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La page de Frédéric Les culurgiones de Lanusei



L’enfance véhicule bien des souvenirs indélébiles, de ceux qui vous talonnent toute la vie durant, vous laissant parfois au visage l’empreinte tendre d’un bonheur passé qui cherche sa résonance dans le présent.


Je mesure combien ma chance est grande, d’avoir pu chaque été jusqu’à l’âge de vingt ans, me rendre en famille à Lanuseï, petit village de Sardaigne situé dans la province de Nuoro. Sardaigne où mes racines paternelles continuent de puiser en silence, l’eau d’une terre chère à mon cœur et dont l’extension perdure malgré les ans et les kilomètres. Quelque part, la poussière soulevée par les pas de jadis au Parc de Bosco Selene n’est jamais totalement retombée.


La survivance de ces souvenirs, si elle s’entretient comme un bon feu de bois via le feuilletage de foisonnants albums photographiques sur lesquels le temps ne semble pas avoir prise, est également due en très grande partie à un effet de rémanences sensorielles. Ainsi, l’adulte que je suis devenu, de chercher du regard dans la bruine actuelle, les paysages sauvages et montagneux conservés précautionneusement sur le disque dur de ma propre mémoire.


Au-delà du simple fait qu’il est un déplacement dans l’espace motivé pour quelque raison que ce soit, le voyage est avant tout une aventure intime dont la définition est à envisager dans son analyse sémantique la plus large. À l’instar de « L’Invitation au Voyage » de Charles Baudelaire, il faut aussi le considérer comme une évasion par les sens (et non l’essence)…


  Figure au nombre de ces précieux souvenirs, celui de ma chère tante Rosina confectionnant les fameux culurgiones, sortes de raviolis à base de pomme de terre dont les variantes se déclinent au fil des diverses localités. Dans un silence religieux, comment aurait-il pu en être autrement, les sardes étant de fervents catholiques, je l’observais. Elle, pieds nus sur le carrelage ocre, dans une robe aux motifs et coloris des plus austères, manches relevées, épluchant les patates à chair farineuse et râpant le pecorino dans la chaude lumière d’un soleil d’août. Le nez à hauteur de la table, l’odeur de la menthe émincée se frayant un chemin jusqu’à mes narines, je devinais sans peine et malgré mon jeune âge, que dans l’exécution du moindre de ses gestes, il était un savoir ancestral qui reprenait vie. Oui, dans un déluge de couleurs et d’odeurs, dans la maison de mes aïeux qu’abritait ce petit village de montagne, la Sardaigne et la tradition prenaient résolument tout leur sens !


  Je me souviens toujours et encore, les mains fermes et puissantes, pétrissant énergiquement la pâte faite de farine de blé dur. Je me rappelle ce puits qu’on y creusait, volcan momentanément endormi, qu’un assaisonnement d’huile, de sel et de poivre ne tarderait pas à réveiller. Pâte qu’elle avait préparée en parallèle dans un grand saladier et qu’elle étalerait par la suite pour y dessiner des cercles d’environ 6 cm au moyen d’un verre, futures ravioles destinées à enfermer la délicieuse garniture. Je me disais parfois que l’huile d’olive, liquide aux reflets dorés, n’était ni plus ni moins, que le passe des dieux donnait aux hommes pour ouvrir leurs mortelles papilles. Mais plus que tout, derrière ces bribes olfactives et persistantes où se mêlent ail, oignon et basilic, après les douces promesses mijotées d’une sauce tomate de confection familiale et tenue secrète, la rapide cuisson des dits culurgiones dans une eau frémissante, demeure l’incomparable souvenir du pli de pointe traditionnel qui faisait assurément de chaque raviole … un objet d’art !






Frédéric

Avril 2024



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8 Kommentare


C❤️'est magnifique , la vie , elle est là, posée avec élégance et humilité comme une poésie qu'on n'a pas envie de finir ...Merci, Fred , merci ....on goûte à la gourmandise des émotions et la mémoire sait ...

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Un très beau mois de mai à toi également, Viviane et encore un grand merci ! ^^

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nicole.loth
nicole.loth
30. Apr.

Un récit gourmand, Fred, qui nous mets l'eau à la bouche. Merci pour ces beaux souvenirs d'enfance, ces beaux paysages de Sardaigne et les mains confectionnants ces délicieux culurgiones de Lanusei.

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Merci beaucoup, Nicole ! ^^ Je n'y suis pas retourné depuis 2001. Mais, je sais de par mes parents qu'il en est fini des plages sauvages de Tortoli. De grands complexes immobiliers sont sortis de terre et sur le sable, comme tracé au cordeau, une serviette/un parasol etc...

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Colette Kahn
Colette Kahn
30. Apr.

Mais c'est tout simplement magnifique ! Je suis tombée sous le charme de ton récit, de ta musique et de ces mains puissantes de cuisinière qui pétrissent pour donner une si jolie forme à ces culurgiones de Lanuseï ❤️ Merci Fred !

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Un très grand merci à toi d'être venue découvrir ce texte, Colette. Les culurgiones restent à mes yeux l'un des plus beaux souvenirs gustatifs de cette heureuse période. ^^

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