top of page

La vieille roulotte

Dernière mise à jour : 7 juil. 2023


Elle se préparait à tourner.

– Mohini ! Encore quelques secondes ! Tu entames ton approche vers Raju dans la prairie.

La coiffeuse pressait sur son vaporisateur. La chaleur secouée de spasmes floutés pulsait la lumière crue en mille dards acérés. Son habilleuse veillait sur la tunique brodée de fleurs rouges. Mohini eut une pensée fugitive pour l’étincelle qui doucement ne se lassait pas de lui rappeler qu’elle ne s’éteignait pas. C’était ténu, lové au fond de ses limbes.


– Action !


C‘était ainsi, il fallait de temps en temps sortir de la grotte où se fixait la plante qu’elle aimait.

Le village, fruste et assoupi jusqu’alors, avait trouvé un sujet d’animation. On ne parlait plus que du film tourné sur la place unique encombrée d'échoppes et de vieilles guimbardes, avec des visuels sur les grands champs environnants et même dans les humbles habitations des villageois. Le réalisateur ne cherchait pas à se conformer aux codes habituels des comédies musicales du monde cinématographique des grandes villes et avait réduit le temps consacré aux chorégraphies, aux séquences chantées et dansées. Il voulait mettre au premier plan le fait social et dans le village, les faits de société abondaient.

La production en positionnant son matériel de technologie avancée attisait la curiosité. Tout était à prendre sans que jamais tout l’ancien ne fût rejeté. C’était la formule qui guidait le synopsis. Si le vent soufflait sur les toits, il n’emportait pas le sol qui ne libérait que sa poussière. Elle se le répétait vaillamment quand on la maquillait et la préparait tous les matins pour assurer une séquence musicale ou scénique.

Les voitures-logis, les camions émetteurs, les câbles, les appareils garés en files processionnaires sur la place publique comblaient de joie les enfants. Il y en avait toujours en abondance, des petits garçons aux grands yeux noirs, des petites filles aux longues tresses d’ébène retenues par des rubans colorés. Il y avait plus d’enfants et d’animaux sous le banian que de techniciens au travail. Des enfants excités, remplis de curiosité et d’exaltation, les yeux sans passé juste ouverts sur le présent et que les images nouvelles allaient s’incruster au fond de leur jeune mémoire.

Un petit garçon la suivait. Elle l’avait tout de suite remarqué. Il la dévorait des yeux, lui décochait des sourires si irrésistibles qu’elle se retournait pour en redemander. Probablement, se dit-elle, elle lui laisserait une partie d’elle-même en même temps que la gourde d’eau minérale qu’elle portait en bandoulière et qu’il lorgnait avec envie. Il la suivait partout, fredonnant la romance qu’elle jouait et qu’il avait apprise par cœur comme s’il s’agissait d’une comptine.


Il alla même jusqu’à l’inviter dans sa maisonnette, une habitation mal éclairée mais pourvue de commodités. Les services sanitaires avaient installé des latrines intérieures mais que les anciens de la maisonnée refusaient d’utiliser, préférant s’en tenir à l’usage des latrines sèches dans les cabines extérieures. Non pas qu’ils refusent l’agrément, le luxe et l’hygiène procurés par des latrines intra muros mais parce qu’à l’usage, ils en avaient remarqué les contraintes, l’engorgement des égouts les exaspérait et ils étaient las de suivre les canalisations du village régulièrement obstruées. Des tuyaux qui ne retrouvaient plus le passage d’un égout disproportionné, évadé dans la nature, constamment malmené par les pluies torrentielles de la mousson, toutes les raisons étaient énumérées avec fatalisme.

Ajit, le petit garçon en narrait les épisodes les plus truculents avec force éclats de rire tandis que la montée du rire de Mohini allait se confondre avec le cristal d’une étoile ébréchée.

L’équipe cinématographique logeait dans des baraquements, les camions et leurs remorques étaient remplis d’objets d’hygiène, d’accessoires de scène, de costumes, de linge et de caissons d’eau minérale. Des caravanes s’alignaient le long des clôtures, des cabines de douches disposées en rangs d’oignons, élémentaires et rustiques, dressées autour des points d’eau, pointillaient le paysage. Les plus valeureux se jetaient dans la petite rivière qui s’efforçait de couler dans l’herbe flapie. Et les tentures séparaient les personnes, les bâches tamisaient, isolaient les paillettes de sueur agglutinées à la peau, les chiffons séparaient les groupuscules. Dans le patchwork ambiant, rien ne dispersait les animaux qui promenaient leur lenteur flegmatique dans les champs, à peine aiguillonnés par les bouffonnades des enfants toujours excités à l’idée de leur faire mordre la poussière.

On faisait brûler les bouses de vaches, les déjections des bêtes servaient d’engrais et de combustible. Ajit repérait les endroits pleins pour en informer sa mère qui s’empressait de le signaler aux femmes de sa maisonnée. Il aidait parfois à fabriquer les bousats mais le mélange de la bouse et de la paille demandait une telle concentration que sa mère l’envoyait lire ses livres et remplir ses cahiers des exercices d’écriture que la maîtresse d’école donnait tous les soirs aux enfants.

Sa mère lui enseignait le travail de la terre, répondant patiemment à ses questions, expliquant les contraintes utiles des travaux et des jours. La conversation s’éparpillait souvent quand elle était empêtrée par ses découpages de bousats en briquettes, quand elle bavardait avec ses voisines. Ajit ne comprenait pas tout mais sa curiosité infatigable, en éveil comme des antennes vibrantes ne perdait pas une miette des discussions pour les remettre sur le tapis en les ravivant à celle qui officiait dans la petite école. Si la vie tressautait, se parait de tours prodigieux, c’était qu’Ajit venait de poser une question qui, paraissant incongrue, devenait lumineuse quand on l’avait rattrapée.


– C’est quoi le méthane, Sita ?

– Un produit qui permet de fabriquer de l’électricité. On peut tout faire avec la bouse de vache. On peut tirer du méthane à partir de la bouse de vache. Déjà les premiers hommes l’ont utilisée.

De son babil, Ajit laissait tomber des flopées de mots qu’il transposait au gré de ses compostions verbales. Il lui arriva d’en parler aussi à Mohini. Elle lui dit :


– Tu sais, il fallait bien cuire le pain et en ramassant tout ce qui était à leur portée, les hommes ont vu que la bouse de vache pouvait être aussi utilisée comme du bois. L’arbre donne tout, il y a aussi la vache qui ne quitte pas l’ombre de l’arbre.


A cet instant de l'explication, le ciel devint si grave que même Ajit en perdit la voix. Mohini s’était figée dans un silence qu'elle ne repoussait pas. Il sentait qu’elle rejoignait une pensée, une autre voix qui lui répondait.

« Si même le prophète Ezéchiel s’en est servi pour faire du pain, on va bien nous aussi en faire quelque chose. » avait dit Ashok quand ils avaient pataugé dans les pénibles journées de la mousson.

Elle revint vers les yeux inquisiteurs du petit garçon :


– Rien ne se perd, tu le verras toi-même, tout peut être utilisé, transformé et souvent nos mains, simplement nos mains font des merveilles.


Ajit semblait ne plus vouloir quitter Mohini, à peine avait-elle le temps de lui parler, il était volubile, intarissable, son babil continu comme un outil de travail, il s’en servait sans rechigner. Ses mots jouaient une douce musique, des promesses s’envolaient sur des fusées qu’il origamait avec du papier et des feuilles. Il pliait des pensées spontanément, c’était un vent de fantaisie qui l’accompagnait, elle se prit à poser son cœur gonflé d’absence sur les boucles d’ébène d’Ajit. Dans les grands yeux noirs, elle y lut la vie d’un baladin se nourrir à une sève rougie du sang des récits épiques. Il y avait dans la vitalité d’Ajit la renaissance des espoirs échoués et elle savait seulement que rien ne pouvait l’empêcher d’entendre palpiter la clameur des présences inconnues.


La mère d’Ajit raconta qu’elle avait donné le prénom d’un acteur de cinéma à son fils qui, dit-elle en riant, s’était certainement approprié ses performances. « Il bouge tout le temps ! » en parlant de l’agilité déconcertante d’Ajit. Le petit surgissait comme un oiseau sur une branche, comme une fleur épanouie dans « un malai » de fête, guirlande de fleurs aux parfums persistants, jasmin, rose et marigold. Devant sa maison, la mère d’Ajit tressait des guirlandes de fleurs et les livrait par paniers entiers à ses commerçants.

Ajit venait par surprise dans la journée et lui passait non pas son bras autour du cou mais une guirlande de fleurs qu’il posait en souriant. Le jour où elle cria à la vue d’une bête rampante et pourvue de mille pattes et de têtes, Ajit se mit à rire en repoussant la bête du bout du pied. Le petit riait de tout, ramenait sa cargaison d’objets qu’il étalait devant elle, son coffret aux secrets. Elle ne lui demanda pas d’où il tenait sa collection de petites voitures, il anticipait en racontant avec beaucoup de verve sa chasse aux maquettes, elle le laissa pérorer, il imitait parfaitement le bruit du train qui passait au loin comme il savait imiter la voix du maître de son école qu’il faisait chevroter pour le caricaturer.

Un jour, il surgit dans une séquence romantique qu’elle tournait en évoluant dans une scène où la chorégraphie avait été minutée, chaque geste cadré et fixé avec minutie. L’irruption d’Ajit an pleine romance s’harmonisait si mal avec le sujet que le scénariste et le cadreur, après de longues concertations, décidèrent malgré tout de garder la scène en modifiant le scénario, la spontanéité, la candeur de l’enfant crevait l’image.

Ce fut une longue suite de négociations avec les parents qui en profitèrent pour faire comprendre que le petit avait bien mérité un salaire. Il y eut des palabres, des entretiens houleux, des tonnes de revendications, une affaire coriace qui dura tout autant que le tournage, Ajit s’ingéniant à faire valoir ses prouesses.

La roulotte dépassait son imagination. Il en parlait comme d’un véritable palais des merveilles. Ses grands yeux noirs fouillaient les moindres recoins, en restituaient une couleur qu’elle ne connaissait pas, elle ne pouvait lui refuser toute son attention. Il la capturait doucement mais fermement. Ses yeux, des lanternes, les signaux d’un cœur toujours allumé, en haleine, même quand le petit dormait, épuisé, sur la banquette de la roulotte, ses longs cils bougeaient, les paupières cachaient une vie peuplée d'étrangers et d'animaux fabuleux.


La roulotte rouge, elle ne l’avait pas rénovée, à peine avait-elle arrangé les meubles, rafraîchi les rideaux et revu la décoration intérieure. Elle avait préféré garder la patine de la première peinture. Les marches en bois, le tuyau de cheminée du toit, les larges fenêtres, les roues anciennes, tout rappelait une itinérance, un voyage vers un manque à combler. Elle le perçut dès le moment où elle avait contemplé l’arc des courbes voûtées, comme si elle recevait la carte d’un sillage qui pouvait venir s’assembler ou du moins s’aligner contre le porche de sa vibration intérieure. Elle n’avait pas hésité, elle avait acheté la roulotte à un vieux brocanteur et avait refusé la caravane qu’on lui avait proposée pour sa tournée dans le village au cœur de la campagne.

Tractée par une voiture de la production, conduite par un des techniciens, elle avait pu se reconnecter avec la sauvage beauté des grands espaces du plateau du Dekkan. A chaque tour de roues de la roulotte, elle entendait le craquement d’un oubli, d’un besoin, c’était le bruit d’un signe qu’elle sentait rouler le long des routes. En elle, qu’y avait-il qui restait accroché à une valve motrice comme un coquillage rétif sur son rocher ?

Tout frissonnait d’un soupir auquel elle aurait voulu répondre. Tout traçait une lettre qu’elle aurait voulu saisir comme on arrache une page pour écrire sa pensée et qu’on l’effeuille car la pensée qui avait provoqué une exaltation, se déplaçait, perdait de sa fraîcheur première mais revenait se réfugier dans la seule demeure où elle se sentait apprivoisée.

Où était-il ? Pourquoi était-ce en lui que luisait le diamant dans toute la pureté de ses nombreuses facettes ? Elle aurait voulu qu’il se tienne devant elle, lui aussi remplissait l’espace d’un ciel. Elle aurait voulu que la première heure soit la rosée de la fleur qu’il égoutte pour se réveiller, que se lever sous le pli de l’aube l’aurait désaltérée. Tout aurait été plus simple, elle aurait pu étancher sa soif, accepter l’explication de son aspiration comme étant la recherche de la source qui dévalait des roches abruptes. Car rien ne pouvait lui enlever la certitude, l’effrayante conviction que son manque venait d’ailleurs.

Ashok serait toujours l’être premier, portant en lui la marque primitive d’une existence originelle où elle se penchait, irradiée par la lumière qu’il réfractait. Elle soupira. C’était un soupir de plus, le ciel haussait les épaules nuageuses, navré de ne pouvoir lui offrir la réponse à sa quête vers sa propre identité.


– On reprend, hurla le réalisateur.

Sur le plateau des terres noires où le basalte et le grès formaient des paysages plats, les champs de coton se balançaient au rythme d’une brise douce. Le temps était au beau fixe. Il y avait même une légère palpitation nuageuse propice à l’enchaînement des chorégraphies. Les opérateurs attendirent que les deux principaux acteurs se mettent en place. Mohini jouait le rôle de l’héroïne éplorée qui racontait sa tristesse de quitter son ami, son visage sans défaut était l’objet de toutes les vénérations. L’acteur principal était la coqueluche du village, l’idole incontournable dont la personne déifiée figurait sur tous les supports, même les plus inimaginables comme les cornes d’une vache.

Mohini se disait qu’Ajit valait à lui seul tous les admirateurs. Au fond d’elle-même, elle s’était mise à espérer l’arrivée d’Ashok alors même qu’elle ne lui avait pas donné l’adresse de son lieu de tournage. Qu’espérait-elle quand tout la faisait sursauter ? Elle n’attendait rien, elle le savait mais elle le pressentait partout au bout de deux tours de danse, elle l’entendait murmurer : « Continue calmement à jouer ton rôle. » C’était son absence qui réveillait les rides de l’eau, les plis de la fleur, elle s’immobilisait pour écouter le bruit étrange des pas d'un étranger sur la colline .

Ce ne fut pas Ashok qui vint mais Ajit qui déboula et resta auprès d’elle. Il souriait, tout son corps était secoué de rires et de joie, il frétillait. En réajustant ses plis, Mohini lui dit :


– Tu me donnes le tournis.

– Mais non, viens. Je ne veux pas te voir comme cela. Tout se passera bien. Pourquoi as-tu peur ?

– Je n’ai pas peur.

– Alors pourquoi es-tu si triste ?


Et ils éclatèrent de rire. On ne pouvait rien cacher à Ajit, se dit Mohini en soupirant devant la lune qui, un soir, devint si ronde, si blanche, si pleine qu’elle fut tenaillée par un manque incompressible. Elle se mordit les lèvres, serra les poings, se croisa les bras, s’entoura les genoux, laissa ses orteils s’enfoncer dans les herbes et s’y perdre.

L’instant lunaire surmonté de l’orbe argenté brillait entre les ramifications des arbres, renvoyait à des poussières de solitude. La nuit luttait pour atténuer les pulsations des étoiles mais le soupir tombait dans le ruisseau, s’éparpillait sur les chants de l’eau, un endroit qu’Ajit lui avait montré :


– Viens, on joue à regarder les poissons, à sauter de caillou en caillou, je commence même à faire des plongeons.


Ajit savait beaucoup de choses, réinventait des gestes qu’elle croyait inertes et répétitifs. Ajit renversait les habitudes, retrouvait le sentier qui menait aux racines qui dormaient au pied de chaque arbuste, il transformait les arbres en personnages mais que faisait l’oiseau sur le roseau ? Et les papillons au beau milieu d’un bout de bois sur la berge ?


– Tu sais que là, c’est de l’argile et qu’on peut la pétrir, l’écraser, la rouler pour qu’elle devienne ce que tu voudrais qu’elle devienne ? Je sais que je deviendrai autre chose, je te verrai me transformer en quoi je ne sais pas mais tu es déjà dans ma tête. Je sais que j’adorerai être ce que tu auras fait de moi, une sculpture, un astre sûrement qui va briller, briller, briller...


Mohini souriait, souriait, souriait, Ajit était un joyeux luron, il réussissait à la sortir de sa mélancolie.

La matière argileuse était de fait récoltée par les sculpteurs du village, réputés pour leur travail de modelage, jarres et cruches, personnages et statues de divinités mythologiques apparaissaient sous l’agilité de leurs doigts.


Toutes les voitures tractaient des caravanes ou des remorques. La roulotte de Mohini avait appartenu à un montreur de marionnettes, un amuseur d’enfants qui avait longtemps gardé son théâtre ambulant. Le bateleur aux mille talents, celui qui voyait scintiller les yeux des enfants quand il racontait des histoires en remuant les ficelles de ses héros, avait fini par s’éteindre, terrassé par une maladie dont il n’avait jamais voulu connaître le nom, lui avait raconté le brocanteur. Avec un geste discret de la main, il lui avait dit que l’acrobate des mots avait laissé ses livres dans un endroit secret de la roulotte.

Pour Mohini, la roulotte devenait de plus en plus son havre de sécurité, son domaine apaisé. Une partie d’elle-même s’y était raccordée. C’était une sorte d’atelier que le Pagliaccio avait laissé. Elle n’avait pas touché à ses masques et à ses costumes. Elle l’avait aménagé et au cours des travaux, elle avait trouvé une trappe contenant des livres d’enfants. Des livres imagés, des livres avec des chiffres, des lettres, des dessins, des couleurs. Des livres avec des contes et des comptines. Elle n’avait pu s’empêcher de se livrer à des spéculations sur la vie de l’artiste itinérant. Quelque chose lui intimait déjà de les conserver pour un usage futur. S’approcher de la trappe lui causait un léger vertige, elle n’avait cessé d’être intriguée par la présence d’un secret non élucidé dans sa roulotte. Elle ne voulait pas non plus trop vite désamorcer l'énigme.. Deux mouvements d’humeur se heurtaient et diffusaient un relent de vétusté. Un parfum suranné flottait sur sa roulotte, se perchait sur le toit et glissait sur les marches. Les humer participait à l’enchantement dont elle s’entourait quand elle rentrait dans sa roulotte.

Ajit découvrit la cachette.

– Des livres ! Regarde des livres ! C’est mon rêve ! Je voulais des livres, beaucoup de livres.


Ce fut comme un déclic. Il y avait bien eu une histoire dans la vie de Pagliaccio, elle ne le saurait jamais mais Ajit déverrouillait l’intrigue.

Ils emportèrent quelques livres, ils surent en faire des colonnes de récits sous les arcades de leurs lectures. Des sculptures jaillirent pour former des péristyles, des galeries de vies s'élargissaient, multipliées par les rêves du petit garçon qui entrait dans les pages comme un lutin dans les fourrés.


– Tu vois, il y a tout dans les livres et la maîtresse ne dit pas tout à l’école. Le ciel n’est pas tout seul. Il a ses chariots de nuages, ses écharpes d’étoiles, sa lune, ses couleurs noires et bleues, ses colères aussi et ses secrets, tellement de secrets !


Mohini, troublée, demanda seulement :


– Quels secrets ?

– La tristesse, les larmes, la nuit pleure comme nous, la nuit regarde et prend ce qu’elle peut.


Les livres du voyageur, Ajit voulut aussi savoir les lire.


– Cela viendra. Tout va bien à l’école ?

– Oui mais il faut vivre aussi avec les copains. Ils sont fous, mabouls !

– Tous ?

– Oui, ils crient, ils cassent et on doit faire pareil sinon on est jeté par terre. C’est comme avec ton film. On te regarde jouer ce qu’on a écrit pour toi. A l’école, on me regarde tous, ils veulent que je joue aux soldats comme eux.

– Et tu le fais ?

– Oui. Pour avoir la paix. Sinon ils me tapent dessus. Un jour, ils ont déchiré mon livre de lecture et c’est maman qui m’a grondé. Elle a mis tant de joie à remplir mon cartable que je l’ai entendue crier mon père puis pleurer toute la nuit. Et tout cela à cause de ce méchant garçon toqué de ma classe.


– Tu veux que je vienne te voir à l’école ?


Ajit ouvrit de grands yeux si médusés que Mohini éclata de rire. Il écarquillait sa surprise, béait de totale stupeur. Tout se lisait sur l’innocent visage, tout se lisait comme dans un livre ouvert.

La séance de lecture de Mohini rencontra un tel succès qu’Ajit ne s’en remit jamais. La présence de l’actrice au sein de l’école avait galvanisé les écoliers et les professeurs du cours élémentaire. Les enfants intimidés portaient des fleurs pour accueillir Mohini qui ne se contenta pas de lire les livres de Pagliaccio mais elle demanda aux enfants de les feuilleter et de lui dire ce qu’ils en pensaient.

Ajit raconta la scène à sa maisonnée qui accueillait trois générations de sa famille, le village fut mis au courant que l’actrice avait pris une matinée pour aller à la rencontre des enfants et leur lire un conte qui parlait d’un petit garçon martyrisé par ses camarades. Mohini y mettait une telle fougue que ce fut une véritable prestation qu’elle leur fit en variant les tonalités, en exécutant quelques pas de danse, en riant et en modifiant sa voix. Il y avait tant de conviction qu’elle eut la classe suspendue à ses lèvres et à toute sa personne. Elle ne se privait pas de mimer les diverses séquences, de froncer les sourcils, de murmurer, de chanter, allant d’une tonalité à l’autre tant et si bien que les enfants eurent l’impression d’assister à un spectacle de mime. Elle les interpelait :


– Vous martyriseriez vos camarades, vous ?

– Oh non, hurlèrent les enfants.

– Que feriez-vous alors ?

– On est gentil, nous, on va rire et danser !


Mohini, les poings sur les hanches, haussait la voix, elle la descendait d’une octave, elle chuchotait, elle jouait sur toute la gamme des sentiments et quelle ne fut pas sa surprise d’entendre les enfants reprendre sa romance en chœur !

De ce jour, Ajit fut considéré comme un héros et ne fut plus importuné de la même manière. On le tannait pour qu’il obtienne un autographe de Mohini et des divers protagonistes du film dans lequel elle tournait. Ajit acquit une notoriété qui finit par le gêner aux entournures.


– On était bien tous les deux.

– On est toujours bien, Ajit.

– Je sens que ce n’est plus pareil.


Et du haut de ses huit ans, il la regarda comme la lune regarde le bois brûlé abandonné au bord de la berge, l’éclaire de son rayon blafard et reste sur l’herbe à fouiller les cendres.


Le producteur travaillait à placer les éléments sur le paysage. Mohini osa lui demander de prendre la fraîcheur du paysage sans l’assembler ni la recoller avec des séquences découpées et remontées. Quand elle glissa dans l’herbe sur une bouse de vache bien cachée et oubliée par les laboureurs de scène, elle demanda à conserver la séquence qui introduisait une note humoristique dans le synopsis. L’acteur avait eu la présence d’esprit d’entraîner l’actrice en enchaînant la scène après lui avoir signalé d’un clin d’œil quelle serait la nature de son improvisation.

Il l’avait prise dans ses bras et plongée dans le plan d’eau voisin. Elle lui en sut gré, la chaleur était torride, la maquilleuse trottinait derrière les caméras en épongeant son front, en réajustant son maquillage. Dans l’eau, l'héroïne s’étira et resta à l’écoute du battement de l’air, elle fixa le ciel d’un bleu à perforer les yeux. Le soleil épiçait de safran sa lumière qui flambait. Elle s’abandonna à la voracité des saveurs, à l’entêtement des couleurs. Quant aux odeurs, si la bouse de vache avait momentanément perverti le parfum du jasmin, elle souriait en y pensant. L’abondance ne manquait pas, Raju son partenaire était assis sur la berge et tous deux sentaient monter le musc des végétaux, leurs regards dépassaient le champ clos d’une réalité blessante. Le preneur d’images et de sons ne lâchaient pas la prise, il avait lui-même capté une radiance de surnaturel. Il aurait tout loisir de choisir dans les images remplies de spontanéité, l’image unique, celle qui au contact de la conjonction de plusieurs éléments, chaleur, couleur, douceur, moiteur suggérait une sensualité mieux que ne l’eussent fait des chorégraphies orchestrées et préparées. Sur les bras et le visage de Mohini, ondoyait sous un ciel ravageur, une beauté scintillante révélée par l’improvisation de la séquence.

Le soir, sur les marches de la roulotte, Mohini, tournait et retournait sa lettre sans jamais savoir si elle voulait l’envoyer. La journée avait été pleine, elle cherchait à offrir sa magnificence. La solitude était une douce compagnie mais rien ne pouvait lui ôter l’envie de relier pour un moment un faisceau de la lune au rayon des lucioles qui restaient allumées en elle.


Sa main s’arrêta, elle n'arrivait pas à griffonner des mots, la page raturée mourut dans son poing. Une autre page s’ouvrait et finissait après qu’elle l’eut chiffonnée. Elle l’ouvrait, la dépliait, la défroissait, relisait les quelques mots jongleurs qui se voulaient drôles mais qui retombaient en dégageant une étrange mélancolie.

L’attente nocturne recommençait, l’attente vigilante mais en repoussant les graminées qui se jetaient à l’assaut des marches de la roulotte, elle ne voulait pas qu’Ashok la vît secréter une tristesse qui venait de loin. Lui-même, elle le sentait confusément, portait la cicatrice d’une perte, la morsure d’un besoin, la quête d’un manque qu’il ne parvenait pas non plus à définir. Quel signe attendait-il, l’approche de quels pas, l’attente de quel silence ?

C’était son espace intérieur, elle le savait, elle en était pénétrée elle-même de cet instant qui la mordait. Longtemps, elle l’avait pris pour un doute mais le doute détruit. Or, rien ne disparaissait en elle, rien n’était détruit, l’ombre restait, tranquille et munificente.


– Pourquoi restes-tu seule, le soir ? Ils sont tous à la fête, à rire et à décompresser. à se goinfrer aussi, ajouta en souriant Raju, le jeune premier à qui la production avait recommandé de veiller sur son poids. Quelques grammes de plus que le poids réglementaire exigé par le contrat lui coûterait son éviction. Des jeunes premiers ventripotents, gras et ridés, le cinéma à petit budget n’en voulait pas. La production cherchait des acteurs qui se confondaient avec le paysage local des hommes du village, des silhouettes ordinaires.

Pour la femme, c’était une autre affaire. S’il y avait une place pour chaque femme, pour une actrice, la place était particulière. Elle se retrouvait très vite placée aux portes de l’empyrée des divinités. Déjà Ajit l’adulait en lui apportant régulièrement une fleur, jamais la même, elle avait pu voir l’inventivité du petit bonhomme qui au delà de l’offrande, la gratifiait de son jeune savoir en horticulture. « Nooon, je ne suis pas champion dans le langage des fleurs, j’aime les fleurs et j’apprends leurs noms, » protesta le jeune jardinier.


– Alors tu es florophile, lui dit Mohini.


Et l’étrangeté du mot le fit rire aux éclats. Elle lui lisait un conte pendant qu’il grignotait son goûter. C’était le temps des fleurs et des épices.

Ils avaient une place dans la prairie, au pied d’un banian, la vue sur le plan d’eau, image de toute beauté que les producteurs avaient su exploiter pour y laisser défiler les romances du film.

Mohini avait pris le pli d’accompagner Ajit à l’école quand il arrivait devant la roulotte garée dans les champs non loin de la maison d’Ajit et de ses parents. La location du champ pour permettre aux caravanes, aux remorques et toutes sortes de carrioles de se poser sur les terres, relevait des affaires des grands comme disait Ajit quand il la voyait penchée sur ses carnets.

– Après si tu veux, quand tu auras fini de signer avec les seigneurs du jour, tu pourras venir voir comment chante le fakir des bois.


Mohini le suivait, écartant les herbes folles, lui il était en sandales, vêtu de son short et de son chemisier quand il n’avait pas son uniforme d’école.

Mohini savait déjà qu’en quittant les lieux, elle lui cèderait les livres qui étaient dans sa roulotte. Certains livres avaient trouvé leur destination. Il en avait fallu du temps, elle avait suivi sa petite voix qui lui avait dit d’attendre que le moment vînt : « Attendre, c’est la loi de l’univers » lui répétait la voix. « Il y a une destination pour chaque chose. » Peut-être était-ce pour cela qu’une zone de son cœur veillait, attendait, tremblait.

Elle évitait de parler à Ashok de ses lieux de tournage, elle sentait chez lui une crispation qui se réfractait dans les méandres de son esprit. Elle attendrait de rentrer en ville où leurs étoiles étaient dessinées, pour que ni elle ni lui ne succombent à l’insoutenable pression des illusions.

La fragilité des gestes et des désirs contenus dans chaque mouvement du corps quand ils se retrouvaient était telle qu’elle en portait indéfiniment l’écorce vive et rude.

Juin 2023

6ème épisode de l’homme des collines

45 vues9 commentaires

Posts récents

Voir tout

9 comentários


Colette Kahn
Colette Kahn
26 de jun. de 2023

Autour de la vieille, mais si belle roulote en "guest star", un tourbillon de scènes et des personnages hauts en couleur. Noir dans salle, silence, le film commence...

Curtir
Ginette Flora Amouma
Ginette Flora Amouma
26 de jun. de 2023
Respondendo a

Super, Alice !

Curtir

Fredoladouleur
Fredoladouleur
25 de jun. de 2023

Comme Mohini, tu sais user de toute la palette des émotions et nous offrir un agréable moment de lecture, Ginette ! ^^

Curtir
Ginette Flora Amouma
Ginette Flora Amouma
26 de jun. de 2023
Respondendo a

Merci beaucoup, Frédéric.

Curtir

Fournier Viviane
Fournier Viviane
25 de jun. de 2023

" Tout frissonnait d’un soupir auquel elle aurait voulu répondre. Tout traçait une lettre qu’elle aurait voulu saisir comme on arrache une page pour écrire sa pensée et qu’on l’effeuille car la pensée qui avait provoqué une exaltation, se déplaçait, perdait de sa fraîcheur première mais revenait se réfugier dans la seule demeure où elle se sentait apprivoisée. "

Comme elle est belle et riche de tout, cette "vieille roulotte" ...merci Ginette !❤️

Curtir
Ginette Flora Amouma
Ginette Flora Amouma
25 de jun. de 2023
Respondendo a

Merci à toi, Viviane , d'être montée dans cette roulotte !

Curtir

Membro desconhecido
25 de jun. de 2023

Et nous voilà de nouveau pris dans les méandres d'une vie, où le petit et agile Ajit agit tel un électron libre capable de libérer bien des énergies, du haut de ses cinq petites années.... Et le clin d’œil à l'opéra vient nous rappeler que la vie d'artiste n'est pas toujours un fleuve tranquille. Même sans trahison, l’ombre du cheval léonin plane au dessus de la roulotte. Vesti la giubba ! Ridi, Pagliaccio !

https://www.youtube.com/watch?v=3cYc5QCoYg4

Curtir
Membro desconhecido
25 de jun. de 2023
Respondendo a

La fin est effectivement fracassante. Je ne connaissais pas ce Di Stéfano. C'est un ami ex shortien qui me l'a fait découvrir... c'était un grand interprète et un ténor de talent.

Pagliacci est un opéra si court qu'il peut servir d'initiation aux amateurs qui s'ignorent . Voici une version assez récente, aux Chorégies, avec Alagna.

https://www.youtube.com/watch?v=AXljhgl28wc

Bon dimanche, Ginette.

Curtir
bottom of page