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Le crépuscule des échalotes

Dernière mise à jour : 22 avr.

–  C’est un jour où tout va te convenir : l’air est frais pas trop zélé ! Tu seras bien dans cette motte de laine si chaude aujourd’hui. Friable, sans débris, à l’abri des mauvais plaisantins. J’ai enlevé cette vilaine bête qui te démangeait le pied. J’ai préparé ton arrivée.


 Le ton était patient, presque doux, très attentionné.

Elise remuait la terre de son carré de potager. Penchée auprès de la clôture qui séparait son jardin de celui de son voisin, elle fut surprise de l’entendre parler à haute voix. Elle aimait la discrétion du vieil homme, toujours très courtois, à peine loquace et qu’elle ne voyait qu’à des heures matinales. Matthias  ne parlait pas beaucoup et vivait seul. L’entendre parler à voix haute surprit Elise au point qu’elle se figea pour mieux écouter :


– Je te donnerai des vitamines à petites doses. Je te couvrirai de parfums, tu sais de ces baumes qui te rendront comme neuve.  Et tu auras ton goûter pour te donner des forces. Tu pourras facilement t’épanouir. Mange un peu, ma petite. Ne t’inquiète pas si tu as froid cette nuit. J’ai pensé à te réchauffer. Tu t’arrondiras, tu prendras du poids et cela me donnera  une belle journée de plaisir. Je me retiens chaque fois de venir te voir en pleine nuit.  


De l’autre côté de la haie de thuyas et de lauriers, Elise tendait l’oreille. Matthias avait-il de la visite ? Recevait-il ses petits-enfants ? Aucun autre bruit ne s’élevait du jardin clos par des haies touffues, Matthias vivait seul. De plus, elle ne lui connaissait aucun animal de compagnie. Il y avait tant de douceur dans la voix qu’elle fut étonnée et pressée d’écouter à nouveau mais elle n’entendait plus que des bribes :


–  Certains voisins sont vrais. Tu auras des amis. Ta peau rosira comme si les bouffées d’air te pénétraient jusqu’à la moelle. Oui, j’ai tout préparé. 


 Puis plus rien. Les voix s’éloignèrent. Elise termina de sarcler la terre. Elle avait dessiné deux grands carrés délimités par des galets ronds agencés les uns à côté des autres. Elle avait pris plaisir à planter des tomates en mélangeant de la terre et du terreau additionné d’engrais liquide. Et des salades et des radis. Cornichons et concombres se partageaient un autre carré bien encadré par des planches équarries en vagues. Elle avait soigneusement creusé la terre et posé ses plants d’oignons. Après les avoir renforcés d’humus, elle avait tassé les bords. Elle pensait déjà aux couleurs  qu’aurait son bout de terre avec le rouge des tomates et des radis, le vert des salades et  des courgettes et le violet des aubergines. Ainsi que le jaune orangé des poivrons. Comme les étals du maraîcher chez qui elle s’approvisionnait souvent quand elle faisait son marché.

C’était une fête que d’aller chez son maraîcher ! L’alignement des légumes inondés de soleil dardant ses premiers rayons en ce printemps jetait de la joie alentour. Les visages étaient tout sourire, pleins d’une sève vivifiante. On revivait comme si, sortant de la terre, on étendait ses bras à la lumière claire qui traversait les tréteaux garnis de bouquets verts. Après les salades aux nombreuses variétés, venaient les épinards, les artichauts, les haricots verts, les blettes et les céleris. Puis les betteraves rouges, les tomates, les poivrons. Les avocats et les courgettes suivaient avec les aubergines pansues dans leur robe prune. La file était longue ce matin. Nombreux étaient ceux qui venaient rencontrer les légumes et les fruits. Elise prit des tomates, une salade, des échalotes et des pommes de terre. Quelques mots échangés avec le maraîcher lui mirent du baume au cœur.


–  Et les fruits ? Prenez-en. On a des abricots  ce matin et les premières cerises. Pas de cerise burlat à cause de la mauvaise météo. Pensez aux melons.

Puis il demanda malicieusement :

–  Et un avocat pour Madame ce matin ?

–  Oui ! Que je n’oublie pas mes avocats ! Je prendrai bien tout mais non. Ce sera pour la prochaine fois.


Les céleris empêtrés dans leurs branches vertes rivalisaient par leurs nuances de vert avec les poireaux plus sages droits dans leurs bottes blanches coiffées de feuilles vertes. Les courgettes d’un vert émeraude alignées dans leurs cageots, les poivrons que le maraîcher avait disposés par rangs de couleur, vert, rouge et jaune, boursouflés semblaient sortir d’un tableau  car c’était un tableau que ces étals, une prairie s’élargissant d’aise sous la lumière des endives, des citrons, des asperges. On allait du vert au rouge et en hauteur du jaune à l’orangé jusqu’à la sienne brulée des échalotes. C’est un chef d’œuvre, se dit Elise. Si je pouvais en faire autant dans mon carré de potager ! La tête remplie d’idées, les yeux gavés de couleurs, elle prit son panier dans lequel le maraîcher avait placé des touffes de persil.


–  Mais il ne fallait pas ! Merci pour le persil !

–  C’est pour vous inviter à venir voir ma ferme ! Vous y verrez les tracteurs qui  creusent les sillons bien droits pour que les semis y soient déposés toujours par le passage de tracteurs spécialisés dans la tâche. Ah oui ! On ne travaille plus à la houe et à la charrue. Vous verrez les tomates cerise  sur les échaliers qui  se tressent et filent vers le ciel. Vous pouvez vous y faufiler et voir comment se présentent les grappes qui vous tombent dans la main ! Vous marcherez le long des pistes rectilignes et vous vous gorgerez d’air pur et de ciel bleu. Si le soleil est fort, passez me voir le matin. J’ouvre tôt les barrières pour faire entrer ces personnages que je vois se faufiler dans les hautes herbes, s’agenouillant près des larges feuilles ouvertes qui cachent de grosses et longues courgettes. Les tomates, elles, ne sont point timides. Elles débordent de leurs enchevêtrements de feuilles pour se dorer aux premiers rayons du soleil.


Le maraîcher semblait en veine de poésie ce matin. Les habitués restèrent un moment à l’écouter.


–  Il y a aussi les tomates tradition, celles que l’on imagine de suite quand on dit « tomate », grosses, bien rebondies de part et d’autre d’un pédoncule qui se hérisse par-dessus les feuilles et  montre les lignes de partage de la peau ! Et vous pourrez récupérer les pommes de terre en donnant un coup de fourche ! En vous accroupissant, vous soulèverez les larges feuilles des plants de cornichons pour recueillir ces légumes qui se perdent sous les feuilles ! Venez dans ma ferme, c’est bientôt l’été, la ferme s’ouvre aux visiteurs et nous offrons des  fiches de recettes. Si vous restez, il y a même une tarte de groseilles qui vous attend ! De groseilles ou de fraises ! Vous savez qu’on a toujours et de tous temps  mangé des légumes et des fruits exactement comme nos ancêtres ! Comme eux, nous plantons, semons  et cueillons les mêmes légumes et les mêmes fruits. Nous nous inquiétons de l’angle d’exposition de nos plants  et de la qualité des sols et de la météo. Il y a trois mille ans, on cultivait des céréales pour les moudre en farine et en faire des galettes. On les mangeait avec des légumes,  choux et carottes, noix et salades. On les choyait toujours autant veillant à ce qu’il y ait une bonne luminosité et une humidification permanente. Fanes et épluchures servaient d’engrais naturels. On les broyait et on les mélangeait à la terre. J’en ai d’autres à vous raconter encore  car c’est moi le faiseur d’histoires qui vous amusera en vous parlant de nos ancêtres les gaulois, de la façon dont ils travaillaient dans leurs fermes. Des céréales, des légumes, des fruits et quelques plantes comme la lavande et la menthe, j’ai en ce moment ouvert une autre branche : je cultive les plantes aromatiques et médicinales comme la sauge et le millepertuis. Venez, Mesdames, Messieurs, je tiens des conférences : vous m’écouterez parler des temps anciens ! Je visionne de courts métrages sur les villages reconstitués de la gaule antique.


Son petit discours très  mimé fit sourire les clients  et Elise s’en alla toute ragaillardie avec ses légumes en pensant aux petits plats qu’elle allait faire en semaine, gratins, tourtes, légumes  mijotés, braisés, des piperades, des ratatouilles. Avec les endives, elle les voyait fondre dans un friselis d’échalotes émincées et rissolées puis gratinées au four avec du fromage râpé. Avec des tomates, un poivron, un concombre, un cornichon et quelques feuilles de coriandre, elle pouvait avoir une salade pour les déjeuners des jours trop chauds. L’aubergine à la sauce de coco, elle la mitonnait en pensée tandis qu’elle voyait déjà la courgette grésiller dans l’huile d’olive au milieu du thym et de la sarriette. «  En ajoutant de l’ail, j’aurais un goût différent ». Mille fois elle retourna à ses recettes, elle donna libre cours à sa fantaisie.

 Au crépuscule, elle veilla à bien arroser ses plants de tomates. Accroupie  devant les semis de légumes, elle les contempla, émue comme on contemple un nourrisson.


–  Ma petite dame, vous arrosez trop ! Trop d’eau !  Elle va mourir votre salade !


La voix venait du grillage derrière lequel se tenait Matthias, un arrosoir à la main.


–  Levez votre arrosoir, pensez à l’eau qui va couler sur le front et la  peau de votre salade qui va s’en humecter de façon lente et descendante. Là, vous êtes en train de la noyer sous votre déluge. Arroser, cela ne veut pas dire jeter de l’eau. Arroser c’est humidifier lentement la terre où votre salade s’ouvre en corolles. Elle se corollise.

–  Elle se corollise ? Cela veut dire quoi ?

–  ….que votre salade a besoin de s’étendre de tous ses plis. Elle s’ouvre à l’espace, elle étale ses feuilles. Vous allez empêcher cet embrasement, cette accolade avec la terre.


Le ton courroucé de Matthias fit davantage sourire Élise que de lui causer un effroi quelconque. A peine eut-elle un sursaut qui fit pluvioter son arrosoir sur ses pieds.


–  Matthias, bonsoir. Comment allez-vous ?

– Mieux que vos salades, ma petite dame. Je ne souhaite pas que mes laitues soient invitées chez vous. Elles souffriraient de maltraitance.  Comment voulez-vous qu’elles supportent tant de laisser-aller ? Je les mignote, moi, je les brasse avec du bicarbonate de soude, j’éloigne les mauvais garnements, les gastéropodes principalement. Attention aux mauvaises fréquentations  qui, aussi, sont nocives pour leur épanouissement : les orties, arrachez- les, les pissenlits, jetez-les ! Que leur venin n’édulcore pas le suc de mes tiges que je soigne à la fumure et à la soie de compost. Là, le soir s’approche, il faut les préparer pour la nuit. Que faites-vous quand le soir tombe ?

–  Je me prépare. Je range la terrasse, je découvre les draps, je prends un bon bain, je…

–. ..et vous vous enduisez de  douceurs pour entrer dans votre nuit. C’est pareil pour les salades. Pour elles comme pour les autres d’ailleurs, le crépuscule est le moment de la préparation. Après les avoir arrosées doucement, préparez leur lit de mousse puis poussez une berceuse qui les accompagnera dans leur long sommeil réparateur. Demain, vous découvrirez de larges feuilles qui vous récompenseront d’un grand sourire. Pensez à les nettoyer, à vivifier leurs tiges et bien couvrir le bas des plants d’une couche de feuilles de menthe pilées qui va faire fuir les mauvais plaisants de la nuit. 


Puis Matthias retourna à ses plants,  les bichonnant, les soulevant avec lenteur et précaution.

Le lendemain, Elise alla visiter ses chères pousses. Elle se surprit à jeter un coup d’œil chez Matthias. Elle ne le vit pas. Il était déjà passé sûrement, pensa-t-elle déçue de n’avoir pu le revoir.


–  Vous avez l’air si frais comme si on vous avait déjà gratifié d’un  bon sourire !


  Les discours de Matthias avaient déteint sur Elise qui avait pris le pli de converser avec ses légumes.  

Elle arrangea la terre au bas des plantes. Elle ôta les feuilles qui avaient chuté durant la nuit, ces feuilles que le vent avait amenées.


–  Les visites nocturnes ne sont pas toutes bonnes pour vous, mes  salades !


Et elle réalisa qu’elle discutait avec ses plantations. Les jours suivants, elle guetta Matthias qui faisait sa tournée mais il ne fit aucun commentaire. Elle guetta les soirs où il s’approchait du grillage. Un jour, que le crépuscule chatoyait les feuilles, elle s’enhardit :


–  Comment allez-vous Matthias ? Et vos protégées ?


Il ne répondit pas. Elle continua à s’occuper de ses plantes jusqu’à ce qu’il s’exclame tout soudain :


–  Non, pas comme cela, petite malheureuse !! Vous allez les abîmer ! Il a assez plu comme cela cette nuit ! Nettoyez les dégâts et remettez-vous à les préparer pour le grand jour !


Il paraissait si malheureux !


–  Que s’est-il passé, Matthias ? Vous paraissez si chagriné et retourné !

–  L’orage, cette nuit, vous avez entendu ? Mes laitues sont pleines d’eau. Je vais devoir tout purifier, débarbouiller et replanter. Et chez vous, ma petite dame ?

– J’ai aussi perdu mes salades. Mais mon cornichon a bien résisté et les tomates aussi, dans l’ensemble. Les courgettes s’accrochent mais je crois que je vais perdre les poivrons.


Petit à petit, les échanges à travers la haie des thuyas atténua les chagrins. Matthias se désolait pour la moindre tache noire ou jaune qui apparaissait sur le dos viride de ses légumes. Elise le voyait touiller un mélange mystérieux dans un gobelet qu’il versait aux pieds des tiges puis avec un pinceau, il enduisait les feuilles malades  d’une couche généreuse de sa mixture.


 Le potager de  Matthias prospéra en force et en abondance. Les sauges allèrent s’installer chez le voisin tandis que des échalotes s’invitèrent chez Elise. Un grand courant de confiance traversa le jardin qui de plants de tomates en plants de laitues, s’enrichit de senteurs de thym, de basilic et de romarin. Les brins de coriandre embaumèrent les deux potagers quand Matthias fit un alignement de plantes aromatiques, le front soucieux pensant à l’été qui allait toucher terre. A mesure que passaient les jours, les deux jardiniers en herbe  pensèrent aux tomates qui soupiraient sur leurs tiges, suspendues aux tuteurs, toutes rebondies dans leur robe rouge des champs, coiffées de collerettes vertes. Les cornichons promettaient de s’allonger par grosses bedaines et bombaient leur torse. Des grappes de raisin  se frayaient un chemin, leurs vrilles romantisaient la douce courbure des feuilles. Une courgette s’allongeait, une aubergine arrivait avec sa jupe mauve et veloutée,  on repoussait les voiles, on découvrait les nouvelles parures. Les échalotes étaient sèches, l’ail aussi. C’était le moment de les déterrer. L’heure était venue, le soleil montait haut, puis ce fut l’explosion !


L’été flamboyait. 


Ginette Flora

Avril 2024


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8 komentarzy


Voilà un texte qui m'a fait voyager dans un monde que je connais si peu... petite citadine qui ne quittait guère Paris (Enfance : tour du pâté de maison en patins à roulette, marelle et corde à sauter.. Plus tard : nombreuses et lointaines destinations). Alors merci, Ginette, pour cette échappée colorée et gustative.

Edytowane
Polub
Odpowiada osobie:

Nombreuses et lointaines destinations ?

Tes malles doivent être bien remplies !

Polub

Que de conseils à prendre pour les néophytes dans ton récit. Il réveille en moi des souvenir joyeux : Il y a dans mon village natal une rue des jardins. Elle a gardé son nom mais les jardin ont laissé place à des maisons.

Le jardiniers amateurs, dont mon oncle échangeaient les graines, les recettes pour obtenir les plus beaux légumes qui parfumeraient les cuisines languedociennes.

Quelques fleurs à l'abri du mur de pierre pour faire de beaux bouquets.

L'été était la fête des couleurs et des odeurs !

Polub
Odpowiada osobie:

Ah Super ! Tu devrais nous parler de cette rue des jardins du temps où les jardins fleurissaient ! Excellente occasion d'inaugurer la nouvelle catégorie de récits avec pour thème " Les plus beaux villages de France" !

Déjà ce que tu nous révèles nous met la joie au coeur !

Polub

Tous les amoureux du jardinage ne peuvent que goûter la poésie qui émane de ce texte où se mêlent couleurs, odeurs et saveurs ! Bien cultiver est un art en soi et ce partage des bons gestes, se retrouve entre voisins de jardins. J'ai eu maintes fois l'occasion de le constater. Comme quoi il n'est pas toujours inutile de se raconter des salades ! ^^ Bravo pour ce nouvel écrit qui sent bon la terre et nous met en appétit, Ginette ! ^^

Edytowane
Polub
Odpowiada osobie:

Tu dois assurément avoir la main verte, cher Fred !

En ce moment mes salades , je crains de les exposer au gel matinal !

Polub

MAGNIFIQUE , Ginette ... j'ai adoré à voir, à sentir, à regarder, à aimer .. tellement !


"

– Je te donnerai des vitamines à petites doses. Je te couvrirai de parfums, tu sais de ces baumes qui te rendront comme neuve." ❤️

Polub
Odpowiada osobie:

Et d'un coup je suis devenue toute rose de joie !

Polub
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