– Aaah !
Elle avait poussé un de ces cris qui eut fauché un gorille dans la jungle.
Elle venait de se heurter violemment sur mes pectoraux avec une telle force que je ne pus que la rattraper en la prenant dans mes bras. Et tout ce corps que je tenais ainsi, hoquetait, tremblotait, m’aveuglait d’une vision cauchemardesque. J’entendais nettement se désosser mes membres, c’était de sinistres craquements dans mon sternum.
Un visage rougi par la nuance carminée des traces des poudres d’épices, noirci par la peinture qui tue les symboles comme on décroche le démon pendu sur la branche du bananier, tendait vers moi un regard qui avala mon sang, mon sang probablement aussi rouge que les traînées cramoisies sur les joues de la jeune femme. Des pétales de fleurs écrasés, perdus dans les cheveux dénoués d’où les mèches partaient frôler ce que j’avais encore de corps animé mais moi, je ne voyais rien de ce que pouvaient signifier ces guirlandes lourdes du parfum des épousailles autour de son cou, oui moi, fou de stupeur, je réalisais au fur et à mesure que sur mes doigts s’écrasaient des perles de larmes affolées, que j’entrais dans la divine comédie.
C’était vraisemblablement et d’après ce que mes yeux pouvaient encore voir, une petite chose peinturlurée, rouge de la racine de ses cheveux jusqu’au bout d’un menton coulant de sanglots pourpres, aux lèvres bafouillant de bave safran, qui m’était tombée dessus tel un météorite. Et cela m’écrasait, elle se suspendait à mon cœur, cela n’avait duré qu’un instant effroyable où tout en moi éclata comme un fruit trop mûr et gicla sur moi d’un jus incarnat qui vida ma tête de toute once de raison. Elle me regardait avec un espoir si dingue que je me sentais devenir un pantin déglingué entre ses yeux criblés de terreur. Et tout ce rouge sang qui dégoulinait partout de son visage, du front barré de taches rouges, des joues barbouillées de vermillon, de lèvres gonflés de trouille, que dis-je ? Tout ce magma me barbouilla le ventre. Et ces yeux qui coulaient en cernes noirâtres et seulement du noir mais d’un noir où se mêlait du rouge des joues au point que tout ceci formait un tableau abstrait en rouge et noir et ces yeux, ces grands yeux cloutés de larmes me tranchèrent de part en part, de la tête aux pieds, de mon corps qui se réveilla brusquement et se mit à exister de la manière la plus épouvantable.
Elle qui braillait, la rue qui s’égosillait, ma tête en émulsion complète jusqu’à ce que je capte ce qu’elle me hoquetait :
– Laissez-moi partir, laissez-moi. Ils vont me retrouver !
Ce genre de déclaration, cela met du feu aux pattes ! Du moins, mes jambes obéirent aveuglément à l’impulsion spontanée, à l’intonation vibrante, à l’urgence d’une situation démentielle, irrationnelle mais qui sortait bien de l’ordinaire.
Alors moi, de « comprenote » élémentaire, je ne me le fis pas dire deux fois. Je la pris par la main peinte au rassoul, la traînai jusqu’à mon bolide, je la jetai sur la selle, j’enfourchai ma moto tel un acteur de film bollywoodien ! Et dans le chœur lyrique étourdissant de la rue aux bus cabossés, aux taxis relookés, dans cette cacophonie de voitures grinçantes, de vélos surchargés, de rickshaws abonnés aux sangles de la débrouillardise, hurlant de leurs moteurs et de leurs klaxons entêtants, je lui dis :
– Accrochez-vous bien !
Et je pétaradai, je filai droit devant moi en slalomant entre les véhicules antiques, poussiéreux et glauques, parmi les badauds hébétés, les sans-logis intrusifs, les monstres aux carlingues cassées et dans les refrains qu’ils tonitruaient, moi je m’en allais avec une belle dont je ne savais rien.
Et il y eut ce fameux feu rouge qui arrêta ma machine. Je n’allais pas jusqu’à griller des feux rouges, je n’étais déjà pas bien vu par les tenants de l’ordre. Je ne voulais pas aggraver mon cas. Mon instinct me donnait des ordres contradictoires mais celui-ci sourdait d’une cellule raisonnable et j’entendais bien lui obéir.
A ce moment de brave lucidité, la belle eut une crispation et je sentis ses ongles s’enfoncer dans mes clavicules :
– Non, non, non, pas eux ! C’est la police. Ils m’ont envoyé la police. Les fous furieux ! Ils vont m’arrêter, filez droit devant vous. Semez-les !
Et moi, bêta, j’obéis au cri de la belle et je grillai les feux rouges, je filai devant le gendarme médusé, en faction au milieu de la rue et les deux motards dans leur uniforme d’écorce de noix de coco me visèrent. Le gendarme en oublia de régler la circulation qui de démoniaque, devint ingérable. Je le vis se jeter en arrière quand je le frôlai, passant en trombe devant son képi qui alla valdinguer devant les yeux du premier motard. Aveuglé par l’accessoire au bout métallisé qu’il reçut en plein profil, il en oublia de freiner et son engin emporta le malheureux gendarme dans sa déroute. La rue se transforma vite en un tapage de hurlements, la forêt tropicale dans la ville ! Mais l’autre motard qui voulait gagner un galon supplémentaire me collait aux basques et pour lui, j’étais une cible facilement repérable, ma machine et moi, mon cœur et ma créature dont on ne voyait plus qu’une trainée d’étoffes rouge lamé se déroulant d’un corps qui commençait à se dévoiler.
Autour de nous, il y eut un flottement de quelques métrages de banderoles rouges qui tel un enseigne nous signalait plus sûrement que les vrombissements du motard lancé à mes trousses et qui en voulait à ma peau.
– Mon sari ! Il s’envole, cria-t-elle dans mon dos mais à quoi cela aurait servi de me le dire ? Moi je devais semer l’irascible motard au plus vite en entrant dans les venelles les plus sordides, moi le marginal, la bête immonde des quartiers insalubres des périphéries de la ville.
Je descendis les pistes de cailloutis de la colline maudite où s’entassaient des centaines de pauvres hères mais d’où s’échappait la langoureuse et sirupeuse mélopée d’un film populaire, une romance aux accents déchirants qui me fit me retourner pour voir enfin quelle sorte de vestale j’avais embarquée et qui, absolument horrifiée, se recroquevillait sur mon dos.
Le tableau n’était pas beau à voir. On eût dit que le sang d’un animal éventré coulait sur elle, de la racine de ses cheveux jusqu’aux plis du vêtement qu’elle tirait et remettait sur elle dans des efforts désespérés de couvrir ses chairs éparpillées par le désordre d’un enchevêtrement de plissures qu’elle s’affairait à retenir par des gestes saccadés. Le regard qu’elle leva sur moi acheva de me convertir en héros des grandes épopées.
Les paupières ourlées de khôl tachant les tempes allaient déposer leurs ombres sur l’arête de son nez, le front s’empourprait de plis marbrés, les parures dorées tombaient sur le menton, tout tombait, le diadème dégoulinant, l’anneau de la narine, les fleurs, les œillets de la joie et ces jasmins aux pétales disparus, un reste de couronnes des fleurs de son union conjugale ravagée, affiché à son cou, déchiqueté par la course démente et aux oreilles pendantes, les breloques d’une beauté saccagée.
Et elle pleurait et elle pleurait.
Je la saisis tout bonnement, mes biceps tendus faisaient ce que ma tête oubliait de faire, à savoir réfléchir. Je vis seulement mes bras la saisir tout entière et la poser sur une natte simple au milieu de mon logis, moi l’habitant de la cour des miracles de ce côté du monde.
Elle s’affala et il fallait bien attendre que tous ces sanglots cessent pour que ce qui restait de mes ventricules prennent un contour acceptable.
Je m’assis auprès d’elle et ce ne fut que pour quelques instants car brusquement, des enfants hurlèrent :
– Mon frère, le gendarme, il est là ! Sus aux gendarmes ! Il faudrait ligoter celui-ci avant qu’il n’en arrive d’autres.
Je fis un bond et allai récupérer ma moto que je remisai dans la pièce en l’entourant d’un rideau de paravent en carton badigeonné de diverses effigies des dieux locaux. Je plaçai des coupelles de noix de coco, de feuilles de bétel, de racines de curcuma et je fis flamber des baguettes d’encens qui formèrent un nuage de fumée. Je vociférai à la créature :
– Là-bas, dans le réduit, de l’autre côté, allez-vous changer.
La créature disparut et j’entendis des coups sourds tambouriner sur ma porte branlante.
– Police ! Ouvrez !
Je pris le temps de troquer mes vêtements en un accoutrement neutre et conforme aux usages du milieu : short et chemisier élimé, pieds nus et mine stoïque.
Quand le motard fit irruption, il trouva un moinillon en train de faire ses prières devant un autel de guingois et de paille. Juste quelques secondes de surprise qui de toute manière ne pouvaient pas durer. On ne distrait ni ne dupe la police très au fait des avatars du peuple « underground ».
C’est alors qu’elle apparut absolument divine comme une nymphe vénérée par le milieu ambiant. Tout en elle n’était plus rien que l’incarnation même de la pauvre petite « choute » du coin. Elle avait revêtu un « cinq mètres » de coton de qualité médiocre qu’elle avait drapé à la façon des villageoises, de ce tour de plis pratique qui permettait de s’adonner à de rudes travaux quotidiens. Du corsage échancré bombaient des formes, elle en avait laissé entrevoir les contours opulents, les cheveux nattés en une longue tresse lui descendaient dans le bas du dos et chutant sur ses hanches, jusqu’à ce point lascif où l’œil affolé du policier se figea.
Il commençait à hésiter et dans cette hésitation, il y eut ce qu’on appelle le miracle de la cour. Une nuée d’enfants s’abattit dans la pièce en jacassant :
– Mamita, Mamita, et les bonbons ? On a bien appris nos leçons ! Tu as promis des bonbons. Allez viens et toi aussi, Ashok.
Et une autre nuée d’enfants en guenilles, pieds nus mais nez au vent, les yeux brillants, le sourire insolent, me poussèrent moi, Ashok et le policier hors de la masure et le ciel se chargea de départager tous ces échantillons humains. Les enfants en bandes compactes, tels des rapaces, s’agglutinaient autour du policier et le poussèrent tant et si bien qu’il se retrouva dans un espace si restreint qu’il fut propulsé au milieu des odeurs tenaces, des corbeaux voraces, des fumures de bouse de vache. En un tour de passe-passe, il se vit dépouillé de son uniforme et de ses armes et les enfants le chassèrent loin, le projetèrent sur des sentiers qui le firent disparaître dans ce monde d’où l’on ne sort plus jamais.
Alors seulement, je regardai la créature et lui demandai :
– Et vous vous appelez ?
– Mohini.
– Et vous fuyiez quelque chose de douteux ?
– Je ne voulais pas de ce mariage. Brusquement je n’ai rien voulu comme si quelque chose d’autre m’attendait ailleurs.
– Et vous êtes partie comme cela, en laissant un mariage en plan ?
– Oui, dit-elle en baissant la tête.
–Vous savez combien cela coûte un mariage ? Et qu’est-ce qu’ils ont dû s’endetter en achats dispendieux et tout le tintouin pour vous libérer justement du joug familial ?
– Et me jeter dans un autre ? Non, vous aussi, vous êtes comme Ramesh Subrahmanian ! Vous allez me livrer ?
J’eus un froncement de sourcils et j’éclatai de rire.
–Ah aha ! Non ! Ce bon vieux Ramesh ! J’aimerais bien voir sa tête, lui qui se croyait le principal acteur de tout ce qui se passe dans un rayon de cent kilomètres autour de son logis ! Je l’avais déjà cogné dans le temps quand on jouait dans la rue ! Et c’est dans mes bras que se réfugie sa dulcinée !
Et je me tordis de rire et mon rire se répercuta et bientôt on n’entendit plus que des rires dans la cité perdue des laissés-pour-compte.
Episode 1 du recueil
" Le jasmin sauvage"
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