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Le peintre au pied des ruines

Dernière mise à jour : 21 déc. 2023



Le village n’était pas éloigné, il avait grimpé le sentier sans se sentir essoufflé. Il aimait entendre sa respiration se libérer au grand air, ses tensions se dénouaient. Il se rendait compte qu’il se tournait vers le mouvement de la vie qui reprenait son leitmotiv en lui, ce grondement lancinant comme la voix gutturale de l’océan, cet ululement qu’il avait écrasé, renfoncé dans un recoin de ses neurones.

La vie s’offrait à lui, il le sentait au parfum nouveau des oxalis à chaque fois qu’il s’en allait dans les broussailles. Elle le revigorait, la bruyère mauve étalée autour des racines. Le petit village apparaissait enlacé entre des maisons aux murs ocre, aux toits de tuile rouge brique, aux volets bleus ou verts. La petite chapelle les dominait de son clocher. On pouvait voir les porches de loin si obscurs mais gardant leurs ombres avec hauteur. Couleurs en demi-teintes comme les pensées invaincues, reléguées au fond des labyrinthes, laissées aux campanules. Parfois, apparaissaient entre des touffes de saxifrages, de blanches sculptures, pareilles à des tanagras, porteuses de cruches déversant une eau sempiternelle dans l’aveuglante lumière que son pinceau essayait de retrouver dans ses doigts qui tremblaient.


« Un peu d’air, un peu d’élévation aussi, un peu d’étoiles et vous arriverez à un degré raisonnable et acceptable de votre taux de malignité. »


Edouard s’agaçait souvent d’entendre son praticien éluder le mot fatal et préférer l’emploi de termes crémeux pour atténuer la violence masquée du jargon médical. En fin de compte, il ne savait pas ce qu’il avait ni lui ni son « confesseur » qui avait suffisamment étudié les cas de conscience pour éviter même de nommer l’action de quelque divinité en sa présence. Il l’avait rapidement remercié et préféré monologuer avec son subconscient, un penchant qui s’atténuait depuis qu’il avait pris ses pénates dans le vieux village où il espérait fuir toutes les contingences.

Il loua une pièce du vieux château que le châtelain du lieu souvent en villégiature lui avait cédé pour une modique somme en contrepartie d’un acte de surveillance de son domaine décharné, exposé aux nuages brumeux du sommet. Faire le gardiennage ne lui fut pas incommode, l’endroit jouissait d’une forte propension à la tranquillité et d'un taux de sauvagerie propice à accompagner son caractère casanier.

Le château ne tombait pas en ruines. Le vieil Axel de la Bombarde ne se décourageait pas de redresser les murs qui succombaient à la névralgie du temps. Edouard avait accepté d’être le recouvreur d’ombres. Il avait installé un atelier dans une des pièces qui lui avaient été allouées. Chevalets et toiles, palettes et tubes, chiffons et fioles avaient trouvé refuge sur les crédences des vieux meubles d’époque.

Une imposante cheminée trônait dans la pièce, ce qui lui assurait une zone d’isolation thermique. Matias, rencontré dans les sous-bois, lui avait livré des fagots et de grosses souches éventrées. Edouard ne craignait qu’une chose, la flamme elle-même, qu’elle fût d’origine esthétique ou purement un combustible inflammable, elle le fascinait. C’était la couleur mouvante, ondoyante, troublante, aussi brûlante que tremblante, aussi lumineuse que ténébreuse, une couleur qu’il s’acharnait à plier sur sa toile de lin mais la plaie intense et rougeoyante s'animait, ne se laissait pas capturer ni apprivoiser. C’était elle qui embrasait la pièce avec ses braises toujours incandescentes, c’était elle qui flambait quand il remettait de nouvelles bûches, elle qui se laissait entièrement vider de sa carbone sous la montée des crépitements et des escarbilles de l’écorce arrachée.

C’était le feu d’une présence exigeante comme les griffes de son art qui ne le lâchait pas, puisait jusqu’au tréfonds de son âme pour le laisser exsangue. Il se savait porté par une forêt intérieure dont les forces primitives remontaient sans cesse le mordre et l’interpeler. Quand il remuait les bûches dans l’âtre, c’étaient ses propres entrailles qui le trahissaient. Tard dans la nuit, il lui arrivait de livrer sur une toile les premières ébauches de l’inquiétante créature qui le réclamait.

Il ne savait pas d’où venait l’appel, elle se fondait dans une immensité qui l’absorbait et dans l’espace sans limite, il pouvait déplacer ses barrières, il sentait ses étirements évoluer librement, prendre leur amplitude et s’étendre, se ramifier et non se tapir dans l’étroitesse des boyaux où il les avait cloisonnés.


A l’aube, il trouvait enfin le sommeil et tombait sur son tapis de laine où quelques villageois le trouvaient parfois quand mus par une amicale curiosité, ils grimpaient jusqu’à la bâtisse, s’enhardissaient à pousser les portes cochères et le trouvait souvent assoupi auprès de ses tréteaux.

Edouard leur montrait ses toiles, leur faisait faire une petite visite, les premiers liens avec le petit peuple s’amorçait, il le faisait lentement, il n’avait pas plus besoin de solitude que de multitude, seulement de magnitude dans une galaxie où il se sentait exploser de plénitude.

Isolé sans l’être tout à fait mais au contact des ruines, il avait une envergure de pensée qui lui montrait les champs de terre à labourer, les grains à semer, le cœur à vider et planter, les sillons où répandre sa tristesse, se rendre, les voir grandir et devenir cette florale inconnue qu’il languissait de voir s'ouvrir.

L’immensité du ciel affluait, des sols avides d’êtres invisibles vivaient, le cristal de roche ruisselait sur lui comme une cascade où l’oubli n’avait pas sa place car un seul moment prenait toute la place.

Jasmine le rencontra sur le sentier qui menait au centre du village où une fontaine filait sa quenouille sempiternelle. Il avait un sac de jute et vraisemblablement revenait de faire quelques emplettes dans le bazar du village. Phil et Yolande vendaient de tout, un amas hétéroclite d’objets rescapés de toutes les époques. Les deux commerçants connaissaient les rouleaux de carcasses des uns et des autres. Ils pourvoyaient aux besoins de leurs voisins proches avant de s’enquérir et de s’intéresser aux affaires des plus distants. Et avant même que les soucis ne les visitent, ils savaient y mettre un frein, c’était comme un bouclier que proposait leur boutique, leur caverne de trésors impérissables, leur île de sable et de nautiles échoués.


– Je cherche un lieu particulier, une clairière où poser mon chevalet, un endroit que je n’ai pas encore vu, un terrain un peu écarté de la configuration d’un village habituel, un havre sorti d’une imagination, un domaine devenu un rêve construit par le miracle d’un entêtement, d’un esprit à vouloir sublimiser une espérance.


La description ainsi représentée, pouvait décourager et faire fuir plus d’un locuteur mais Phil et Yolande lisaient de la poésie à leur comptoir quand il ne se passait rien. Ils comprirent qu’ils avaient affaire à un artiste qui avait le sens des irréalités. Ils lui montrèrent comment se diriger vers Jasmine qui était à cent lieues de se douter que sa chaumière pouvait correspondre à la conception que se faisait Edouard de son idéal de vie.

Il trouva auprès d'elle une oreille attentive à son discours de même qu’il ne se lassait pas de s’exclamer de joie en visitant l’atelier des créations en copeaux de bois et en feutrine.


– Vous êtes en quête d’un au-delà sans doute ?


Panier au bras, allure vive et assurée, d’un pas égal et volontaire, il avait soulevé les verrous des barrières qui l’entravaient.


– Il m’a suffi de vous croiser deux ou trois fois dans les rues du village pour me convaincre que vous avez tout d’un personnage à monter en santon avec la fine argile des bords du ruisseau. Vous serez la dixième figurine de ma panoplie.


Était-ce la magie qui faisait son œuvre, était ce la cuisson de la pâte obtenue, Jasmine lui parla sans qu’il ne cherchât à l’interrompre.


– J’ai pris place dans un champ de pâquerettes, de primevères et de pavots, ce sont les premières fleurs qui viennent éclore devant nos yeux et dont on parle moins car elles sont moins clinquantes à l’œil nu, vêtues de moins d’habits colorés, d’un physique peu attirant, des épines déconcertantes ne favorisent pas la confiance. Elles étaient pourtant là bien avant l’éclosion des élégantes jacinthes, accompagnées des jonquilles et des crocus. On n’avait d’yeux que pour elles et que devaient penser les timides brunelles mauves, les bugles rampantes et les pissenlits prompts à s’évader ?


En soufflant sur les pissenlits, Jasmine lui dit qu’elle avait pu suivre ainsi l’envolée de pétales et pu entendre le bruit singulier d’une voix.


– Saviez-vous qu’il existe un personnage dont on parle peu en ces temps de fêtes ?

– L’étoile ?

– Non, un être, un vrai, un être vivant comme vous et moi mais qui n’est pas ici, un extra-terrestre.


Edouard s’immobilisa puis il lui sourit, amusé. Il était venu pour se recueillir dans une bulle de paix, il allait au-devant de la grâce ultime, celle d’une offrande surnaturelle.


– Exactement comme l’indique le mot : un humain extraordinaire qui vit dans une terre éloignée de la nôtre mais si je vous dis qu’il est bien vivant sur notre terre, vous ne vous esclafferez pas ?

– Loin de moi cette vilaine idée ! Je me réjouirai de vous savoir visitée par un être qui vous vénère suffisamment pour vous faire entendre sa voix. Je sauterai de joie de savoir qu’il existe une autre sorte d’individus ! Donc vous l’avez rencontré !

– Mieux que cela ! Je l’entends, je le sais non loin de moi, je reste longtemps à regarder les sous-bois où stridule un air d'antan.

– Et vous dites qu’il existe ?

– Il surgit. Vous l’avez sûrement rencontré mais sans savoir qu’il ne vous offre qu’une apparence. Tout le reste est ailleurs dans les soubassements des racines, dans les voilages des frondaisons couvrant nos désirs.

– Je pourrais être aussi cet étonnant personnage. Vous ne savez rien de moi-même et mes pinceaux ne vous diront rien que ce que je veux bien transmettre sur mes toiles.

– Ne vous sentez pas offusqué si je vous dis que ce n’est pas vous mais l’autre qui m’a fait sursauter.

– Et je ne vous ai pas fait sursauter ? Quelle malchance !

– Ce n’est pas qu’il est différent, il est tout entier venu s’installer dans la plus silencieuse des approches, celle de l’esprit et c’est à cela que je me suis heurtée.

– Ah oui, j’ai compris. Une météorite, vous avez été percutée par une météorite !


Ils se regardèrent si soudainement ramenés à l’austère réalité qu’ils ne purent s’empêcher de rire et ce rire si neuf, si frais s’en alla frétiller les ailes de l’air.

Edouard ne pouvait pas s’empêcher d’aimer le tranquille hameau entouré de sapins et de mélèzes. Le crépuscule le voyait assis à même le brome ourlé de cistes. Il contemplait le paysage confit de couleurs mordorant les toits des maisons alignés autour de vasques et de puits conservés.

Auprès des fourrés, les bras ensorcelés du lamier pourpre et les cols jaunis des boutons d’or formaient des charnières qui retenaient des murs de garde.

De ces contemplations, dépendait son inspiration nocturne quand il cherchait à reprendre la nuance rouge délavé qui se penchait sur les pierres du village resserré autour de la coulée de lave du couchant.


Il remuait les braises, les yeux brûlés par la chaleur de l’âtre. Parfois un geste plus agressif faisait voler les flammèches cramoisies et tout lui revenait, la lame s’enfonçait plus loin dans la chair, lui retournait les boyaux. Cela le prenait à la gorge, lui comprimait le larynx, il fixait le fond de la cheminée, la tache noire de suie, le conduit trouble. Ce qu’il avait supporté puis repoussé s’inscrivait sur les poussières de pierre, un magma olivâtre se formait à la lisière de ses paupières où se bousculaient les hydres entortillées par les ronces qui craquaient sur les chenets rouillés. Des images démentes de son cœur se reflétaient dans les hautes flammes et pour briser la réapparition des douleurs endurées qui le relançaient, il lança rondelles et brindilles de bois à toute volée dans le cratère, le gouffre ténébreux qui l’agrippait. Le dos crispé, les membres écartelés, il lâcha les brassées de papier et de petit bois qui restaient sur les dalles, les yeux révulsés, il laissait ses blessures brûler en même temps que les bûches.


Les jours suivants le trouvèrent plus calme. Il s’astreignait à de longues marches au cours desquelles il croisa plusieurs fois la route de Tom, le cueilleur de champignons. Tous deux taciturnes, ils mirent en commun leurs brèves paroles pour meubler leurs trajets où seules leurs pensées se répondaient. Tom parla de ses pièces rares, un jour où il put montrer à Edouard les marasmes des Oréades.


– Très prisés par les férus d’anecdotes féeriques !

– C’est un coup de chance de pouvoir les cueillir ! Hallucinogènes ?

– Même pas, ils sont à peine tout à fait ordinaires, les marasmes des Oréades ! Venez, je vous en montre, je ne les cueille pas toutes, elles ont le pouvoir de revenir à la vie.


Tom montra les champignons couleur orange brûlée dansant sur leurs fines tiges élancées, funambules de l’ombre. Edouard, fasciné, succomba aux instants éborgnés, volés à la déraison.

Le soir aussitôt, il couvrit sa toile de marasmes, le nom à lui seul convenait aux céphalées qui le torturaient et le conduisaient à souffrir invariablement d’asthénie. Les heures passaient, il peignait et une voix lui parlait, il sentait une présence lui ouvrir un sentier.


On apprit à quelque temps de là qu’Edouard avait fini dans les flammes de la cheminée et qu’on l’avait découvert couvert de brûlures alors que l’on s’inquiétait de ne plus le voir dans le village.

Jasmine ne pleurait pas, elle sombrait si fort dans le silence que Matias lui-même sentit mille épines se ficher dans son coeur. Il voulait l'accompagner. Mais dans quoi ? se disait-il. Il veilla sur elle, il s'approcha si près de ses états fébriles qu'il en connut la souffrance et tout vint se cogner à ses tempes. Il sentait gronder de puissantes vagues dans un roulis qui éteignait toutes les lumières. Tous les autres bruits se noyaient dans le fracas hurlant des eaux du subconscient. Il n'y avait pas que le ciel et ses humeurs à subir. Il n'y avait pas que la terre et ses laves à repoussser. Il y avait aussi l'océan hurleur, hableur et ce qui le ravageait, c'était de la savoir blessée sur le rivage, fracassée entre les coups de furie des gorgones de la mer. Entre les éléments déchaînés, il y avait son propre chaos, le mal que l'on transporte, qu'elle voulait engloutir dans les eaux mais qui remontait sans cesse, au moment inopportun pour rappeler qu'on n'est pas neuf, qu'on vient d'hier, balloté parmi les bois flottés, échoués dans les galets et les varechs visqueux qui l'emporteraient dans une spirale de désespoir.

Il en recevait tous les assauts, il la voyait se briser sur les arêtes des roches surgissant des vagues. On ne s'évade pas de ses chaînes. Il la retenait de toutes ses forces invisibles, il la maintenait hors de l'ouragan infernal mais il reconnaissait, furieux, que c'était tout ce qu'il pouvait faire.

Rien ne sortait des lèvres figées de Jasmine. C’était comme si elle avait perdu un langage. Elle aurait voulu le lui dire mais plus rien ne venait que la déchirure d’un regard vide observant fixement la dernière toile sur laquelle Edouard travaillait, représentant des Oréades récoltant des marasmes. La morne secousse d’une respiration faible et retenue que Matias recueillait le désolait. Le ciel pouvait-il absorber et fermer le débit obscur d’une tornade aveuglée ? Les bois envoyaient les effluves de leur résine, le petit peuple se taisait, compatissant à un malaise qui survenait dans leur masure. Matias ouvrait toutes les barrières, poussait toutes les frontières, ramassait toutes les éternités effondrées auprès des roseaux où l’argile stagnait. Il ne savait plus que faire.

Alors, il resta.



Edouard, le peintre (Santon Escoffier) Tom, le cueilleur de marasmes

(Santon en terre cuite -André Guigon)



Décembre 2023

( Le village de santons-épisode 3 )



Décors et scènes des maîtres santonniers de Provence.

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9 Comments


Fredoladouleur
Fredoladouleur
Dec 21, 2023

Édouard, "Un artiste qui a le sens des irrealités" ! Aussi, comment ne pas aimer ce personnage, peintre sensible et poète ? Merci pour cette belle et nouvelle incursion au cœur du village des Santons, Ginette ! ^^

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Fredoladouleur
Fredoladouleur
Dec 21, 2023
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De belles fêtes de fin d'année à toi également, Ginette ! ^^

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Colette Kahn
Colette Kahn
Dec 20, 2023

Ta plume trouve toute sa place au milieu des santons pour mon grand plaisir !

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Merci beaucoup, Alice.

Cela me fait tellement plaisir !

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Fournier Viviane
Fournier Viviane
Dec 18, 2023

Magnifique et touchant aussi ...Merci à toi pour toute cette magie de plume !❤️

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Dès que j'ai posé mon regard sur ce village des santons, j'ai su que je pouvais écrire autant que je le souhaite, tant il y a de personnages, tant il y a de vies sous ces toits ocre.

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Alain Derenne
Alain Derenne
Dec 17, 2023

Merci Ginette, bises du dimanche.

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A toi aussi , Alain et belle semaine !

Les fêtes arrivent et je suis heureuse de te souhaiter de joyeuses fêtes.

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