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La violette et l'iris

Dernière mise à jour : 5 févr.

Personne ne l’approchait vraiment hormis les fées et les elfes qui s’étaient habitués à ses accès d’inquiétude. Une connexion s’était vite produite avec le petit elfe, Kelven qui était devenu son confident. Parfois d’humeur taquine, elle le bousculait de questionnements, on savait alors pourquoi le couchant portait autant d’écharpes moutarde à son cou, pourquoi les poumons dorés de l’horizon expectoraient leurs quintes spasmodiques.


Les voisins étaient-ils de retour ? Les lendemains seraient plus cléments, Violette flairait un mauvais coup du côté des demeures opulentes d’où s’échappaient les bruits de fêtes organisées par les maîtres des lieux.

 Mais personne ne savait qu’elle les épiait. Nul ne la remarquait quand bien même Kelven lui rapportait quelques bribes des discussions qu’il avait pu surprendre. Tant de fois, elle avait entendu : « Mais il y a des violettes par ici ! » On avait écarté les feuilles émeraude, de grosses mains qui empoignaient les mottes de terre d’où faiblement tombaient quelques violettes malmenées, elle en avait senti de plus  indulgentes qui à défaut de se répandre en plaintes dubitatives, se laissaient choir sur la rude rocaille sans s’apercevoir que des violettes grandissaient dans les couloirs des roches en abaissant les plis de leur robe mauve.

Mais après s’être exclamé et  réalisé qu’elles existaient, la conversation se dirigeait vers les crocus tout aussi violets et qui émergeaient d’une fourche de sabres effilés. Les fées en  voyant que Violette en était affectée, lui promettaient  des instruments plus élaborés :


–  Ta musique est trop douce et basse, on t’entend à peine. Fais vibrer les violons, libère ton souffle au son de la flûte et joue sur ton vieux clavecin le grincement chevrotant de ta déception.

 

 Dans le bureau de Roger Grandin,  les discussions continuaient. On peinait à trouver le point d’accord où les soucis d’agencement du domaine prendraient fin. Roger refusait de céder une partie de son domaine à des promoteurs aveuglés par leur seul objectif : construire, abattre l’ancien, poser de nouvelles briques, refaire selon un schéma  toujours plus révolutionnaire, plus compétitif, aménager des espaces sans se soucier  de quelques autres questions subalternes qui gênaient la mise en place  de leur  projet. Une violette ne les empêcherait pas de parapher le dernier feuillet de leur cahier des charges.

Le stoïque Germain circulait entre les tables en proposant divers breuvages dont il était le seul à connaître les ingrédients, les vrais, ceux qu’on ne mentionnait pas  parce que les excès des liqueurs  embrumaient déjà les esprits. Dans chaque liqueur,  Germain ajoutait quelques gouttes d’une plante qui embaumait le domaine mais croissait dans un recoin ignoré des propriétaires. Germain veillait à sa croissance en distillant un élixir qui, injecté à petites doses,  pouvait neutraliser les fonctions cognitives. 

 Seule la violette échappait à la malédiction qu’il vouait aux plantes du domaine. Chaque plante demandait des efforts constants. Germain avait intégré la division des mécontents. La révolte grondait, les tenants du domaine continuaient à ignorer les mouvements séditieux qui couvaient sous les colonnades envahies de fleurs,  aux allées pavées que des pergolas couvertes de lierre, la plante la plus nocive,  donnaient un air de charme suranné à l’ensemble hors du temps, lieu propice à des soirées musicales. Si le soufre nourrissait les noirs  desseins de la cour des gens attachés à l’ancienne demeure, il y avait une personne que l’on n’approchait qu’avec crainte tant il émanait d’elle un malaise vertigineux sourdant des abysses d’un temps qui flottait sur elle, laissant soupirer à chacun de ses pas la connivence d’une ombre. Gladys semblait porter un poids extrait d’un gouffre et  ce qu’elle soulevait,  venait se mêler à l’arome délicat de l’infusion à la violette qu’elle semblait être seule à boire. La tisane atténuait l’apparente froideur qu’un maintien rigoureux  empêchait sa véritable vivacité à s’exprimer.  A force de la retenir, elle finissait par monologuer et quelques mots d’elle s’échappaient parfois de ses rêveries solitaires, tombaient dans les fins pétales de Violette qui s’en désolait.

 Germain n’avait jamais touché à cette infusion comme il n’avait jamais approché la violette des massifs au fond du jardin.  Il ne savait pas d’où venait l’infusion qu’elle se préparait elle-même en sortant de son réticule un sachet précieux qui ne la quittait pas. Germain ne s’en préoccupait pas. Gladys était pour lui l’oiseau égaré dans une forteresse de malandrins fort occupés à l’éconduire. Germain était las de son métier de majordome. Il le confiait au vent et aux fleurs quand il parcourait le domaine pour en assurer la bonne marche. Guidé par une intuition qui le préoccupait, il évitait de retourner voir ce que devenaient les violettes.    

Les invités buvaient à longs traits sans voir ce qu’ils buvaient. Mais  ce n’était pas du ressort de Germain, il ne faisait qu’obéir aux ordres.

Violette aimait Gladys pour le courage avec lequel elle  mettait tout en œuvre pour se maintenir hors de l’eau dans un océan d’écumes en furie. Le domaine recevait des visiteurs qui s’enfermaient dans les salles de réception puis en ressortaient et s’engouffraient dans  le vrombissement de leurs véhicules aux chromes rutilants. Les tâches quotidiennes occupaient la gent ancillaire qui se faisait fort de sortir d’une soumission atavique, jamais remise en cause.  Tous réclamaient un ajustement des termes de leur contrat au regard des réglementations sociales et non à l’aune des approximations convenues par une présence générationnelle  où par tradition, une fille succédait à sa mère dans la maison qui lui servait de seconde demeure et où le fils remplaçait le père devenu grabataire.


 Le vent avait apporté de mauvaises nouvelles et les massifs d’iris sauvages, buissonneux, exubérants quand ils n’arboraient pas leur mine conquérante s’en étaient inquiétés. Des conciliabules puis des assemblées générales où les iris avaient convié toutes leurs amazones au glaive tranchant avaient duré tard dans la nuit avec la lune pour seul témoin. Les iris avaient un uniforme impeccable : trois rubans incurvés comme des capes les annonçaient dans le lointain et trois folioles plus ajustées les harnachaient, c’était comme si elles portaient l’insigne d’un ordre ou d’une division, chaque couleur indiquant leur motivation. Si le bleu tremblait de vivre d’espoir, le blanc s’armait d’ardeur au combat tandis que  le mauve s’efforçait de suivre une voie plus sage.

Iris Karol était d’une couleur parme tirant sur une nuance de violet indigo, ce qui présageait d’une nature réservée et contemplative. En lui, rien de belliqueux, tout dans le désir de  résoudre   quelque conflit de manière pacifique.  

 Le projet de délocalisation des fleurs invasives voire de leur extraction, de leur résection comme le pensait Violette quand la vue d’un sécateur la révulsait, avait porté ses fruits. Les jardiniers se penchaient sur eux, arrachaient les feuilles hardies  et s’exclamaient de  fureur quand au bout de quelques jours, ils  trouvaient des dizaines d’autres  tiges, plus fermes et déterminées,  pointant haut leur diadème, hors de leur masse tribale.


Iris Karol entreprit le long voyage de l’exode quand il comprit qu'il devait sauver sa peau. Il traversa le jardin, les tonnelles, les allées, les voisins peu réceptifs aux menaces annoncées. Il se laissa piétiner par des racines outrées de se voir investies par une plante voisine. Quelques heurts de voisinage ne le découragèrent pas, il continua sa route et échoua entre les pierres comme 'il s’était trouvé un refuge.


Violette s’aplatissait sous les larges feuilles de sa tribu qui se resserrait autour des racines d’un vieil arbre noueux, tailladé par l’âge et les rigueurs d’une nature parfois hostile. Les coups de bec nerveux de la petite faune avaient transformé  son écorce en longues entailles converties en niches pour les espèces ambiantes.

Au milieu de ses consœurs, Violette aurait voulu sortir du lot, s’écarter de la troupe qui la couvait comme un oisillon. Une jacinthe esquissa un pas de danse en multipliant des entrechats et Violette rêvait d’une échappée loin de son gîte qu’elle aimait pourtant mais qu’elle voulait fuir pour mieux y revenir.

La jonquille ne tarderait pas à pousser sa chansonnette. Violette craignait d’en éprouver une crispation, de souffrir de l’avoir ressentie, de s’efforcer pendant quelques jours à la dompter et la transcender.


 Elle était une violette, aimant le rester, elle savait que sa place était aussi belle que celle des autres  pour peu que ceux-ci veuillent remarquer sa présence. Elle continua de fleurir au milieu de ses compagnes en regardant l’horizon creuser sa ligne, la remplir de nuages et d’arcs en ciel, d’en tracer les itinéraires, de voir un éclat rouge carmin l’inviter à  s’approcher jusqu’à la lisière du firmament car elle voulait emprunter une voie différente de celle dont elle connaissait les jalons.    

 Un jour, elle se réveilla ébouriffée de rosée. Elle se heurta à un pied de fougère qui l’envoya s’aplatir sur des branchages. Elle assista au surgissement d’une tige qui grandissait, qui  s’allongeait, qui se dressait. Elle rampa hors de ses limites sans attirer la suspicion de ses voisines. Au pied d’un arbre, poussait une longue tige d’où se détachait une fleur de couleur mauve aux pétales recourbés. La svelte carrure de la fleur hypnotisa Violette. La violette et l’iris se regardèrent, légèrement ébahis. Violette connaissait le peuple en question, cette sorte de populace campait de l’autre côté des sous-bois, se multipliait rapidement et formait un peloton d’iris armés jusqu’aux pétioles .

 Car c’était un iris. Elle ne pouvait pas se  tromper. Iris plia sa longue taille comme piqué par un regard inquisiteur. Violette s’efforçait de se hisser sur la pointe de ses anthères pour capter le regard d’Iris. Un long moment passa. Fut-il si long ? Mais ce temps, cette durée de temps, Violette sut qu’elle ne pourrait jamais l’oublier et qu’elle chercherait par la suite à en  revivre toute l’intense explosion, la remettant au centre d’une signification   vivante, celle de la vérité. C’était un condensé d’intelligence, de surprise des sens, de jaillissement d’une origine.  Ce n’était ni le confort  de son lieu habituel  ni les traces de son parcours naturel  ni les menus repères qui avaient tressé le macramé de sa vie. C’était un lieu, un seul, l’espace innommable mais reconnu où elle savait qu’elle avait une place unique pour elle dans la multitude d’où elle avait émergé.

 Iris  ne bougeait pas, se sachant observé. Il s’enhardit à se  secouer,  un pétale tomba dans les jupes de Violette.


–   Tu perds une note de musique !

–  C’est mon orchestre que j‘ai quitté. Nous jouions une symphonie où chacun avait sa place .

– Cela ne te satisfaisait pas d’avoir hautbois et violons comme partenaires ?

–   J’ai voulu une sonate mutante et je suis parti dans le bois pour laisser la pierre me parler d’un lieu où je peux prendre le temps de m’apaiser.


 Parfois Iris perdait un pétale quand il baissait la tête pour se rapprocher de Violette. Le pétale perdu renaissait le lendemain sur le calice avec sa fraîcheur retrouvée.

 Violette  se demandait pourquoi le pétale exhalait un parfum qu’elle reconnaissait, le sien, son parfum de violette.

 Avant même qu’elle en en fit la remarque, Iris précisa :


–  Mes racines ont un parfum de violette.


L’aveu avait un étrange pouvoir de divination. Violette ne connaissait pas Iris mais un parfum s’installa entre eux, les entoura d’une volute gracile mais tactile. Violette ne put jamais se départir d’une sensation suave, celle de parvenir à toucher une ombre.

 Iris avait préféré rester auprès de son arbre. Il se vêtait de solitude, s’extirpait des murailles sans jamais s’en éloigner. Ses racines plongeaient à l’intérieur des ruines de l’herbe endormie.

 Violette trouva un lieu où se diriger quand son esprit lassé, avait besoin d’être nourri. Iris lui était devenu aussi nécessaire que la terre, il incarnait le voyage qu’elle ne ferait pas mais qu’elle faisait en visitant Iris  qui restait en vie dans un lieu qui devint le sien.  

 Au plus profond de son être,  une valse tournoyait lentement, une source gazouillait, de solides souches l’empêchaient de chuter et pendant que se jouait la mélodie, il lui semblait qu’elle visitait chaque instant, que le jour naissant n’avait rien de blessant quand il ouvrait un sentier où passer au milieu des brindilles et des pétales.


 Iris avait un secret, Violette en était persuadée. Ce fut  Kelven, le petit elfe qui  l’informa  des derniers soubresauts des affaires du domaine. Les massifs étaient déplacés sans discernement, des plants d’iris sacrifiés. Il avait vu Gladys ramasser les iris inertes et les placer dans un vase, dans son boudoir. Il y avait une réelle chasse à l’iris qui se multipliait sauvagement et avec une ténacité qui décourageait les jardiniers. Ils utilisèrent la manière forte, les éradiquèrent. Violette en eut le cœur qui s’affolait, comment allait-elle pouvoir en parler à Iris Karol ? Certains s’étaient enfuis et avaient rejoint une autre étendue de terre. D’autres étaient restés à jamais surveillés. Les jardiniers se munissaient de  divers produits dissuasifs pour empêcher leur prolifération. 

 Plusieurs fois, Violette hésita. Comment le dire à Iris ? La question la hantait, revenait sans cesse, elle aussi se mit à  monologuer.

 Iris avait changé de domicile.  Il passait entre les pierres emportant sa mémoire avec lui. Ses messagers l’instruisirent de la perte de leur ancienne demeure, des familles tombées  et piétinées, certaines jetées dans des charrettes et  brûlées. Iris Karol garda au fond de lui une chandelle allumée. Il ne cessait de veiller à éclairer celle qui était venue  chercher dans son exode, sa propre lumière.  


Ginette Flora

 Février 2024

 

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2 Comments


Magnifique et touchant, Ginette ... magie de ta plume toujours ! M💞ercii

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C'est toujours un plaisir de lire tes commentaires, Viviane .

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