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Le jasmin sauvage




– Ne pleure pas, ce n’est rien. Une main, cela sert à écrire ou à lancer un ballon. Qu’est-ce que ta pogne faisait dans le hachoir à viande ?

– Je voulais aider Ama.

– Elle a mal quelque part, ta maman ?

– Elle est pleine.


Ashok leva un sourcil. Il avait beau connaître tout le patois local, il apprenait tous les jours que la vie dans les bouges s’assortissait de verroteries brillantes. Les mots avaient leurs parures, succédanés d’une richesse de passage, comme des bracelets lourds de pacotilles colorées, brimborions destinés à masquer la nudité des corps, des mots imagés portés comme colliers d’or plaqué pour frapper d’estoc et de taille les gravats de la misère. Il s’accorda quelques minutes de respiration lente, la spontanéité de ses propos pouvait heurter le gamin. Il se contenta de dire en y mettant une solennité mesurée dans ses mots.


– Elle est pleine de quoi ?

– D’un bébé. Je le sentais depuis que je l’entends gémir tous les soirs. On entend tout, tu sais. Je voudrais bien partir dormir sur les toits comme le font mes grands frères. Ils ne veulent pas encore de moi, ils me trouvent trop ceci et trop cela. Alors je fais de grandes choses pour leur prouver que je peux être autre chose.


Ashok essaya de se souvenir du nombre d’enfants qui vivaient déjà dans l’unique pièce de la maison.


– Apa qui ronfle, Ama qui couine … et cela vers minuit, toujours très tard dans la nuit. Cela me réveille. Pire... . Je sais que cela va venir et ma tête me réveille et me le dit. Alors j’attends malgré moi que ça passe et que je puisse me rendormir.


Ces confidences, Ashok en recevait des dizaines chaque jour d’une existence qu’il avait embarquée sur son dos comme un sac trop longtemps délaissé à l’angle d’un mur fissuré. Il promenait son temps partout dans les masures des bidonvilles qu’il arpentait, rempli d’une conviction soutenue par son sacerdoce, une autre sorte d’artillerie, celle qui accouche la vie. C’était sa façon de répondre à la voix insistante qui l’interpellait.

Parfois il éclatait de rire :

« Moi aussi, j’ai un « daimon » en moi. Est-il de la même nature que celui de cet homme grec qui sait s’arrêter pour l’écouter un moment ? »


– Je peux avoir un bonbon ?

– Oui mais tu te brosses bien les dents ?


Le gamin ne lui répondit pas. Des brosses à dents, du dentifrice ou des bâtons de charbon, consignes signalées pour le bon brossage des dents. Il usait sa salive. Les gamins ne voulaient que des bonbons. Et les mères ne voulaient pas des gamins mais elles en avaient toujours trop et ne savaient pas quoi en faire. C’étaient les gamins qui s’occupaient des mères. Il en avait vu des petits qui transportaient presque leur mère épuisée par les étreintes de la nuit, ce moment où tout s’éteint pour que s’allume l’étincelle d’une métamorphose maculée par la semence. Il comprenait les coulures de la nuit, les intenables attractions terrestres quand les corps s’abouchaient mais il les maudissait. La mère se fatiguait, il appréhendait le moment où un mal insidieux l’obligerait à prendre une décision : la mère ou l’enfant. Qui sauver d’abord ? Déjà une sourde colère le traversait. Sa nuque transpirait, il fut distrait par le cri d’un voisin :


– Il y a une lettre pour toi !


Des mots brefs mais fébriles comme si la lettre s’adressait à tous et que tous salivait devant la missive qu’Ashok fit disparaître dans sa poche. Il sortit quelques liasses de roupies et le donna au voisin qui les empocha sans mot dire, juste des inclinations de la tête, des mains jointes levées comme pour signifier une adoration.

Tout le temps qu’il mit à ranger ses outils puis de mettre sous clef les différents bandages sous peine de les voir subtilisés, il le fit en luttant contre l’envie de se jeter sur la lettre. Il mit en sécurité les fioles de désinfectants négociées à coups de poing, les plaquettes de calmants et de remèdes de base dont la seule vue calmait la folie du peuple, il les boucla dans un meuble dont il savait pertinemment qu’un coup de gourdin pouvait démolir en une seule poussée de fureur. Mais il le fit malgré tout avec une rage qui avait eu le temps de décupler. Sa nervosité augmentait, il parvint à se contenir, il ferma son cabinet médical rudimentaire mais très fréquenté par une clientèle disparate, obscure et craintive. La mort ne signifiait rien. C’était la vie qu’il affrontait.

Il sortit des ruelles malodorantes, traversa les masures branlantes, s’éloigna des édifices qu’il ne savait comment désigner tant ils poussaient à la va-vite dans l’urgence des nécessités journalières. Aucune laideur pourtant ne pouvait ôter la joie d’être vivant quand la musique s’élançait, sinuait dans les interstices de chaque pierre, de chaque planche clouée. L’air opaque en était envahi, c’était la prière obsédante, le pensum quotidien, le mantra moderne qui sortait d’un vieux téléviseur ou d’un cadavérique poste de radio ou d’un mobile dont l’origine se perdait dans les usages du milieu : larcin, monnaie d’échange … qui le saurait jamais ?

Il s’assit sur la colline là où son esprit s’élevait pour mettre une distanciation avec le capharnaüm des bidonvilles, la cité des lois non imprimées.

La missive était chiffonnée. Il la défroissa, déjà happé par la lave d’un volcan qui éructait, le magma s’attaquait à son visage, ses mâchoires et son menton en étaient envahis. Le soufre se cristallisa dans ses yeux. Il parvint à lire :

« Pourriez- vous venir me rejoindre au restaurant « Le Raja » ce soir 20 h ? Mohini. »

Le prénom le fit partir directement dans les étoiles. Il se leva d’un bond, relut puis se rassit puis relut et considéra sa montre d’un œil affolé. Il revint sur les mots, il y n’en avait pourtant pas beaucoup mais suffisamment pour qu’une fois encore, Mohini lui massacre le cœur.

Le volcan l’engloutissait. Il fila jusqu’à son atelier, retrouva les quelques reliques qu’il avait laissées dans les tiroirs et dans ce mouvement fébrile de farfouiller, il ne s’aperçut pas qu’il faisait du bruit, un cliquetis inhabituel vite perçu par ses voisins qui vinrent aux nouvelles.

Ashok essayait de repasser une chemise. Ses gestes embarrassés, sa nervosité, personne ne fut dupe dans ce lieu où tout se savait.


– Non, non, enlevez moi cela ! On va tout vous repasser, tout. Entretemps, laissez-vous relooker par Vishnu.


Le coiffeur de l’angle de la rue, il le connaissait. Ce n’était pas un barbier commode. Il pouvait vous décalotter le crâne mais il n’eut aucune force dans ses membres pour s’opposer à l’encerclement dont il fut l’objet, une armée de détergents se positionna autour de son corps. Il tomba dans une euphorie étrange, des bras s’activaient, se recroisaient, s’enchevêtraient, il avait tous les maîtres du panthéon local qui étaient venus le visiter, curieux eux aussi de savoir comment il allait conduire son histoire.

Le coiffeur l’assit et entreprit de lui savonner le visage pendant que le cordonnier lui essayait des chaussures. L’esthéticienne mandée à la hâte lui raconta des histoires d’attirance et de séduction en l’enduisant d’un gel de massage et de crème au tulsi.

– Le meilleur pour vous détendre, laissez-vous aller .Elle viendra vers vous, pulpeuse et lascive.


Il n’eut pas le temps de protester. Il savait que c’était peine perdue, quoiqu’il eût pu dire, les villageois aimaient broder une histoire qui allait grossir leur imaginaire. Il ne pouvait pas porter atteinte à leur antre vorace, avide d’anecdotes juteuses, c’était leur luxe quotidien. Il était devenu leur idole. Eux n’avaient pas d’horizon, ils en inventaient un qui se confondait avec les personnages de leurs mythes. Ils lui avaient attribué des pouvoirs, il ne pouvait plus échapper à la milice qui lui était dévouée corps et âme.

Le résultat fut foudroyant. Il avait retrouvé une énergie positive. La brûlure de son cœur, si elle était toujours là, du moins elle ne le paralysait pas. Il s’enfuit des mains diaboliques en sautant sur sa moto.



La ville l’appelait. Il avait un nichoir au dernier étage d’un immeuble vétuste. Il prit le temps de se calmer au milieu de la pièce qu’il louait pour une somme calamiteuse qu’il réduisait tous les mois à force de spécieuses entourloupes et de services rendus à la va-vite. Il connaissait les manœuvres qui jugulaient le peuple. Il y était entré avec lucidité et s’il prêchait la probité, son cynisme admettait que le peuple avait ses lois, son prétoire, une autre sorte d’agora où se négociaient les affaires les plus invraisemblables.

Leurs motivations, il les assimilait sans les obstruer. C’étaient leurs temples sanglants. En entrant dans la ville, il comprenait qu’il quittait les codes des bas-fonds pour épouser les diktats des citadins. C’étaient deux cités qui se haïssaient mais qui ne pouvaient pas vivre l’une sans l’autre. Les bas-fonds étaient le troisième poumon qui faisait vivre la ville tapageuse, ingrate, indomptable. Les deux mondes se livraient les mêmes impitoyables batailles et se cachaient sous leurs masques monstrueux. Avoir des yeux partout, prêter son bras à l’un sans prêter obédience à aucun, le chacal, c’était l’autre. La vie, elle était dans le mouvement des bras au-dessus de la tête, c’était la danse du moment dans la folle dénutrition d’un corps qui se laissait pénétrer par les hydres de la luxure.

Il ne prendrait pas sa moto. Il repéra l’adresse située en plein centre-ville au milieu des lumières et des enseignes lourdes de réclames indigestes. La surabondance ici et les miettes pour là-bas, tombées au bord des caniveaux. Et qu’il ramassait lui et ses acolytes pour nourrir les « slums » suintantes de pyorrhée. Juste un peu de la lumière des néons aurait suffi à éclairer les rues des miséreux et juste un peu de la pâtée jetée dans les poubelles aurait servi à nourrir une escouade de déshérités.

Mais déjà une excitation l’électrisait. Il allait au diapason des feux de la ville. Il avait allumé le lustre de la fébrilité dans les plus petits atomes de sa défroque. Les envahisseurs, il en avait chassé et maté des dizaines mais ceux-là qui arrivaient brusquement le surprendre, il ne savait pas les repousser.

L’invasion des sens recommençait dès que le nom de Mohini était prononcé. Il l’avait fait suivre par ses indicateurs. Il connaissait sa trajectoire de par la presse quand on parlait d’elle à travers les films où elle apparaissait, son nom noyé dans la liste des noms qui avaient davantage de visibilité de par leur charisme ou leur présence dans les box offices. Lui, il lisait les derniers noms, remontait la liste des participants et cherchait quel rôle elle avait bien pu décrocher dans le tissu indécrottable dans lequel elle était allée se fourvoyer.

Celle qu’il avait recueillie, affolée et tremblante, était allée se mesurer aux monstres du cinéma. Toutes les affiches lui sautaient au visage, des portraits lourds de fards dorés. Il en sentait les couches de peinture écorner un coin de sa résistance. Il allait rencontrer une comédienne qui osait défier des colosses rompus aux intrigues du cinéma.

Le quartier tout entier des slums savait déjà que le maître avait un rendez-vous à vingt heures tapantes. Pour eux, ce moment était un film qu’ils ne voulaient pas rater. Une horde de flicaille s’était déployée aux abords de son immeuble, s’apprêtait à suivre celui qu’elle n’aurait pas laissé mariner dans un bourbier sans lui donner une escorte appropriée.

Une autre filature ne lâchait pas Mohini et cela calmait un peu les humeurs ébranlées et confuses de l’homme des collines. Son instinct lui disait davantage que ce qu’il voulait entendre. Il eut un mal de capucin à s’arrêter de se gratter la racine de ses cheveux, un signe de nervosité qu’il lui fallait cacher sous peine de perdre sa crédibilité aux yeux de tous ceux qui le suivaient.

On vit entrer un homme vêtu d’une veste noire. Il lui fallait chercher dans le restaurant quelle faune se vautrait déjà dans les veines de la nuit. Une mélodie imprégnait l’air de son écharpe sirupeuse. La pièce était occupée de toutes parts. Un orchestre sur une estrade promettait une soirée festive. La présence d’une chanteuse et des choristes étaient de bon augure. La foule était compacte, les bruits abêtissants et le « rush » des serveurs et des maîtres de table assuraient un anonymat de foule. Il se dirigea vers le comptoir du bar et demanda au barman :


– Vous aurait-elle indiqué qu’un homme nommé Ashok la chercherait ?

– Si. Venez, je vous conduis à sa table.


Passer entre plusieurs tables, sur un tracé clouté de constellations le réduisit au silence. Sa tenue le gênait déjà, sa cravate l’étranglait. Les luminaires du plafond déversaient leurs dorures factices. Il n’y avait plus rien de bien concret dans sa tête, aucun sentiment quelconque ni de colère ni de plaisir ni d’appréhension. Il ne ressentait plus rien, il était en lévitation.


« Quand j’arriverai, je mettrai sur ta main une fleur encore dans sa rosée. » Non, ce n’était pas cela, le poète avait écrit une autre phrase et d’ailleurs il se demandait dans quelles circonstances, elles avaient été écrites. Lui, il trouvait que la circonstance était justifiée, il ne pesait pas plus lourd que les bouquets de fleurs posés dans les vases sur chaque table. Il se demandait encore s’il pouvait lui dire « La connais-tu cette ancienne romance ? »

Il s’aperçut qu’il arrivait les mains vides, lui qui voulait qu’elle se souvînt de « La rive où croît le jasmin sauvage » mais ce n’était pas dans les codes. Il n’avait pas voulu se faire remarquer. Et il arriva devant elle, avec rien d’autre que son regard braqué sur elle.

Mohini !

C’était bien elle, pas celle barbouillée de rouge et de noir qu’il avait pêché dans les rues de la ville il y avait quelques mois. Elle se cachait sous un accoutrement extrêmement sobre, des bijoux qu’on devinait sous les voiles de son habillage, une écharpe l’enveloppant tout entière.

Son regard était le même, toujours frémissant, qui alla se planter dans les yeux d’Ashok qui se contenta de prendre place en face d’elle. Ils restèrent longtemps ainsi, silencieux dans le chahut ambiant, ils se jaugeaient, se replongeaient dans leurs assiettes de mets appétissants, aux dires du serveur mais Ashok mangea du bout des lèvres. Il décida de rompre le miroir qui gondolait, menaçant de les séparer.


– Il y a quelque chose qui ne va pas ?

– J’ai été engagée par les Raj Productions de l’industrie du cinéma. Jusque-là, je n’ai fait que jouer quelques rôles de moindre importance, de la figuration d’abord puis je suis passée à des rôles plus consistants.

– Vous avez changé de boulot ? Il y a un temps où vous alliez de bureau en bureau.

Elle fronça les sourcils. Il dit :

– Je vous ai fait suivre. Ne vous retournez pas. Continuez de parler, je regarde si on est entouré.


Il le dit sans état d’âme car son âme, il se demandait où elle était passée tant il tremblait de la voir si différente, si lointaine. Il l’avait laissée partir en ce temps-là. Cela n’avait rien à voir avec quelque notion de liberté, il y avait la rue noire, le ciel bleu, la ville où elle avait vécu. Il ne pouvait rien faire, sa place, elle était allée la retrouver en lui donnant la direction qu’elle avait optée. Il l’avait suivie dans l’ombre, aidé par ses partisans. Cette notion de liberté, il l’avait analysée dans ses moments de désespérance. Chaque jour qui était passé était devenu une torture.

En apprenant sa décision de vivre dans une chambrette, il lui avait discrètement envoyé une suivante attachée à ses pas, l’ayah lui donnait régulièrement des nouvelles de Mohini. L’ayah portait le terrible nom de Kali, celle qui détruit mais aussi celle qui s’attache. Il la rémunérait et la dotait d’un pécule qui devait servir aux dépenses de Mohini. En sortant de la maison de son père, Mohini avait tout renié, elle était elle-même devenue une paria. En d’autres temps, la sentence eut été fatale. Pour l’heure, la ville se chargeait de la fatalité et avait englouti Mohini. Après plusieurs déboires, elle avait accepté le rôle qu’on lui proposait et ce fut le début d’une plus large aisance.

Les racontars allaient bon train. Il se souvenait des comptes rendus de Kali.

« Le pauvre oiseau est banni par son père qui lui fait des misères. Il a fait passer un mot d’ordre sur toutes les bouches des services qui embauchent pour que la petite ne puisse pas trouver du travail. Elle va de refus en refus. C’est une fille qui a déserté, voilà ce que dit son père. »

Ayah lui avait tout raconté, les débuts misérables de Mohini puis les petits rôles de figurante que les studios de cinéma lui avaient offerts. En entrant dans le monde du cinéma, Mohini avait occupé divers postes jusqu’à ce que son timbre de voix fût remarqué. Son aisance à se déplacer sur les plateaux de cinéma fut valorisé. Elle obtint plusieurs rôles d’actrice. L’oiseau était devenu une palombe mais elle était bannie.


– Cela veut dire quoi concrètement ?

– Elle est partie de la maison. Elle vit dans la rue. Voilà ce que cela signifie. C’est un cadavre.

– Tu restes avec elle et tu contre-attaques si elle est en danger. Tu sais ce qu’il faut faire.


Apparemment, Kali avait bien joué sur tous les tableaux. Les deux vaillantes femmes avaient trouvé un espace de vie plus convenable et Mohini avait été acceptée pour un rôle plus appréciable. Il se souvenait de tous ces moments où il souffrait si fort que Kali lui avait dit :


– C’est un toit qu’elle cherche, pas ton cœur.

– Kali, la question n’est pas là. Elle a surgi, noyé quelque chose, il y a un cratère énorme dans mon cœur, vidé, brulé, désert, muet.


Et pour conforter celui qu’elle considérait comme son garçon, Kali avait ajouté :


– Cela se remplira un jour.


Même dans les bas-fonds, il fallait des attaches pour survivre. En brisant ses liens, Mohini devenait la proie des prédateurs. Elle menait un combat sans fin, ses propres adversaires étaient sa famille. Le roi de la finance qu’était son père lui avait probablement fermé toutes les portes des affaires en touchant un mot, un seul à ceux qui tenaient les cordons de la ville. Il pensait qu’elle rentrerait repentante au logis mais Mohini fut vite entourée par un gang très discret de petits coursiers, de petites gens invisibles qui repoussaient les obstacles, l’empêchaient de tomber dans les ornières, la retenaient au bord des gouffres, la sauvaient de maints embûches.

Une guerre larvée, inquiétante, se livrait des deux côtés de la ville laissant juste un espace de no man’s land où Ashok pouvait se faufiler pour rectifier le jeu démentiel qui se jouait entre la caste des nantis et celle des sans familles auquel il était apparenté. Mohini n’en savait rien, occupée qu’elle était à se chercher un travail lucratif dans une ville où trouver du travail relevait d’un parcours du combattant.

Ashok regarda autour de lui. Il repéra Kali au fond de la salle, assise auprès d’un caïd qu’il reconnut. Ses hommes étaient fidèles au poste.

Dans la salle qu’il mitrailla du regard, il avisa auprès des portes de secours, des personnes patibulaires. L’armée du père de Mohini était aux avant-postes. Mohini était suivie par un père bafoué dans son ego outrancier. Elle lui avait fait la pire injure. Ashok, conscient de la tragédie dans laquelle elle sombrait, la faisait suivre pour que son armée de fantassins lui serve de bouclier. Les armes se ramassaient à la pelle. Dans les bidonvilles, ce qui surprenait, c’était le poste de télévision et le téléphone portable. Les deux engins n’avaient rien à voir avec la misère du lieu. Les deux viatiques étaient eux aussi des esclaves, des sous-genres d’une ingénierie cossue. Ils se liquidaient dans les échoppes des revendeurs. Un pacte de recouvrance permettait de les obtenir sans contrepartie sauf l’assurance d’être un serviteur zélé pour toutes sortes de besognes qui n’étaient mentionnées sur aucun registre.


– J’envoie discrètement un message à mes sbires pour leur dire de se tenir prêts.

– Vous me faites suivre ?

– Oui.


Ashok refusa de lui expliquer pourquoi il la suivait et comment il la suivait. Il y avait juste ce poids ingérable en lui depuis qu’elle était tombée dans ses bras. Il ne pouvait plus vivre sans avoir de ses nouvelles. Cette douleur, il la découvrait, il la matait, il la domptait mais elle surgissait toujours. Il entendait mugir en lui la solitude de Mohini et cela n’avait cessé de le hanter.


– On m’a proposé un nouveau rôle. Je dois jouer celle qui présente et vante le dernier modèle d’armes à balles chimiques. Je dois les présenter, habillée d’un treillis de combat devant de sales types qui crachent des millions pour les acheter.

– Donc un rôle qui vante les bienfaits des armes de guerre. Toute une idéologie ! En même temps, vous devenez complice de leurs argumentations.

–… et je fais la guerre à mes propres congénères ! Il y a les ennemis frontaliers mais aussi les gens d’ici, ceux qui s’opposent à ce type de discours. Je sens déjà autour de moi se tisser une énorme toile d’araignée. A long terme, je vois qu’à un moment, je serai amenée à prendre les armes et à choisir mon camp ! C’est cela que j’ai vu et que je n’ai pas pu supporter. Ashok, je ne veux pas de cette vie.


Il la regarda longuement. Elle avait la lèvre humide, le cœur en dehors, les yeux sans maquillage suintaient d’une tristesse qu’il reconnaissait. Incapable de cacher sa colère et son désarroi, constamment sur ses gardes, il constatait consterné qu’une fois encore, il faisait face à un oiseau tremblant effondré dans ses bras !

Le karma avait donné un tour de manivelle. Mohini ne s’embarrassait pas de conjectures, c’était une attaque frontale. Cette information, ses indicateurs ne le lui avaient pas rapporté. Jusque-là, elle jouait des romances sirupeuses destinées à endormir la masse populaire. Les royalties qu’elle touchait lui avaient ouvert un avenir plus facile.


– C’est le premier stade. Je dois faire ensuite des conférences et on me jugera sur la qualité de mes convictions. Je dois être convaincante dans mes interviews et les colloques. Il n’y a pas que le rôle. Ils me font un pont d’or pour continuer le rôle à l’extérieur des salles de studio.

– Ils vous appâtent, c’est sûr. Et le message, c’est pour m’appâter ?

– Je voulais votre avis sur la question. Votre avis de malandrin, de marginal.

Elle arrivait à se maîtriser. Elle le regardait toujours fixement, cette fois sans baisser la tête.

– Mon avis de marginal ?

– Oui.


Dans sa tête, Ashok grillait dans un brasier. Il imprima tout, ses hochements de tête, ses doigts qui se crispaient sur la tasse brûlante d’un breuvage qui parfumait la table. Il se disait qu’une telle créature pouvait flanquer la frousse à son cœur indocile. Un aréopage de demi-dieux imbus de leur science carnassière ne l’effarouchait pas, ce qui le gênait, c’était de la voir jetée en pâture dans une arène de fauves avides de conquêtes.


–Vous ne voulez pas de cette vie, alors que voulez-vous ? Vous êtes sortie de la tutelle de votre père, il vous offrait tout, cela ne vous a pas plu. Maintenant, le pouvoir du plus haut vous offre les armes pour devenir leur guerrière, cela ne vous plaît pas. Alors que voulez-vous ? Posez-vous cette question et vous aurez la réponse.


Elle eut un air si choqué, si perdu qu’il ajouta :


– Je vous donne mon conseil d’ami dévoué. Restez chez vous. Mariez-vous. Il y en a bien un de vos fans qui vous fera des enfants et arrêtez de chercher une liberté qui n’existe pas.


Il avait été dur. Il ne pouvait plus reculer. Il était pris entre le glaive et l’enclume. Dans sa caste, elle serait protégée mais prisonnière. Son cerveau, sa matière grise ne se remplirait que de rêves pudibonds ou de fantasmes incontrôlables. Si elle mettait un pied dans la réalité, elle combattrait, elle n’aurait pas le temps de rêver, elle ne connaîtrait jamais le repos et rêverait à ce repos.

Mais lui dans tout cela, il errerait. Il pensait déjà à son désert quand il la saurait aux prises avec les fauves. Il pensait déjà à sa terreur quand il la saurait criant de détresse. Et il n’y avait pas d’autres sentiers. Son cœur ne s’ouvrait pas sur d’autres sentiers. Il en cherchait mais il n’y en avait pas. Elle était l’étoile qui s’était fixée sur son front et ne cessait de briller dans l’anonymat des rues ubuesques de la ville et des slums.


– Je vois que c’était une mauvaise idée de vous appeler, dit-elle alors en récupérant son petit sac à main piqueté de perles et de paillettes, un tout petit réticule qu’il fixa en se demandant ce qu’on pouvait bien y insérer qui valut de la peine. Des images roulèrent sur la table, sur les couverts, sur le verre à peine entamé. Un mouchoir, un parfum, une clef … oui, la clef qui allait lui ouvrir toutes les portes.


– Si vous ne voulez pas vous exhiber, il fallait choisir un autre métier, celui de marchande de fleurs par exemple.


Elle eut un regard de chasseresse outragée. Ses yeux lançaient des paroles qu’il n’entendrait jamais mais qui reviendraient hurler à ses oreilles chaque jour du restant de son calvaire. Il les sentait déjà autour de lui les multiples bras de Kali, la déesse de la vengeance et qui resserraient leur étreinte.

La cantatrice de la soirée entamait son tour de chant aidée d’un play-back qui lui fournissait un bon tempo. La sidérante créature des nuits, beauté de pacotille, avait sa chorégraphie chevillée au corps. Elle bondissait de table en table. Parfois elle se penchait sur les clients, parfois elle s’éloignait en se déhanchant, les percussions s’encanaillaient dans des montées de crécelles assourdissantes. La démesure était là, devant lui, il ne pouvait le supporter de la voir avilie, fermentant dans une trivialité qui l’engloutirait. Fausses joailleries, feintes embrassades. Des mots grondant d’une amertume blessée sortirent de sa bouche :


– Mohini, c’est tous les jours qu’il va falloir tenir, sans une goutte d’espoir, sans le pain du repos. Vous serez écrasée, vous finirez par tout accepter jusqu’à l’innommable. Et il n’y aura personne pour vous parler de …

– De quoi ?

Cette voix fut soudain si douce qu’Ashok eut un vertige.

– De choses simples, Mohini, du jour qui se lève tranquillement pour vous offrir la paix du cœur.

–Vous me parlerez de ces jours, Ashok. Vous m’en parlerez tous les jours et je ne verrai pas ce qu’il y a de bêtifiant dans mon rôle de commerciale de ventes.

– Non.

– Si. Parce que je vais accepter ce rôle et pendant que je ferai la démonstration de l’arme qui anéantira le monde, je penserai qu’il existe un homme qui me parle de bonheur et d'....


Elle se leva brusquement sans finir sa phrase et s’enfuit avec Kali dans son sillage, ombre fidèle, suivie elle-même par les sbires enfoncés dans la nuit des méfiances séculaires.

Il se retrouva écrasé par une charge pachydermique sur les omoplates. Il vit les « Men in black » tout soudain sortir du bar, la main sur la poitrine, prêts à sortir un Glock. Ashok tituba sous les éclairages des boules disco mais tout avait été bien réel. Il sortit son vieux portable et lança le mot d’ordre convenu dans les ruelles des bidonvilles :

« Ils sont derrière vous. »


Cela suffirait pour que Mohini ne fut plus poursuivie ni inquiétée par quelque faraud.

Qu’était-elle venue lui demander ? D’agir en sa qualité de pourfendeur de torts pour circonvenir des pirates eux-mêmes logés à la même enseigne ? Quoiqu’il fît, le rôle reviendrait à Mohini, il avait pu mesurer son aura. Elle dégageait un magnétisme qui pouvait agir comme une drogue. Elle vibrait de tout son être. Les décisionnaires ne s’y étaient pas trompés. Ils détenaient une perle et n’allaient pas se priver d’en exploiter le filon.

Il allait faire quelque chose puisqu’elle était venue vers lui mais il ferait en sorte qu’elle n’obtienne qu’un rôle d’estime, celui qui n’allait pas l’exposer sous les feux de la mitraille. Il préparait les grandes lignes de sa plaidoirie :

« Donnez-lui d’abord un rôle subalterne, et non le rôle principal que vous ferez jouer par une autre actrice. Quand Mohini aura vu comment se joue un rôle de cette mesure, elle comprendra d’elle-même le choix qu’elle aura à faire. Elle a besoin de mâturer encore. »

Il allait circonvenir les pontes de la mafia urbaine et à coup sûr, il obtiendrait ce qu’il souhaitait mais avant de le faire, il ne cessait de se répéter :

« Il faut que je fasse taire mon cœur d’abord. »

Mais ce cœur s’affolait. Alors, il lui cria :


« Apprends-moi à ne pas trembler ainsi d’un sentiment qui me dévore. »


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15 Comments


agus.frederic
Feb 05, 2023

Ashok et Mohini. Deux êtres qui, mêmes s'ils sont de differentes castes, n'en demeurent pas moins pareillement prisonniers. Un échange où sentiments et mots, semblent eux-mêmes mis aux fers de la pudeur...

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Tout est dit et dit avec une telle subtilité.

C'est l'intuition qui conduit tes commentaires, Frédéric et j'en suis à chaque fois charmée.

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Colette Kahn
Colette Kahn
Feb 05, 2023

Un texte fiévreux, haletant, angoissant... on vit en direct toutes les émotions d'Ashot et l'on voudrait tant qu'il y est un happy end. Un plongée dans l'univers d'un pays dur et magique à la fois. Merci Ginette.

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Unknown member
Feb 05, 2023
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Et moi, je me mélange si souvent mes vieux pinceaux...

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Fournier Viviane
Fournier Viviane
Feb 05, 2023

Magnifique, Ginette, j'ai adoré ...des portraits touchants et tremblants d'attente ...un monde qui décalque les sentiments ....une force si incroyable dans tes lignes ...déjà le titre est une invitation et jusqu'à la dernière ligne, on vit les vies que tu nous racontes avec la magie de ta plume ..;alors, Oui, j'ai adoré !

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Fournier Viviane
Fournier Viviane
Feb 05, 2023
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oh tu es adorable ...merci et la magie,tu sais, c'est toi qui la fais naître ...Joli dimanche, Ginette, une bise bleue de mon coin ...

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Tinouch
Feb 05, 2023

Un récit fort, cinématographique, qui m'a happée de bout en bout...

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Merci beaucoup, Martine .

J'ai essayé de suivre les méandres d'une âme agitée !

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Unknown member
Feb 05, 2023

Entrelacs dans le microcosme des mégalopoles d'un monde à mille lieues du nôtre, avec ses codes, ses lieux, sin Indian way of life... un texte bien dur pour un citoyen lambda d'un autre monde... Merci, Ginette, pour cette plongée aussi prenante qu'angoissante...

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Un aspect, juste un aspect ...

C'est surtout la peinture des âmes qui cherchent à exister par delà les trivialités de l'obscure réalité.

Merci beaucoup pour votre lecture .

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