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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

La nuit des nénuphars

Les feuilles larges et vertes amortirent la chute de Crystal, la petite étoile blanche qui frotta ses pointes avec prudence. Elle était légèrement sonnée, étourdie par des étincelles figées dans le halo d'une pâle lueur nacrée. Un rayonnement irisé se reflétait sur l'étang qui se préparait pour la nuit.

Ces petits désagréments, elle les oublia quand elle s'aperçut qu'une fleur blanche d'une fraîcheur givrante la regardait avec étonnement.

Les deux fleurs, le nénuphar blanc et la fleur étoilée secouée par le bris de sa chute, se jaugèrent pendant un moment où l'on sentit que l'air glacé alentour se cristallisait.

A la surface de l'eau, se fissuraient des traînées mauves ourlées de fine couches rosées que les faisceaux des derniers rayons de soleil jetaient sur l'étang des nénuphars.

Les larges feuilles rondes d'un vert empire, enroulées comme des anneaux ne pouvaient s'empêcher de murmurer : « Viens ! »

Mais Nymphéa répondit en présentant Crystal qui, dit-elle, avait besoin d'aide : elle ne connaissait pas ce jardin d'iris et de saules ravaudés par des filaments de nuages. Elle venait de tomber d'un ciel qui se mirait dans des cimarres de gaze.

 

– Aujourd'hui, tu ne verras que des lumières blafardes car le soir, nous sommeillons. Toi, tu brilles comme un lumignon. Qui es-tu ?

– Je me battais avec l'étoile du Nord là-haut, dit Crystal en regardant le ciel indigo teindre ses voûtes poudreuses. C'est du fond de cette nuit que je viens.

– Et moi je suis Nymphéa et ma nuit est infernale. Elle commence en dessous de l'étang. Je me recroqueville dans les plis de ma robe pour ne pas voir les transes des sorcières d'en bas. Les fées ardentes des eaux en apparence dormantes sortent de leurs grottes souterraines là où se trouvent mes racines, mes tiges trempées des sucs de mon berceau. Elles sont occupées par leurs désirs, elles chaudronnent leur élixir d'où s'élèvera la fumée de leurs cuissons. Elles existent, c'est à ce moment-là que je sais qu'elles existent quand elles fouillent la boue et la fange, les malaxent et lèvent la terre humide. Elles entourent les racines, engraissent les bas-fonds et se gorgent de la sève aquatique. Les sucs et les ferments lactiques vont gonfler les poitrines des ondines porteuses de vie.

Je viens de là où s'embrasent les grondements des tourbes. Les pythies surgissent dans leurs hardes noires, dégoulinantes d'écume baveuse. Elles s'enroulent aux bras des lierres d'eau et se pendent au cou de leurs compagnons. C'est la nuit des jouissances d'où sortiront des bourgeons. Elles se laissent prendre par le courant actif, elles s'offrent sans hésitation, elles reproduisent la danse qui ébauche les naissances. Les naïades apprêtées quittent les eaux après leurs étreintes. « Donnez-moi de la boue, j'en ferai de l'or », disent-elles en portant enveloppée dans des langes, le précieux végétal.


Nymphéa se tut brusquement comme si elle en avait trop dit. Crystal avait écouté en lustrant ses pointes avec la cire de la feuille sur laquelle elle était étendue. Elle sentait monter en elle un paisible contentement. Les paroles de Nymphéa lui parvinrent comme étouffées par un chuchotis.


– Pendant que je sommeille, les corps tatoués au blanc de Saturne, s'agitent à la surface pour achever leur ballet de soufre. J'ouvre un seul pétale pour voir, médusée, les corps diaphanes lancer leurs supplications à la lune fuyante qui laisse sa trace dans l'eau saumâtre.

Des branches de saules pleureurs sont agrippées par des nymphes aux cheveux si longs qu'ils s'étalent sur l'étang endolori. Un rideau de branches penchées sur les eaux prend les voiles blancs suspendus à leurs épaules. Elles semblent parler d'un sujet que j'ai peine à entendre.


– De quoi parlent-elles ?

– Tu ne peux pas savoir. Il te faudra du temps pour entrer dans nos abîmes. Après des ébats nocturnes, après avoir lavé nos corps de tous nos désirs pulpeux, nous ouvrons nos cœurs. Elles palpent leurs rondeurs quand elles vont s'étendre près des saules, je les entends qui soupirent. Elles ne savent pas encore que des elfes viennent les contempler lorsqu'elles sont endormies.

 

Crystal laissa couler ses gouttes de larmes sur l'arche fauchée de son étoile. La nuit les engloutirait dans les bassins opaques de l'étang au gargouillis de moribond. Et au premier rayon du jour, elles émergeraient et s'ouvriraient à l'aube du monde extérieur.

 

– Je vois des ombres bouger sous les saules pleureurs.

– Certains lis d'eau se pendent aux bras des saules qui se lamentent jusqu'à venir vers leurs toisons secouées de gémissements. Elles se hissent et susurrent à l'oreille du promeneur égaré qu'elles cherchent à coucher sur le ventre d'une terre qu'on n'approche pas mais qu'on absorbe. La fièvre de leurs paroles, le chant de leurs joies viennent s'échouer à cette semence. Leur paradis, c'est de sortir de l'eau et de montrer leurs visages qui floutent dès que les jours déversent l'aube de leurs amphores roses. Dans cette clarté, j'ai senti passer une vigueur qui m'a éclaboussée. Il m'est arrivé de ramasser les feuilles écrasées par leurs délires nocturnes.

Elles replongeraient à nouveau dans les profondeurs de l'eau et seuls quelques promeneurs solitaires chercheraient à en élucider les friselis sur l'étang creusé de colonnes sépulcrales.

 

Le lendemain, le soleil vint avec ses lumières changer la surface de l'étang. Nymphéa s'ouvrit de toutes ses corolles blanches aux nombreux pétales. Crystal se hissa sur la feuille. Elle regardait d'où venait la lumière neuve et changeante, sautant d'entre les branches, se répandant sur les couches verdâtres, gonflant les feuilles et les fleurs, semblant s'élever au-dessus de l'eau pour poser un miroir aux nénuphars. Des festons roses se mêlaient au bleu pervenche. Une autre sorte de jouissance montait de chaque fleur. Des troncs solides veillaient à se remplir à nouveau de lumière.

Tout à coup, elle crut voir un pont au loin dans la plongée des voûtes, une structure enjambait deux rives. Les parois de ses anthères en furent troublées. Elle n'eut pas à creuser sa pensée. Elle se vit cueillie par une main qui s'attachait à la prendre sans l'abîmer.

 

Elle se retrouva dans un pot de terre puis elle fut soulevée et placée dans un bassin d'eau. Les jours passèrent. Julien, le jeune homme qui l'avait observée, n'était pas maladroit. Il s'efforçait juste de comprendre pourquoi Crystal se fanait. Il essaya de la ranimer mais elle s'éteignait. Alors, il la ramena au bord de l'étang et la déposa sur une large feuille ronde et verte tout près d'autres feuilles où des fleurs blanches et rouges se livraient à leurs bains de jouvence.

Mais quand Crystal reprit des couleurs, elle vit le pont de bambous se dessiner au fond de l'étang, elle vit les roseaux, les érables, la floraison des eaux sous les bois arqués, une plénitude abondante mais fermée et elle trembla de peur. Elle chercha son immensité vide et immobile où seules des chandelles d'espoir se mouvaient dans le silence des hauteurs. Elle n'avait plus qu'une pensée : traverser le pont, échapper à la profusion des végétaux et rentrer dans son ciel meublé de la profonde solitude de ceux qui veillent.

 

On voyait sur le dernier tableau qu'Emilie contemplait, une ombre qui ressemblait à une vague silhouette traversant le pont japonais que Monet, admiratif de l'esthétique japonaise, avait introduit dans certaines de ses toiles.

Emilie le nota dans son carnet. Le compte-rendu qu'elle faisait de sa visite au musée de l'Orangerie rapportait des émotions personnelles. Il lui avait semblé baigner dans les reflets verts et bleus. Revenait-elle d'un voyage bercé du bruit lent, récurrent d'une multitude des petits êtres invisibles gravitant sur les iris et les lis d'eau, se touchant et se déhanchant autour des arbres troublés ? La visite du jardin mural, plongé dans la paix d'un espace clos, l'avait impressionnée.

Son étude, elle le présenterait sous forme de dialogue avec les nénuphars.


2024

 Ginette Flora

 


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6 commenti


Penser "nénuphars" et notre imagination s'envole dans la salle des nymphéas au Musée de l'Orangerie...

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Oui tu as raison. On a tout de suite cette salle en tête !

Quelle sublime exposition !

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Un texte féerique empreint d'une incroyable poésie ! Pour reprendre la formule, qui plus est en ces temps troublés, quelques grammes de finesse dans un monde de brutes ! Merci pour cette bulle d'air, chère Ginette ! ^^

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Cher Fred, merci beaucoup.

En lisant ton commentaire, je commence seulement à me demander ce qu'est la poésie. Elle est multiple.

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Magiquement magnifique !❤️

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Merci beaucoup, Viviane et bon dimanche à toi .

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