance. Il lui fallait trouver sa place lorsque l’heure serait venue de remplir son cœur de semences nouvelles. Un grain pur et neuf devait être planté, qui croîtrait sur la lie du fleuve tari. Elle arpenta les allées pierreuses de l’enclos jusqu’à se libérer des plaies qui s’achevaient de se répandre. Marcher jusqu’à la porte de sortie, ne sentir dans la conscience que les souffles feulant dans la tête comme autant de soupirs. Marcher et ne plus sentir sous les pas que les pierres que l’on gravit, que l’on contourne ou que l’on évite, communier avec les rochers, les arbres, les feux, les vents, les êtres invisibles de la terre qui attendent d’être compris. Elle avait parcouru les immensités de la lande, elle avait traversé les richesses des bocages et tous les appels qu’elle n’avait pas entendus résonnaient dans le firmament de cet enclos isolé. Elle reconnaissait enfin cet hymne. C’était comme un cantique qu’elle avait oublié et qui gisait au fond de sa mémoire. Il n’était pas venu à elle depuis longtemps. Elle ne l’avait pas sollicité. Il fallait aller au-devant de lui. Il fallait trouver seul les sentiers qui sourdent de la terre, marcher jusques dans les broussailles, lever l’herbe sacrée, découvrir les racines de l’appel, en goûter la sève puis en ramener l’essence.

Ginette Flora


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