L’homme avait du mal à retenir son impatience. Il lui coûtait de suivre les consignes et de s’abstenir de raconter ce qu’il avait écrit. Il n’avait pas cherché à faire de la grande prose, il avait suivi la rivière d’un tumulte qui cognait en lui et elle avait coulé au fur et à mesure que sa plume avait gratté le papier. Il était si bien émoustillé par les railleries de ses compères qu’il en avait les joues cramoisies. La tablée rassemblait bien une douzaine de personnes conviées au restaurant du village par l’association culturelle « Ma rencontre, je raconte » qui venait de clore une assemblée générale, une AG, pour reprendre les termes du parler ambiant.
Chaque adhérent avait été invité à exprimer son sentiment sur les bienfaits de sa dernière randonnée. Quelle retombée avait-il constaté sur son écosystème personnel ? Esprit vidé, cœur allégé, âme libérée et autres vertus découvertes au cours des kilomètres de marche enregistrés sur une montre connectée. Les récits avaient été rassemblés, numérotés, datés et consignés. Les membres qui s'étaient inscrits au concours, avaient glissé leur devoirs dans une enveloppe kraft brune comme la terre qu’ils venaient de parcourir puis ils les avaient placés sous la cloche en verre qui trônait sur la table en bois brut de leur local. Les sujets seraient lus à huis clos, notés et départagés selon des critères indéfinis. L’instinct, le coup de cœur, le « presto passionné » du moment présent, c’était des indications qu’on ne pouvait plus enfermer dans des notifications d’usage.
Recevoir un prix ne tentait personne, ce qui était intéressant dans le projet d’écriture, c’était qu’il développait un puissant imaginaire mis au service d’une région qui ne cessait de regorger de failles où s'accrochent d’invisibles personnages. Le dialogue silencieux que les roches se disaient, relevait d’une énigme, le défi était de pouvoir attraper ne serait-ce qu’un crissement du chaos granitique qui les entourait. La région de pierres levées conservait ses fossiles, des blocs en équilibre entre deux masses de terre soulevées et figées dans les gorges lugubres d’où étaient surgies des légendes, rappelaient au détour des landes que de nouveaux passages restaient à explorer. On s’était penché sur les genêts à chercher quelque vague trouvaille, on s’était égaré à vouloir rencontrer un être peu ordinaire, on avait pris pour refuge des grottes obscures, on était effrayé de leur masse branlante. La vie des hommes du néolithique fascinait encore. Le sujet à creuser ne manquait pas de curiosité et la qualité des moyens d’expression utilisés, participait à la note qui serait octroyée à celui qui oserait relever le défi des menhirs, de passer sous les arches des farfadets et de livrer ses découvertes car après avoir poussé des portes, si on voit couler une rivière, qui saurait en parler de la fantasmagorie qu'il aurait approchée ?
Les amis d’Emile le chambraient pour son penchant à restaurer un idéal merveilleux, héritage d’un temps lointain qu’il affectionnait.
– Si tu es passé sous l’arcade des pierres, tu en es sorti avec un certain coup sur la tête ! Tu l’as senti ou pas ?
Henri hurlait de rire, des regards noyés se demandaient de quel surnom il fallait cette fois l’affubler, il était déjà passé de bonimenteur à fumiste, le couperet qui le frappait ne calmait jamais ses humeurs parasites. Il y avait une telle hilarité autour de la table que personne ne remarqua le silence d’Elodie. La jeune femme semblait tendue et mal à l’aise tandis qu’Emile, poussé par ses compères, racontait son histoire :
« Il y avait des spots lumineux, le ciel clignotait. J’ai pensé à une fête primitive. La lune diffusait sa clarté. Les lumignons des engins cellulaires jetaient des rayons disgracieux dans une tombée de sentes. Il se jouait une pastourelle, cela faisait déjà un moment que ma lampe de poche grésillait, piquait les sous-bois d’ardillons scintillants.
Je cherchais à comprendre, Qu’était-ce donc ? Une nuit de la St Jean ? Un sabbat ? J’aurais volontiers foncé dans leurs agapes mais je n’en fis rien et je retrouvai péniblement ma route pour rentrer. »
Les auditeurs attendaient. Il s’écoula une seconde avant qu’ils ne comprennent que l’histoire était finie.
Emile prit un air quasi solennel pour briser l’atmosphère et dire :
– Je pense bien que c’était un rituel, un passage d’un temps à un autre. Elles étaient là, les drôles de créatures aux chevelures dénouées, totalement diaphanes, elles dansaient !
Et il se tut. Un coup de silence résonna avant qu’une autre crise d’hilarité s’empara de tous les convives y compris ceux qui étaient attablés plus loin et qui avaient reçu les flammèches du coup de silence en pleine figure.
Pendant une nouvelle autre seconde, l’assistance fut tétanisée puis un rire étrange secoua la salle pour retomber aussitôt.
« Passe sous l’arche des pierres branlantes » était le sujet à traiter. Comme on ne pouvait rien tirer d’Emile qui avait plongé dans ses limbes, Jean et Benoît continuèrent à narrer, leur tour venu, ce qu’ils avaient vu d’extraordinaire durant leur randonnée. Leurs histoires manquèrent d’entrain, une certaine gaieté avait disparu.
Si l’un d’eux avait vu quelque chose, il n’osait plus le dire comme si la légende réapparaissait et débitait en rondins la souche putrifiée de son aubier : « Mourra pauvre, seul et misérable celui qui dira ce qu’il a vu. »
Maurice, le godelureau du lot des abonnés avait déjà un coup dans le nez et s’en fut persifler Elodie, la fleur fragile, dont il n’avait jamais apprécié la discrétion ni la timide présence auprès d’eux.
– Je le dis haut et fort, j’ai vu, bien vu des fées !
– Attention à la légende qui dit que si vous racontez des « craques », vous finirez au trou, banni et honni !
- Et truffé de rhumatismes ! , hurlèrent les plus superstitieux d’entre eux.
Mais la tablée n’en avait cure. L’heure était au relâchement. La randonnée, les réunions, les tergiversations, les palabres les avaient lessivés. Toute l’énergie avait fondu, c’était démoulés de leurs peaux flasques qu’ils se présentaient, les langues se délièrent, on avait besoin de parler de lucioles, fariboles et bricoles.
– J’ai vu des fées, oui bien vu, insista Maurice et il se dressa devant Elodie qui ne s’en émut pas pour autant. Elle répondit calmement :
– Moi j’en ai lu des histoires de fées mais rien vu.
Ce fut comme un signal. Ils se mirent tous à parler de fées, de roches, de granit, de plaques érigées et posées de guingois mais raides et figées depuis les érosions que la terre avait subies.
Elodie se leva alors lentement, sa longue veste sembla flotter un instant :
– Mais la vraie rencontre, la vraie, je ne l’ai jamais eue.
Et elle s’en fut, laissant les convives complètement abasourdies.
Faire une randonnée, respirer à pleins poumons, marcher en ne pensant à rien mais laisser le rien trier dans ses parchemins et ne prendre qu’un levain, le seul papyrus, le souffle qui claque en même temps que le vent, cette randonnée buissonnière au milieu des genêts et des ajoncs, Élodie s’en faisait une joie d’enfant. Elle en recherchait chaque fois la lente montée d’un apaisement. Rencontrer des fées relevait de l’impondérable, l’objectif était surtout de frôler des présences invisibles qui savaient faire parler d‘elles. Le prodige venait de la coulée des souvenirs sur les fleurs de pissenlit. On soufflait dessus et l’on voyait sa vie béate s’éparpiller dans les airs. C’était à qui saurait la rattraper, la débusquer. C’était bien vers ce merveilleux qu’elle s’avançait quand le massif montagneux l’absorbait, quand les pâturages l’aveuglaient, quand les forêts de pin l’hypnotisaient. Peut-être espérait-elle croiser des lutins ? L’ultime rencontre, celle qui vous réconcilie avec la vie, pensa-t-elle en souriant. Si elle avait rencontré des êtres fabuleux, elle aurait eu le plaisir de promettre de ne rien dire de leur existence.
Elle l’aurait dit à ceux qui ne disent rien et qui ne voudraient pas l’entendre car ils auraient peur pour elle. Ils connaissaient le pouvoir des fées. Elles ne sont pas toutes très tendres, disait-on. Elles sont capables de tout. Mais un seul être viendrait peut-être, celui qui sait, il viendrait raconter la légende de la porte aux fées, un berger qui s’avancerait dans les herbes folles, qui lui, saurait tout sur les vieilles choses, de celles qui se disent et de celles qui ne se disent pas.
Le nain traversait les plaines, il savait sa dernière heure venue, il ne pouvait pas avouer qu’il avait mal au cœur depuis longtemps, depuis qu’il avait reçu un coup de poing, depuis qu’on l’avait laissé mourant sur le lichen des roches. Mais il s’était relevé et avait continué de marcher. Il parlait peu et quand il parlait, des paroles incompréhensibles sortaient de sa bouche, il était incapable de les retenir, des paroles de haine gargouillaient quand il réalisait que les plaintes et les colères dérangeaient les têtes solidement posées sur les corps sans âme. Il avait muselé les crachats de sa vengeance et laissé choir des paroles impies qui avaient un impact plus durable. On l’avait nommé le nain des cavernes, on lui avait rafistolé une histoire.
Mais il avait croisé la bohémienne, l’une des leurs, qu’on nommait la bohémienne pour ne pas lui donner le nom de fleur qu’elle portait comme un diadème. De ce jour, il voulut enfin répondre à l’aube en allant sur ses sentiers de rosée. Il accepta de traverser la nuit, il voulut croire au temps qui vient pour être rempli, lui qui vidait le temps des jours de la bile qu’il secrétait.
L’aurore agit sur lui comme une lampée de larmes bues, il apprit à reprendre sa marche longuement pour que la nuit le prenne dans ses bras. La seule raison qu’il avait trouvée pour ne pas s’enfoncer dans la terre, c'était qu'une autre âme avait besoin de lui. La nuit l’aimait enfin, assez pour le reprendre dans ses limbes. Il parvenait à écarter le mal qui forait en lui, à repousser le chancre qui lui dévorait ses dernières forces.
Il avait appris à tenir haut la chandelle du mensonge qui lui brûlait les omoplates. Il lui restait à manger sa pitance avec le bredouillement des pins sylvestres. Il se jetait dans la rivière en souhaitant chaque fois que ce fut le dernier saut mais chaque fois, la vue des vallons qu’il ne pouvait escalader lui rappelait qu’on le retenait encore à terre. « Tiens, voilà le nain qui revient de ses rondes, a-t-il vu quelque chose ? » Il avait vu tant de choses mais il ne leur avait jamais rien dit. Les herbes, les cours d’eau, les flaques de pluie dans les buissons, il avait besoin de leur énergie, ce sont elles qui sauvent le sol en ramenant les mèches de leur splendeur. Il avait besoin des roches pour se rappeler son ancienne stature, il avait besoin des granits sur lesquels des visages apparaissaient finement gravés, des visages aux yeux ouverts. Eux le regardaient sans baisser les yeux, eux parlaient de leur enivrante histoire lointaine et proche à la fois, il s’arrêtait pour les écouter et pour un instant se sentir porté par une matrice fécondée. Il se souvenait auprès d’eux qu’il avait eu une existence avec des racines, de vieilles demeures, de vieux objets, qu’il avait été l’un des leurs.
Elodie assista au dépouillement des votes. Aucun texte n’avait réellement remporté l’unanimité. Les récits relataient une démarche écologique, au demeurant thérapeutique. La veine botanique avait été largement exploitée. Des plantes, il y en avait une pléthore. Les villageois les connaissaient tous, ils avaient un maître en la matière. Fabien les soignait sans s’épancher. Il était avare en paroles et ne disait que ce qu’il fallait. Il venait quand on l’appelait et repartait en emportant le regard qu'on posait sur son corps difforme. On avait toujours l’impression qu’il disparaissait. Elodie reconnut dans la crispation que fit son coeur qu'elle connaissait l'homme. Il était entré tout à fait par hasard, un jour et le jour hérita d'une autre couleur.
Elodie crut voir un homme, un petit homme se dit-elle tant il n’était pas grand. Elle vit sa calvitie, sa longue barbe, ses moustaches blanches et ses oreilles qu’elle trouva un peu pointues. Appuyé sur un bourdon, il ressemblait à un berger. Était-ce lui qui aidait aux champs, à différents travaux et prêtait sa science du bois aux fermiers et aux petits producteurs de la région ? Il était devenu le magicien aux doigts d’or, il les aidait à réveiller les machines au moindre de leur toussotement mais quand il rentrait, il savait qu’on parlait de lui comme du nain rencontré au bord de la route. Les rumeurs s’ingéniaient à tout déformer, le paysage lui, montrait un elfe surgi des sous-bois, clopinant dans les herbes et les bruyères.
Elodie souffrait d’un mal lancinant, elle s’était égarée dans la recherche de remèdes plus ou moins factices, trompeurs, d’une fugace efficacité puis elle s’était abstenue de révéler son mal. On souffre mieux en silence, comme on peut, se consolait-elle. A quoi bon secouer son obole à tous vents ?
– Essaie le cynorrhodon, lui dit-il quand il la vit ramasser des pignons de pin et des brins de sureau.
Un autre jour, elle le trouva, encombré par des paniers.
– Voici des cèpes pour ton repas de demain. C’est le roi de la forêt. Découpe-les en tranches minces, fais les rissoler, ajoute thym et serpolet, fais griller quelques lamelles d’oignons, n’oublie pas l’ail et ensuite tu verses sur le tout, des œufs bien battus et ton omelette aura l’odeur des bois que tu traverses.
Le petit homme avait tout compris d’un seul regard en voyant dans son panier, les iris de montagne qui incitaient au voyage, les narcisses qui lui rappelaient sans doute une autre fleur, il avait tout lu sur le visage où le sang spontané se livrait tout en battant sur les tempes vigilantes. La bohémienne, s'il avait fini par la nommer ainsi, au fond de son cœur, il la nommait autrement car il y a des créatures que l’on ne rencontre qu’une fois et que l’on n’oublie plus.
Il avait cherché à la connaître en rassemblant tout ce qui pouvait être rassemblé sur elle. Il avait compris que les villageois ne disent qu’une petite partie de ce qui se colporte et que rien ne correspondait à ce qu’il voulait entendre lui-même, avec la seule science qu’il avait des êtres qui vivaient autour de lui.
Elle eut des jours heureux car elle le voyait parfois dans les forêts de pins sylvestres, elle le voyait essayant de grimper sur un bloc granitique, s’élever dans les airs, était-ce son désir ? Ses souhaits, ses espoirs arrivaient par souffles dans les chaos rocheux qui surplombaient une rivière. Ce qu’il aimait fleurissait les crêtes les plus rugueuses.
Un jour, Elodie ne le retrouva plus et les jours qui suivirent, elle fut aux aguets dès qu’elle traversait le bois. Un frôlement d’ailes d’oiseaux pressés de s’ébattre, elle sursautait. Un léger coup de vent, parfois un grain qui tombait, devenait un drame car il versait sa pluie de pleurs puis s’asséchait. Elle se demandait alors à ces moments si le petit homme avait pu s’abriter. Une voix, un écho, des mots qui s’évadaient sous la canopée, elle s’immobilisait, tous ses sens en éveil. Ecouter, toucher, humer, voir éclater une émotion qui transperçait le rouge des pavots tandis que le vert cru chlorophyllien se retranchait dans l’ombre des sapins.
Elle ne connaissait rien d’autre que son nom Fabien et le nom de scène dont on l’affublait, le nain agile, le gnome fertile, redonnant au clavier son aptitude, celui qu’on appelait même au milieu de la nuit, le suppliant de venir réamorcer le processus d’un ordinateur qui avait grillé ses neurones.
Et le héros des bois accourait avec ses outils, ses pinces, ses cordes, ses clés. En quelques coups de manivelle, il remontait les icônes, la lumière revenait, celle de la machine et une fois terminé son numéro, il retournait à sa lumière, celle que lui donnait le jour. Il connaissait la clé des champs, celle qui relâche le chant du cours d’eau, il savait les sentiers qui mènent au grand mystère de la vie à qui il n’en voulait plus d’avoir fait de lui un homme sans racines.
On ne lui annonça pas son décès. Elle l’apprit en heurtant le dos des menhirs, au retour d’une randonnée. Ce jour-là, elle ne l’entendit plus clopiner sur ses jambes vaillantes, elle ne trouva pas la fleur qu’il déposait sur la table des roches alignées comme pour lui offrir une aire de repos. Chaque fois qu’elle s'y abandonnait, elle y trouvait une achillée, une gentiane, de la mélisse, avec un mot glissé sur les pétales, le dialogue silencieux qu’il avait instauré avec elle, cette science tranquille qu’il avait pris le pli de lui donner, partageant avec elle, un lien dont elle ne sut pas d’où il venait mais qui la construisait.
L’homme au cœur labouré avait cherché ses racines et le peu qu’il avait trouvé, il les lui avait transmises.
C’était le sens de sa copie, celle qu’elle avait rendue non pour satisfaire à un concours mais pour être assurée que le petit homme eût sa place au sein des hommes et des herbes de sa région.
Juillet 2023
Grâce à Emilie nous n'oublierons pas Fabien, le héros des bois... très beau texte, Ginette.
❤️ "L’aurore agit sur lui comme une lampée de larmes bues, il apprit à reprendre sa marche longuement pour que la nuit le prenne dans ses bras. La seule raison qu’il avait trouvée pour ne pas s’enfoncer dans la terre, c'était qu'une autre âme avait besoin de lui"
magnifiques lignes, à pas perdus et retrouvés sur le bord de tes mots ... j'ai adoré, Ginette !
Un hommage mérité, en toute humilité et en toute discrétion. La grandeur d'un homme ne se mesure pas à sa taille, et sa beauté-bonté, à ses formes. Un texte que l'on savoure ( et l'omelette au cèpe vient en rajouter) et où qui nous associe à la randonnée. Les fées n'ont pas fini de nous parler... et nous, de parler d'elles...
Merci Ginette de ce bon moment.