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La page de Michel Jarrié La péniche du hasard


J'ai écrit ce texte sans me demander pourquoi je l'ai écrit car il attendait en moi. Je parle d'un auteur de nouvelles qui a déjà publié plusieurs ouvrages. Il est décédé à Avignon le 13 Janvier 2020 à l'âge de 84 ans.

C'est un auteur très apprécié et j'ai eu l'insigne honneur de le croiser au travers de nos échanges littéraires.

C'est de cette rencontre que m'est venue l’idée de parler de lui.

" La péniche du hasard " est plus qu'un hommage. C'est une offrande.

Pour lui qui aimait s’inspirer de la beauté de la nature et de la bonté des hommes, j'ai écrit quelques lignes qui évoquent le lien qui nous unissait tous deux. J'aime à comparer ce lien à une graine qui est tombée dans le sol, a germé, a pris racine puis s'est développée jusqu'à étendre son immense ramure au dessus de nos âmes.




La péniche du hasard Je repassai devant la péniche amarrée sur le quai. C’était un bateau-logement judicieusement transformé pour en faire un bateau de plaisance. Des mains habiles lui avaient redonné un clinquant qui attirait quelques passants passionnés de cabotage car la péniche était encore capable de faire un tour sur le fleuve au chuintement discret. Elle semblait avoir ôté sa vieille redingote pour endosser le gilet écarlate d’une sécurité tranquille. L’inscription portée sur la plaque en laiton posée de guingois sur un crochet en fer n’avait pas changé : « La péniche du hasard ». Il m’en souvient. C’était par hasard que j’avais pris ce détour pour rentrer. Il me fallait un raccourci aux arbres accueillants prêts à me proposer des refuges provisoires. Un crachin tenace se mettait à imprégner la terre. Je vis la passerelle en bois mangée par les herbes fureteuses rabaissant leur tête sous la giclée de l’averse. Une brusque bourrasque ventila mon visage. Je ne vis que l’abri propice à un bref passage. Un moment, je me posai, le temps que les cordées de gouttelettes terminent leur ouvrage. J’entr’aperçus une ombre bouger derrière la fenêtre couverte de rideaux à carreaux. Je repartis sans rien oublier. J’étais juste venue me protéger. Avec la pluie, l’obscurité était bien avancée et avait chu sur le trottoir glissant. Le ciel ne mit pas longtemps à hisser ses voiles bleutés et prise de confusion, je repartis sans rien savoir de la péniche qui n’avait été pour moi que le havre du randonneur éperdu et trempé. Les jours suivants, je n’eus de cesse que de refaire ce chemin qui devint un itinéraire, celui de ma curiosité à percer cette poche d’étrangeté qui s’était glissée en moi. Je pris soin de repasser par la péniche en jetant toujours un regard sur la fenêtre éclairée de la timonerie. J’hésitai devant la passerelle de planches équarries. Une présence avait pris consistance en moi et pour laquelle le jour s’emplissait d’une attention nouvelle. Quand je le vis tenant une chope à la main, engoncé dans une casquette foncée et appuyé au bastingage, regardant l’horizon, je fus étonnée. Une aura de douceur tanguait autour de lui. C’était infime comme impression, mais suffisamment insolite pour que je laisse mon esprit s’y attarder. Le vieil homme regardait le ciel se charger d’humeur crépusculaire, se préparer à rentrer ses parures diurnes pour enfiler d’autres brandebourgs. Une ombre s’allongeait sur le plat-bord. Un autre jour, il se trouvait sur le banc placé contre le rouf du gaillard d’avant. Il avait un livre à la main. Comme j’aurais voulu que nos regards se croisent, mais de lui, le ciel n’imprimait que son profil flouté par une capuche épaisse. Je courais dans le sentier, entendait-il mes pas ? Car je savais qu’on m’attendait. C’était une pensée qui s’était installée en moi, toute seule, après des jours à suivre ce chemin qui menait à la péniche. Un arbre au bout du quai à qui je n’avais jamais su donner un nom, chêne ou orme, rongeait son écorce. L’arbre et le vieil homme devinrent les éléments de ma contemplation quand tous deux se confondirent dans mon regard de les voir penchés sur leur lecture, l’un tournant les pages d’un livre, l’autre effeuillant la ramure. Lors d’une promenade un peu plus longue, je m’aperçus qu’un livre était resté sur le banc. Oublié ? Non. Je ne le pensais pas. Le vieil homme n’oubliait rien, ni sa tisane ni son écharpe. Soigneux, précautionneux, il mesurait ses gestes, il n’était ni affolé ni pressé. Ses gestes étaient lents, sûrs et choisis. Il écoutait l’eau, il humait l’air, regardait sans faiblir un horizon dont il ne semblait pas vouloir s’en détacher. S’il avait laissé ce livre, c’était une invitation à lire un message. Le livre sur le banc, seul avec un signet. Le marque-page s’incurvait prenant la forme d’une flèche. Je ne pourrai pas dire ce qui me poussa à passer le pont. Je me suis retrouvée sur la péniche, j’ai ouvert le livre à la page indiquée par le signet. Je lus une phrase :

« Il faut donner chaque jour. C’est comme le pain, cela nous maintient en vie. » Sur le marque-page, il avait écrit en quelques lignes d’une écriture si élégante que j’en fus troublée : « Prenez votre temps, lisez tout votre content. L’important c’est d’y entrer avant de le ramener. » Je pris le livre non sans avoir regardé la fenêtre. Les rideaux avaient bougé, j’en étais sûre. Ils étaient tirés comme étirés par un sourire de contentement. On célébrait la joie de voir les œuvres mortes arpentées par un visiteur attendu. Je repris le chemin du retour. Le livre ne pesait pas. Je répétais son titre : « Les grands espaces de l’île de Piot ». Mes soirées furent riches en découvertes, je visitais le palais des Papes, Avignon s’offrit à moi. Puis j’appris à frôler le rêve du citadin, j’entrai dans les taillis, les broussailles et les enchevêtrements du chèvrefeuille, de la clématite et de la vigne. Je liais mes doigts à leurs trilles, je vis des allées s’ouvrir à mes regards émus. J’avais devant moi des paysages cachés à la vue des profanes, même le mas de potirons et fruits ne livrait son adresse qu’au détour d’une exploration que je pris le temps d’entreprendre en repoussant les lianes de la jungle dévorante. Sous l’arche au loin du pont où les belles dames s’abîment dans leurs révérences en corolles bleu pâle, je trouvai un lieu où les aulnes et les saules joignaient leurs caresses au glissement des sagittaires couvrant les berges. Les campagnols me menèrent au domaine de Rhodes à ce point de fusion où le monde se sent capable d’effusions. La sylve embrassée me réconciliait avec moi-même. J’étais dans l’extase et la stupeur de marcher sur des chemins que je reconnaissais. Le vieil homme ne m’avait pas ouvert en vain la route d’Aramon. Il l’avait fait à dessein. Je comprenais sa démarche. Il savait qu’en moi se logeait cette clé que je possédais sans l’utiliser. Il avait pris les devants. Chaque livre déposé sur le banc et qui me conviait à lire, était comme une invitation à venir sur ses terres. Je suivais les caprices du Rhône qui pouvait tout inonder un jour de grande colère. Mais le Rhône aimait mes balades, il laissait des alluvions où faire germer les plus chaudes cultures. Ce fut un grand partage de l’esprit quand il y eut des mots sur le marque-page, des noms de peintres, des noms d’écrivains et d’artistes. Il me parlait des tableaux peignant la Provence tremblante de lumière pastel. L’eau prenait des reflets de jaspe et d’émeraude, je me savais comblée de pierreries sur le cours rhodanien. Il m’invita à écouter des sonates. C’était une demande discrète, mais inquiète, entêtante quand j’entendis quelques mesures d’effluves s’élever dans l’air chargé d’iode de l’onde et de ses végétaux. Le marque-page indiquait : « Écoutez la toute petite sonate. N’est-ce pas que cela éloignerait vos tourments ? » Chaque jour, j’eus ainsi mon pain, mon livre, mes phrases, mes mélodies, chaque jour j’accueillis un tableau du ciel qui suivait nos dialogues muets sur une péniche attentionnée. Une transformation s’opéra autour de moi, je ne sus pas quoi exactement, mais j’étais déjà entrée dans une verdure tranquille, ouverte à des bruits qui s’amplifièrent et dont j’appris à reconnaître les sauvages beautés. La nature se métamorphosa doucement en se glissant dans ses singuliers atours. Moi qui passais à côté des peupliers sans voir qu’ils sont blancs, je les aperçus dans leur écorce laiteuse, ces troncs qui me dévisagèrent. Moi qui passais à côté des mulots sans entendre les bruits ténus de leur danse, je les entendis me saluer. Moi qui courais au-devant de mon travail harassant, je me posai sur le talus auprès des castors qui grignotaient le pain tendu. Il me fit voir les dômes et les sceptres dressés comme des sculptures. Il m’apprit que la nature comme l’homme a faim d’un regard et d’un sourire. Quand il sut que j’avais ouvert mon âme, un jour je le vis sur le pont non plus de dos, mais de face. Le vieil homme était plein d’une mansuétude qui m’atteignit au cœur. Il avait décoché la flèche du bonheur. Nous nous regardâmes comme jamais il ne me fut donné de me sentir en paix avec moi-même. J’avais trouvé celui auprès de qui je pouvais parler de mon humble repaire. Il n’eut pas un mot de trop. Il savait déjà tout. Il s’appliqua à déchiffrer les rébus puis à solutionner les énigmes qui nous entouraient tous deux. Le jeu fut ensorcelant, il excellait à entrer dans les dédales de mots, à les manipuler par de miraculeux sésames qui ouvraient des grottes que je n’avais pas su voir. Il parla de lui d’abord sachant que je ne parlerai pas de moi. Il parla de ses amis, de ceux qui l’ont suivi, de ceux qui sont partis. Il parla des morts, des vivants, de ceux qui sont nés pour continuer le monde. Il m’offrit une tasse de thé, toujours accoudé sur la rambarde, avec le fleuve chuchotant à nos oreilles, avec le ciel descendu jusqu’à nos cils battant la mesure de la curiosité, avec les cris des goélands intéressés par nos visages illuminés, avec les battements craintifs des canards colverts batifolant dans les nymphéas. Le regard doux des fauvettes dans les érables, il m’en fit parvenir des clichés et il me parla de lui, de sa vie, de ses promenades en montrant son village qu’il aimait dans ses moindres failles et rocailles.

Nous nous apprivoisâmes, c'était le mot, je n'en voyais pas d'autre quand je cherchais mes mots pour lui écrire de petits messages. Il m'envoyait quelques textes, me disant qu'il aimait écrire et qu'il s'était aventuré seul sur les sentiers de l'écriture. Quand il m’offrit son livre en disant simplement : « Il y a tout de moi là-dedans », je sus que je parlais à un grand homme. Il me dit avec une grande sincérité : – J’ai perçu tout de suite ce qu’il y avait derrière votre manière de placer les mots. Nous formons un cercle d'auteurs qui arpentent nos écritures. Il y a tant d’auteurs que je côtoie, que je voudrais suivre dans leur quête. Votre dernière lettre m'a ému. Vous n'avez pas à me remercier. J'éprouve un vrai bonheur à vous conduire sur les sentiers de la paix. Mais vous, pourquoi cette peine lancinante entre les points-virgules de vos lignes ? Et surtout pourquoi la cacher ? Laissez-la planer comme le silence dans l’envol des éperviers. Le ciel a déjà épongé vos larmes. Laissez-la s’enlacer dans les bras de la racine. On a besoin d’être aimé tous les jours, on a besoin qu’on le dise tous les jours, comme le pain que l’on mange tous les jours. Pour me délester de mes derniers scrupules, il prit les devants du temps qui s’attendrissait. Lui, il avait tout le temps. Il sillonnait les espaces de son regard profond, si calme. Une ride frétille, mais un cerne s’anime pour que de nouvelles vrilles se lancent à l’assaut de l’âme. Je ne parlais pas encore de moi tant la crainte de le décevoir me retenait.

« Pourquoi craindre de n’avoir rien donné alors qu’être là est déjà un don ? » semblait dire son cœur pénétrant qui ne se troublait jamais. J’aimais quand il m’accompagnait sur la route d’Aramon, cette voie que je prenais pour rentrer. Il me racontait ses joies, j’eus le plaisir d’entrer dans le cénacle formé par ses amis très attentifs à lui laisser la place du berger dans les buttes et celle du marinier sur les clapotis du fleuve qui longeait son village. Il me désigna chaque fleur et chaque plante par leur nom. Les secrets des arbres, il les dévoilait tel un druide porteur du liniment immortel que je découvrais buvant jusqu’à la lie l’hydromel de son langage. L’avait-il fait pour laisser la jarre déborder de son trop-plein d’aveux ? Je sentis que j’étais parvenue à cette lisière où l’on accepte enfin de confier ses blessures non pas pour qu’elles s’ouvrent et suintent, mais pour qu’elles se cicatrisent au contact de l’onguent. Je m’affairai dans ma chaumière. Aujourd’hui, je lui dirai d’où je viens, je lui ferai lire mon dernier texte, je lui apporterai le tableau que j’ai peint, je lui ferai entendre cette rhapsodie qui fertilise mon cœur. Il était temps, je rassemblai mes orgues, mes pinceaux, mes plumes, l’encre attendait d’être séchée, la cire d’être apposée sur le front comme le blanc-seing autorisant la confession. Je lui parlerai de là d’où je viens, du chant aigu qui m’oppressait sachant déjà que je n’étais plus auprès de lui l’étrangère que je croyais être. Je lui dirai combien il me rappelait ma transhumance, je lui montrerai mes valises pleines d’algues ramassées, de parchemins rafistolés, je voudrais tout lui donner dans cet élan de vie qui me faisait palpiter, tout lui raconter pour voir monter dans ses yeux clairs cette joie d’avoir pu m’offrir la force d’aimer. « Il faut avant tout aimer l’autre. » Quand je parvins à la péniche, tout était singulièrement obscur. La fenêtre aurait dû être éclairée à cette heure. La péniche était bien solidement amarrée à son bollard mais la passerelle avait subi plusieurs rapides traversées. En témoignaient ses écorchures. Le coup que j’eus au cœur fut si fort que je courus et descendis dans le local manquant tomber dans la cage d’escalier. Je découvris pour la première fois le refuge du vieil homme. Lambrissée du sol au plafond, la petite pièce était chargée de livres et un bureau portait encore les dernières liasses de pages noircies par une écriture fébrile. Rien d’un départ précipité. Seulement le vide, le dénuement total. Le vieil homme était parti en silence, happé par les étoiles du ciel fonçant dans sa cabine, par les flots d’un fleuve qui avait bercé ses nuits divines. « Tout n’est que voyage. On est un passager sur terre.»



Ginette Flora

écrit le 22 juillet 2020

et publié le 13 janvier 2024

44 vues9 commentaires

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9 Yorum


Oh superbe ...Merci encore ...cela me touche beaucoup et je te laisse mes pensées les plus douces et pour Michel aussi ...

Beğen
Şu kişiye cevap veriliyor:

❤️Oui c'est vrai et il le portait en lui ...je l'adorais, tu sais et il était tellement gentil ... c'est si précieux, des gens pareils ...

Beğen

Je me rappelle parfaitement ce texte hommage que tu avais mis en ligne sur Short Édition, Ginette ! Je n'ai malheureusement pas eu la chance d'échanger avec Michel Jarrié à l'époque mais je sais qu'il était très apprécié sur la plate-forme littéraire.

Beğen
Şu kişiye cevap veriliyor:

Je ne pensais pas parler de lui , c'était une personne si discrète et si pudique que je n'aurais pas osé le faire sans lui en parler.

Mais tu vois, je le fais en ce jour ...

Beğen

Un grand merci, Ginette, pour ce très beau texte que j'ai relu avec émotion... je n'ai pas oublié Michel Jarrié, un homme que j'aurais eu grand plaisir à rencontrer.

Düzenlendi
Beğen
Şu kişiye cevap veriliyor:

Chaque fois que je lis ce texte, j'ai l'impression qu'il est là...

Beğen

Tinouch
13 Oca

Très émouvant de relire ce texte qui était je crois mon préféré sur Short avec en plus cette ouverture sur les coulisses de sa création. Cette date du 13 janvier étant par les hasards de la vie doublement mélancolique pour moi. Un immense merci Ginette !

Beğen
Şu kişiye cevap veriliyor:

J'ai pensé qu'il pouvait rejoindre les pages des auteurs du blog .

L'idée ne m'est venue que maintenant.

Je crois que dans nos pensées, il y a un long processus de macération dont nous ne sommes pas conscients sauf quand brusquement un jour, quelqu'un craque une allumette ... ou que quelque chose nous fasse voir une certaine lumière .

Beğen
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