top of page

Le bacille anaérobie Gram

Dernière mise à jour : 17 mars




– J’ai une ordonnance de DTP.

Je le dis avec une conviction de bactériologiste averti et rompu à l’exercice des protocoles en vigueur. Juste pour faire sentir que je me connaissais un peu en matière de vaccinologie et qu’en prenant un peu de hauteur, je pouvais masquer l’appréhension proche de la tétanie que j’éprouvais déjà en proférant les paroles fatidiques.


– Oui, c’est à renouveler tous les dix ans, me dit la pharmacienne âpres avoir visualisé mes cartes dans la machine qui crachotait lentement la feuille paraphée.

– Est-ce qu’on peut se faire vacciner dans votre pharmacie ?

– Oui, bien sûr. Je préviens la personne habilitée à le faire.


Je pris le temps de prendre une pose un peu en retrait, au milieu des clients préoccupés par leurs ordonnances alambiquées.

Je suis arrivée en fin de vie des dix ans mentionnés. Il me faudrait recommencer une nouvelle tranche de vie, sereine au possible, dépourvue de cloques, nettoyée de toute agression bactériologique ou autres impuretés souvent imprononçables et qui fuitent sur le bout des lèvres pendant que s’ouvre un autre long sentier qui semble s’étirer comme une interminable ondulation de vague océanique.

– En 2033, me dit l’infirmière venue à ma rencontre. Vous revenez en 2033 pour le prochain rappel.


Pendant que j’essayais d’évoquer dans quel état je pouvais me trouver à la fin des dix prochaines années, l’infirmière cherchait un bon muscle où planter son aiguille.


– Gauche ou droite ?

– Gauche.

– C’est une préférence ?

– Non, c’est juste que j’ai besoin de la droite pour les menus gestes du quotidien. Et une forte douleur pourrait m’empêcher de laver la vaisselle ou autre .. ..

– Non, la douleur ne sera pas forte.


Je me dis qu’elle était de l’autre côté de la scène et que c’est moi qui gisais sur la chaise métallique, les deux bras découverts, offerts à la voracité du bacille sans protection. Il suffisait de quelques heures d’absence de recouvrance protectrice pour se faire contaminer, une maladresse pour se retrouver fiché sur l’arête d’une fourchette ou d’un couteau à pain, éminemment aiguisé. J’énumérai les situations qui pouvaient raccourcir ma vie et me rendre à ma plus simple enveloppe de résidu abonné aux toxines ravageuses de mon activité musculaire.

Elle palpait le haut des bras. Je portais le masque de rigueur dans les officines. Personne ne verrait ma grimace, le rictus que je fis lorsque je sentis l’aiguille s’enfoncer dans la peau.

– C’est un mauvais moment à passer, dit l’infirmière pour meubler le silence auquel je fis honneur, électrisée par le violent pincement qui m’avait arraché un cri.

Le silence chuta et son cri fut aussi audible que le mien !

J’étais venue avec gants, chapeau, manteau, écharpe et sac de ville ! Et c’était machinalement que je les avais ôtés un à un, laissant tomber les masques de ma panique.

Je demandai à mon aimable tortionnaire, un pansement pour couvrir ma souffrance.

– C’est psychologique, vous savez. Le pansement me fait penser que je soigne une blessure invisible.

– On vient de me livrer des rouleaux de pansement qui sortent d’un dérouleur. Idée géniale ! Le bonhomme est certainement venu nous présenter sa nouvelle idée qui figurera au prochain concours Lépine ou autre. Nous recevons souvent des échantillons gros calibre de ce genre !


J’avais bien envie de ramer sur le même tempo mais aucun son ne sortit de ma bouche alors que machinalement je me disais que je devrais aligner quelques mots. Je plongeai toutefois dans la conversation comme une rescapée de la petite séance de DTP.


Je remis manteau, gants et foulards après moult politesses. Je me précipitai hors de la cellule de travail.

Je traversai les couloirs bien achalandés de produits de confort et de soins. Et je m’arrêtai brusquement devant les rayonnages. Il me manquait quelque chose. J’en étais sûre, il me manquait un objet, une pièce de toute cette opérette qui m’avait assourdie. Il me manquait un accessoire, mais où avais-je la tête ?

Je me rappelai avec effroi que j’avais oublié mon parapluie la semaine dernière dans une boutique dont je ne parvenais toujours pas à me rappeler le nom, m’obligeant les trois jours suivants à refaire toutes les échoppes du village sans rien trouver de mon parapluie au liséré festonné. Finalement, mon dentiste me téléphona pour me demander si le parapluie plein de volants, qui attendait dans le local de son cabinet m’appartenait.

J’avais oublié ce damné dentiste qui m’avait râpé les dents avec sa diabolique perceuse.

Je rebroussai chemin, je vérifiai la chaise où je m’étais recroquevillée, presqu’enkystée.

Je devais avoir l’air effaré car l’infirmière qui officiait au comptoir, me remarqua et s’enquit :


– Vous cherchez quelque chose, Madame ?

– Oui, mon chapeau.

– Il est sur votre tête, Madame.





32 vues14 commentaires

Posts récents

Voir tout

14 Comments


Orane
Orane
Feb 17, 2023

ah non ! pas la piqouse ! pas la piqouse !

Like

Colette Kahn
Colette Kahn
Feb 16, 2023

Un texte réaliste dont j'aime le côté malicieux !

Like
Replying to

J’aime bien raconter les maladresses du quotidien....il y a aussi une sorte de poésie là dedans !!

Like

Fournier Viviane
Fournier Viviane
Feb 16, 2023

❤️j'ai adoré, Ginette ..Bravooo à Toi ... si bien senti tout cela ! ....et toujours si bien raconté ...

Like
Fournier Viviane
Fournier Viviane
Feb 16, 2023
Replying to

promis ... je me tais ! Chut !

Like

berliner.randolph
berliner.randolph
Feb 16, 2023

Portrait d'une artiste, libre des contingences du monde, qui semble posséder son autonomie et cultiver un certain sens de l'humour.

Like
Replying to

De l'humour , oui, il en faut , surtout en ce genre de circonstances !!

Like

Tinouch
Feb 16, 2023

Bravo Ginette pour ce récit réaliste !

Like
Replying to

Oh, cela me fait rire de raconter mes petites misères !!

Like
bottom of page