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Le livre qui s'ouvre toujours à la même page


Lorsque j’ouvris le vieux grimoire poussiéreux, je sus qu’une autre femme inquiète avait écrit !

Ce que j’écrivais depuis des mois dans l’antre de mes sensibles vibrations intérieures n’était donc plus un épanchement solitaire.

Je trouvai un écho lyrique à mes intimes pensées. En feuilletant le fragile manuscrit aux pages écornées dont le papier vélin était passé à une ocre plus intense que sa nuance première, j’eus un soubresaut du cœur. Des poésies bien rimées alternaient avec des textes brefs qui rappelaient le travail des écoliers de tous âges essayant de débroussailler leurs premières réflexions avec force versification et rhétorique. Certains passages me firent même sourire tant ils évoquaient le temps où je m’essayais à la métrique et à la prosodie. D’autres paragraphes n’avaient pour seul but que de magnifier les belles-lettres antiques. Ils semblaient installés là comme des statues sur leur socle, enchâssés dans un écrin, consacrés pour l’éternité. Je parvins alors à un cahier particulier qui s’ouvrait à l’intérieur du livre comme protégé par lui. Le pesant volume bruni contenait un journal secret. J’en parcourus machinalement les quelques premiers mots puis, comme entraînée par une force irrépressible, je continuai ma lecture et très vite, je vis se lever des visions familières.  La voix qui habitait les lignes serrées par une écriture élégante savait choisir ses mots pour parler de ses souffrances personnelles. On entendait le martèlement d’un combat qui m’interpelait. Des cris étaient jetés, de profondes blessures saignaient. Une femme avait écrit ! Qu’avais-je à dire de plus émouvant quand une autre femme avait tiré sur les cordes de sa lyre les accents les plus poignants de sa révolte ? Une autre femme s’était engagée sur le chemin des croisés ! Vers quel calice tout son être s’était-il tendu pour que je me sente soudain si bouleversée ?


Tout vacilla autour de moi. Je me surpris à regarder furtivement la pièce comme si je la  découvrais. Le grenier s’assombrissait. Les cloisons en pente paraissaient se rapprocher de moi comme pour me repousser jusqu’au fond de la soupente. Les ombres envahissaient les recoins, pareilles à des tentures pesantes amoncelées au bas des plinthes. Dans la faible lumière du soir, elles rampaient par plis successifs pour mieux étendre leurs voiles. Il n’y avait rien alentour que de vieux meubles très abîmés, aux tiroirs disjoints, aux pieds branlants. C’est en voulant rajuster l’un de ces tiroirs qui oscillait que je découvris le recueil aux pages encore belles, couvertes d’une écriture encore lisible.  Je me retournai, je vis la pièce, son unique lucarne, son plafond bas, le fauteuil en bois de teck et les tapis. Vieux et usés mais encore beaux dans leurs frises entrelacées de feuilles d’acanthe et de fleurs de lotus. Les franges elles-mêmes résistaient encore au temps. Des mains  avaient frôlé leur douce texture, des pas l’avaient foulé. On s’y était assis. Je me penchai, je m’assis aussi. Et la présence prit forme. Elle apparut, elle prit place dans la mansarde, avec un frémissement comme si elle avait attendu d’être découverte. Elle vint habiter  tout l’espace libéré quand je me mis à lire  le livre fané qui attendait d’être ouvert.


 « Les rites sont immuables, pensent ceux avec qui je vis mais moi, je dis que rien n’est immuable si on les secoue un peu. J’ose le faire, j’ose fissurer leurs convictions. Qu’il chancèle le temps et que se bousculent les choses ! J’aurais ainsi un autre horizon à contempler ! Je ne tremble même pas en écrivant ces mots, je sais seulement que je meurs d’envie de connaître le sens des réalités. Je ne souhaite pas suivre, je souhaite vivre avec mes joies et avec mes larmes. Lorsque  les offrandes sont faites aux dieux mythiques qui couvrent nos murs et qu’aux vêpres, d’autres célébrations sont ordonnées, j’ai toute la journée pour me dire que  ce qui  a été décidé ne me suffit plus. J’entends maintes fois tomber la sentence qui veut qu’un destin soit tracé. Les vestales sont présentes, en longues tuniques blanches, ceintes d’un ruban étroit à la taille, prêtes à accomplir leur tâche car tout est fixé, arrimé, décidé. Je le vois O Dieu, à ce mythe qui perpétue les rites. Blessées par quel amour, elles moururent, ces femmes qui ont courbé l’échine !
Pourtant, qu’il est tranquille le jardin de ma maison ! Le soleil l’inonde de sa paisible lumière. Je me souviens de toutes les saisons, de toutes les journées pareilles à elles-mêmes. Le passage des saisons fuyait la vacuité de mon âme qui cherchait à se remplir. D’y penser me plongeait dans une affliction pesante. Les fleurs s’éclosent, arrivent à maturité et sombrent, parsemant le gazon de leurs pétales tachetés. Que savais-je faire ? Je n’apportais rien au travail de la nature, au cycle des jours. L’attente est intolérable lorsque tout existe autour de soi. Qu’attendais-je donc ? Cependant je dois me détourner de ces sombres méditations, en faire le deuil, pour que s’exécute le mythe. Je souffre de ne pouvoir vivre par moi-même. Tout est déjà consommé : les liens de la vie, les liens du mariage, les liens de la mort. Tout est sacré, déifié, statufié. De nombreuses statues ornementent notre demeure, lourdes statues de pierre aux multiples résonances, sculptures anciennes, statues d’albâtre aux tuniques diaphanes, statues majestueuses, héritages de civilisations anciennes qui longtemps ne furent d’abord pour moi que des objets d’art décoratif. Un jour, j’en saisis la signification. A l’instar de ces récits qui se perpétuent dans l’immobilité de la mémoire, elles survivent, elles offrent aux regards leur clair message : « Nous existons » susurrent-elles  dans leur dangereuse fixité. Avec elles, tout était dit, il n’y avait plus qu’à les contempler à l’infini. Elles étaient figées dans la perfection. C’est ce qui me guette, c’est ce qui m’attend. N’y a-t-il point un autre chemin à prendre ? N’échapperai-je pas à cette fatalité ? Si ma vie est tracée, comment ma soif de vivre pourrait-elle s’épancher dans cette fixité où je suis jetée ? Je rêvais de tomber et d’éclater en mille morceaux de verre et de pierre, de connaitre ensuite le puissant désir d’escalader les montagnes et de m’envoler vers l’empyrée !
Je crois pouvoir dire que je ne suis point faite de tranquillité, de douceur et de quiétude. Un rien me bouleverse. Le tumulte qui gronde en moi est plus bruyant qu’un ouragan. Fût-il moins assourdissant, j’en eus  connu moins de ravages !
Cela fait des jours que je sens monter en moi ce vacarme de cris, de larmes et de révoltes. Pourtant je vis, je vis quand même, j’ai un embryon de vie ! Je parviens à exister ! Je peux me promener dans les allées et les jardins de ma maison, écouter les échos lointains de la ville surexcitée, giboyeuse et tentante mais je ne peux accéder à aucun de ses beaux fruits défendus. Je peux voir les couleurs étonnantes des enseignes publicitaires et les néons éblouissants des devantures achalandés mais je ne peux suivre leur sillage. Je peux me délecter des plats savoureux que servent nos gens de maison mais je ne peux pas penser parce qu’on pensait à ma place. O dieu ! Que de peines l’âme peut-elle engendrer lorsqu’elle courbe sous le faix de la pensée ! Je ne suis que trop réceptive aux plaintes lugubres de mon âme, je me dis souvent qu’il serait plus sage de m’en éloigner. Comme le chant lugubre des sirènes, les mugissements de mon cœur peuvent être mortels et j’en suis apeurée ! Quel charme a-t-on versé en moi, quel charme redoutable pour que je vive ma vie comme si j’en vivais le dernier jour ! 

A cet instant du récit, je me levai brusquement à l’appel strident de ma mère :


–  Laura, et le pain, qui va l’acheter ?   


Je replaçai le manuscrit dans son tiroir bancal, je dévalai les marches de l’escalier menant au rez de chaussée et je me retrouvai dans la cuisine, face à ma mère furibonde et empressée :


–  Voici quelques pièces. Prends ton vélo, tu iras plus vite ! 


Ce que je fis. Le vélo me faisait du bien. Je pédalai, les cheveux au vent, gorgée d’air frais et de brume crépusculaire, ivre de liberté ! Liberté ! J’avais dit : « Liberté ». Mais tiens donc, que signifiait ce mot ? Pouvais-je en user aussi librement sans que mille morts ne se retournent dans leurs tombes ? Tout le texte de mon aïeule me revint en mémoire, par images saccadées. Les mots se fracassaient en moi, se levaient par vagues houleuses, se jetaient sur ma conscience comme sur une berge immergée. Je savais que le soir, dans mon lit, seule avec moi-même, j’allais noircir quelques pages de mon journal, compagnon de mes fureurs impétueuses. J’y consignai avec rage les violentes imprécations que me soufflait mon cœur lorsque je me heurtai aux limites que les contraintes familiales m’imposaient. Je repensai aux lignes vindicatives, méchantes, pleines de fiel qui couvraient mon cahier aux grands carreaux noirs. Les blessures d’amour-propre, les vexations, les punitions supportées pour avoir désobéi, y trouvaient un exutoire apaisant. Mon allure décontractée et sportive, mes propos acérés porteur de polémique sous-jacente ne m’avaient pas valu que des amitiés. Je fonçai dans la mêlée comme un joueur aux grosses épaules menaçantes ! Le monde dans lequel je vivais n’était pas tendre et j’apprenais à me défendre comme je le pouvais. Je virevoltai, j’enfourchai mon Pégase comme si j’avais le feu aux trousses ! Moi aussi j’avais mes révoltes, mes emportements, mon sombre visage. Et je les enfouissais dans mon journal comme pour les exorciser car je pensais vraiment, en filant sur le passage réservé aux bicyclettes, que ma jeunesse m’autorisait toutes les outrances !


Autour de la table familiale, le soir,  nous prenions nos repas, ma famille et moi-même, mordant dans le bon pain chaud que j’avais rapporté. Il y eut en moi un brusque sursaut.  Je ne supportai plus de laisser planer tant d’ombres ! Je questionnai ma mère : 


–  Quand nous avons déménagé, qu’avons-nous fait des vieilles choses ? 


Ma mère répondit avec toute la maîtrise dont elle était capable :


– Certaines choses ont été laissées comme elles étaient dans les meubles des combles.  Tu verras que les tiroirs sont encore remplis de livres.  Comme  ce sont des livres d’époque qui nous viennent de tes grands-parents, j’ai préféré les garder. Un jour je ferai un inventaire plus complet et je jetterai l’inutile. Il y a un moment pour tout. Je crois que ce moment n’est pas venu. Pourquoi ? Tu as trouvé quelque chose qui te plaît ? Je t’ai entendu chercher dans le fouillis  des  combles.

–  J’ai découvert de vieux textes déchirés, dis-je lentement.

–  Tu en fais ce que tu veux, Laura. Lis-les  mais je voudrais que tu les replaces exactement où tu les as trouvés. J’aime bien les vieilles choses.

– Ma grand -mère s’appelait-elle Lila ?

–  Non, Lila est une grand-tante que j’aimais beaucoup. On ne parlait jamais d’elle. J’étais très intriguée d’autant qu’on la disait très secrète et très portée sur les arts. Elle dessinait aussi, elle peignait avec passion.  


Puis la conversation dévia. Je fus si appliquée à digérer les informations que je venais d’obtenir que je ne fis plus très attention à ce que je mangeais. Le bon pain que j’avais acheté dans un élan de  vitalité n’avait soudain plus la même saveur dans ma bouche. Je revoyais ma course dans le vent du crépuscule, penchée sur le guidon, habitée de pensées éclatantes. Je revoyais la hardiesse avec laquelle je m’engageais dans les rues de ma commune si familière, si accueillante. Je pédalais comme si les chemins devant moi s’ouvraient à l’infini pour recevoir mes passions  et mes excitations tandis que je passais sous la voûte des chênes de mon allée. Leur feuillage se penchait sur ce que j’appelais avec force enthousiasme mes discours solitaires. Car je soliloquais, je monologuais, je haranguais des foules imaginaires.


 " N’aurais-je jamais que l’écriture pour sentir la paix descendre en moi ? Entre ma famille et moi, je vois s’agrandir et s’enfoncer un tel gouffre que j’en appréhende le fond. Est-il si honteux de faire jaillir l’ire qui m’habite ? C’est un tumulte que j’entends en moi, nuit et jour, qui m’assourdit. C’est un grondement, un mugissement, un hululement.  Derrière les balustres de ma fenêtre, je vois les passants se retourner sur les colonnades blanches de notre maison. Je recule toujours d’un pas pour que nul ne décèle ma présence. Tant de regards se lèvent sur les balcons de notre façade couronnée d’un fronton nostalgique ! Qu’avait-on comme réminiscences dans nos chaumières pour avoir voulu les reporter sur cette demeure à péristyles ! C’est une curiosité que de s’agripper aux grilles du portail et  de voir s’élancer vers le ciel cette architecture aux influences  multiples. S’il y a de lourdes statues  reposant sur des socles ouvragés, on aperçoit aussi sur la terrasse des vasques en marbre, de très vieilles fontaines, rouillées par endroits. Le mariage des influences est réussi pour les pierres. Ne se  dégage de tout l’ensemble que de la grandeur, de la  lenteur, de la splendeur ! Il n’ya pas de jour sans que je m’interroge sur l’étonnante bâtisse  parée de regrets  lorsque je me promène sous ses frondaisons majestueuses. La terrasse qui  ceinture ma maison est traversée par de hautes colonnes aux corniches chantournées. J’aime marcher sur les allées qui se faufilent au-dessous des feuillages touffus voûtés par leur immense révérence et c’est comme si le soir me drapait de ses ombres. Je m’y engageais comme ceinte d’un diadème odorant, scintillant de jasmin et de mandragore. L’encens qu’on brûlait dans les couloirs délivrait des volutes d’une senteur douceâtre. C’était juste enivrant, juste assez grisant pour que se lèvent les premières passions. La pureté du sentiment que j’éprouvais alors, changea mon cœur en un écrin où vinrent s’installer des joyaux singuliers. Je le vis, je le vis avec extase, je m’alanguis de bonheur. Qui était-il ? J’envoyai ma chambrière à la quête de quelques renseignements.  Le jeune homme vivait avec sa famille dans une agréable maison, distante de la nôtre de quelques kilomètres, entourée d’une verdure chatoyante. Un jour, tout a basculé lorsque nous nous regardâmes, étonnés de nous découvrir pour la première fois. Je crus y voir un empire, je crus y lire un cantique, j’entrai dans un vertige. La coupe de mon cœur se remplit de son regard. A ce nectar divin, je buvais sans pouvoir m’arrêter. Avec  quel effroi, j’en parle et pourtant comment ne pas en parler ? Quand tout dit qu’il existe, je dis aussi qu’il existe par tous les vents et les pierres de la terre. Quel éblouissement mais quel anéantissement aussi ! Comment aurais-je à communiquer une telle ardeur et quel avenir porte-t-elle dans ma vie transparente, insipide, livide ? A quoi pouvais me servir d’éprouver un tel sentiment s’il était condamné à périr ? Je ne vivais plus qu’en pensant à lui et  la réalité m’anéantit. Lorsque mes parents refusèrent une pareille mésalliance, je sus que j’avais perdu  ce que j’avais à peine entrevu. Fallait-il déjà renoncer à lui alors que chaque jour, il devenait de plus en plus présent ? Nous n’avions échangé que quelques paroles et frôlé nos mains au cours de quelques dîners familiaux. Que d’étincelles jaillirent pourtant ! Que de regards échangés où je voyais  brûler la fusion de nos cœurs autour de candélabres illuminés ! Le renoncement fut à tous égards plus déchirant ! Ensuite il fallut refouler ma peine, maîtriser ma douleur, celer mon désespoir. Accablée, prostrée, je le fus longtemps. J’errai souvent, pareille à une ombre, dans les couloirs et les allées de la résidence sans pouvoir oublier mon histoire. Un jour, le recueillement s’insurgea en moi comme une main tendue. Un jaillissement d’écume suivit puis une vérité s’étira au loin dans le ciel de ma conscience. Une vérité que je m’habituais à contempler. S’il m’avait été donné de voir le bonheur, il me serait encore possible de le revoir, ce dont je m’assurai au fond de mon affliction. Cette conviction s’accrut à mesure que je m’abîmais dans les profondeurs d’un silence intérieur où je parvenais à rejoindre celui que j’avais perdu."  

–  Qui était vraiment Tante Lila ? , demandai-je à ma mère.

– On ne l’a jamais su. Ma grand-tante était assez particulière. On la taquinait souvent parce qu’elle aimait lire et dessiner. Elle peignait d’extraordinaires personnages de légendes mythiques des civilisations anciennes. Il y avait  dans son répertoire autant de dieux orientaux que de dieux grecs. Avec elle, la statue de pierre primitive cohabite avec la sculpture blanchâtre du panthéon grec.

–  Il en reste quelque chose ? fis-je de plus en plus intriguée.

–  Non, plus rien. Elle finissait toujours par détruire ce qu’elle commençait. Elle avait besoin de fusains, de pastels et de sanguines pour assouvir une passion qu’on a condamnée. Maintenant je pense avec le recul qu’on a eu tort de lui jeter la pierre. Tout ce qu’elle faisait était juste l’expression  d’une pensée mais tu vois  à l’époque, on ne pouvait pas s’attarder sur la pensée d’une jeune fille ! C’eût été inconvenant !

–  Et maintenant ? demandai-je à brûle -pourpoint.

– Quand je te vois, Laura, je me dis que ton cœur bat de la même façon, que tu ressembles beaucoup à Tante Lila, que moi-même je lui ai beaucoup ressemblé car j’écrivais aussi.

–  Ah oui ?  Ce n’est pas possible !

– Mais toutes les jeunes filles écrivent quelque chose pour s’épancher : un poème, des ballades, des récits, des journaux intimes …  C’est l’adolescence qui veut cela. Mais le temps a passé. En toi, j’entends toutes les voix qui m’ont habitée, soutenue et permise de grandir. C’est ainsi que j’ai évolué. L’âme n’a pas de mystère ! Elle mène les mêmes complaintes qu’aucun âge n’altère ! 


Je la regardai, un peu secouée par les révélations que je venais d’entendre. Mais quel était donc ce galimatias de mots que je jetai dans mon journal du soir quand la rage me faisait crever les tympans et que, hors de moi,  je ne sortais apaisée qu’après avoir croisé le fer avec les rimes de la colère !


–  Qu’est devenue Tante Lila  par la suite ?

–  Elle a accepté un mariage de raison organisé par les pontifes de notre famille selon des rites très compliqués. Elle  a fondé une belle famille et elle est morte de maladie et de vieillesse. Il n’y a rien d’extraordinaire  à cela. Elle est entrée dans la réalité  de la vie et elle a fini en suivant le modèle qu’on lui indiquait. Il n’y a jamais eu d’éclat. Elle a juste fait son devoir derrière le voile de son silence. Elle s’est agenouillée dans une contemplation intérieure.

–  Quel gâchis !  m’exclamai-je

– C’est toi qui le dis. ! Que  pouvait-elle faire d’autre ? Que pouvais-je faire moi-même quand j’ai pris le même sentier ? C’est elle qui a poursuivi la lumière qui brûlait. C’est moi qui ai voulu me brûler à la flamme qui vacillait ! Que d’appels ! Que de cris auxquels tu ne peux pas répondre ! J’ai couru sur ces chemins tortueux, j’ai refait l’itinéraire, j’ai foulé les pistes secrètes où tu te crois muni d’ailes et faiseur de nouvelles aubes. Quel livre en pourrait décrire la puissante magie ? Mais quel parcours es-tu toi-même en train de faire, Laura, quand tu te rebiffes, piaffes, renâcles devant les forces qui t’entourent ! Des énergies nouvelles t’assaillent auxquelles tu veux répondre toi aussi ! Mais les réveils comme tous les réveils, vois-tu, s’accrochent aux franges de la réalité. Je vois tout cela en toi, je vois la même histoire, je lis les mêmes pages. C’est le mythe de l’amour inaccessible qui se perpétue ! Que t’avons-nous transmis, ma fille ? Un livre, rien qu’un livre ! Un livre qui deviendra vite poussiéreux, un livre chargé de croyances, un livre où se sont livrés les ultimes combats. 


    Je remontai en courant les étages supérieurs et m’engouffrai dans le grenier pour échapper à quelque sortilège mais la porte à peine ouverte, je sentis une présence. Elle était là, elle et son livre ouvert aux pages des douleurs intimes. Elle était là, elle attendait avec pudeur et discrétion. Je la sentais à tous les recoins de la pièce. Il ne fallait plus la faire attendre. Je crus monter en moi un gros sanglot quand, pour la première fois, en ouvrant son livre, j’eus un geste quasi religieux.


« Avant toi avant moi quand ils ont existé, Sages et pèlerins de l’offrande mystique, Vestales et bergers  aux chants d’appel magique, Déjà nos yeux, en se levant, se sont croisés. De plus loin encore, diront nos cœurs effrayés, Au commencement des jours jusqu’aux temps bibliques, Lorsque le ciel profond se couvrait de cantiques,  Déjà je te voyais sans t’avoir rencontré »

Ainsi s’achevait le livre. Sur ces quelques vers sibyllins. Je me penchai, confuse, tête baissée, courbée dans un silence abyssal, ramenant de plus en plus autour de moi les voiles de toutes mes indignations. Mais s’achevait-il vraiment ? Etourdie par l’ineffable message, je m’avançais alors vers je ne savais quelle contrée où se lèveraient pour moi les brouillards les plus épais  et qu’un jour, parvenue aux confins de la plénitude, je sentirai mon âme flamboyer  de tous ses feux véritables, délivrée de ses dernières illusions. Quelque chose avait rompu. Plus rien ne me pesait. J’étais plus légère, une délivrance, voilà ce que je ressentais ! Et quelle paix soudain dans cette pièce où tout avait commencé !

Les ombres étaient devenues familières. J’y entrai comme dans une tanière, j’en acceptai la forte présence. Ces ombres étaient devenues les parures de mon attente intérieure et c’était avec un intense soulagement que je m’asseyais au creux des boiseries. Si Yannick me voyait, il ne me  reconnaîtrait pas. Je l’aimais d’un amour qui prenait un éclairage nouveau. Cet être en qui j’avais placé toute ma confiance, devait affronter aussi ses propres tempêtes dévorantes. Comme je le jugeais mal ! Je m’en repentais. De même que mon aïeule, il fallait oser nous contenter d’attentes, de songes et de silence dans l’ardeur d’un désir maitrisé ! Il fallait pénétrer à travers les arcades du recueillement jusqu’à l’abside où  se tiennent les conciliabules. Qu’avions-nous besoin, Yannick et moi, de bousculer nos sentiments ? De nous précipiter dans l’impudeur d’une relation ouverte à tout regard ? Nous pensions consommer nos amours avec avidité et insolence.


Soudain, j’avais soif de mystères, de passions et de sacrements. Il fallait que mon journal s’enflamme de choses inouïes ! Des instants sublimes, je n’en n’avais point connus ! J’espérais en être poursuivie ! De ce temps fabuleux, je voulais fouler le bitume, feuilleter le même livre et en vivre l’étonnante romance !


Ginette Flora

Mars 2024

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2 Comments


"Je crois pouvoir dire que je ne suis point faite de tranquillité, de douceur et de quiétude. Un rien me bouleverse. Le tumulte qui gronde en moi est plus bruyant qu’un ouragan. Fût-il moins assourdissant, j’en eus  connu moins de ravages !"


j'ai tout tout et tout adoré, j'aurais pu recopier tellement de lignes ... c'est magnifique toujours et quel pouvoir sur ce récit ... déjà le titre ouvre des portes à ne pas refermer ... Merci ecore et toujours à toi ❤️

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Merci pour ton vibrant commentaire, Viviane .

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