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Le philtre de la vérité

Dernière mise à jour : 1 mai 2023



L’heure était venue. Il l’avait décidé. Il devait prendre son traitement. Un comprimé de poudre de griffe du diable, c’était le terme dont il affublait son programme de survie censé lui rendre la flexibilité de tout un corps déjà voué à l’article de la mort. Trois prises réparties dans la journée, chacune lui assurant une rémission supplémentaire. Les doses spartiates étaient scrupuleusement indiquées par le médecin, « un autre sorcier », marmonna Claude en doublant son comprimé dans sa tasse, un mug rapporté des nombreux déplacements d’Eugène et de Circé. S’il s’écartait de la posologie indiquée, un comprimé sécable en deux parties distinctes, à ne prendre qu’à intervalles distants de quelques heures du matin et du soir, il en subirait les conséquences, les dégâts irréversibles causés sur sa santé. La petite cuisine thérapeutique, comme il aimait le dire, il en avait maîtrisé les tenants et les aboutissants : augmenter pour détruire, réduire pour être métamorphosé en légume. On le maintenait dans un état intermédiaire entre la conscience et l’inconscience. Il avait compris depuis longtemps qu’il détenait entre ses mains un pouvoir sulfureux. Il avait atteint cette volonté inflexible, cette vérité totale qui le plaçait au-dessus des humains : il pouvait décider de sa vie ou de sa mort.


Il était seul. Eugène était parti avec sa pythonisse, celle qui le laissait sans défense. Quand Circé, à l’instar de la magicienne mythique, préparait des repas ragoûtants, elle se décarcassait à force de paroles mielleuses, pour lui faire ingurgiter maints ingrédients dont il ne connaissait ni les composants ni les effets qu’ils pouvaient avoir sur sa fragile constitution. Elle avait su l’entourer de cajoleries et l’endormir dans le murmure de ses désirs et de ses plaintes. Claude n’avait pas vu venir les fourches de la lente emprise que la diablesse exerçait sur lui, ni flairé la patience avec laquelle elle avait pratiqué sur lui les rituels de sa sorcellerie. Il n’avait vécu que dans l’aveuglement. Il s’était laissé enferrer. Elle versait sur lui des charmes envoûtants, ivresse qui l'avait conduit à une soumission apathique.

La vérité commençait à ramper sous les pores de sa peau et faisait plus de dégâts que la maladie elle-même. Il voyait clair désormais dans le jeu de celui à qui il avait tout donné, allant même jusqu’à enfreindre les droits d’une progéniture qui ne se doutait de rien. La rapacité d’un seul membre d’une descendance morcelée, divisée et en proie à toutes les incompréhensions, avait favorisé le jeu infâme ourdi par Eugène et Circé.

Il but d’une seule rasade la sanction qu’il s’infligeait. Il savait déjà qu’il allait périr par l’épée de son fils et par le philtre de Circé. Dans l’habitation au silence sépulcral, il y vit la grotte de son enlisement.

Après avoir lentement ôté tout ce qu’il lui restait de l’orgueil d’un souverain maître de ses décisions, il se retrouvait dépossédé de tous ses biens qu’il avait lui-même placés sous la tutelle de son fils.


Il touilla son breuvage. Des voix hurlèrent dans le vide de la pièce. Les cris terrifiés de son cœur ne parvenaient plus jusqu’à ses lèvres qui ne laissaient passer que des gargouillis de bave sanguinolente. Le double comprimé faisait son effet. Il en plongea un autre dans sa tasse.

« Le sang ! Il lui faut aussi mon sang ! », se dit-il.

D’autres voix lui martelaient le crâne, ses tempes vrillaient. C’étaient les voix de jadis, celles qu’il avait réussi à repousser hors de la portée de sa conscience quand sa volonté avait encore de la résilience.

Dans la solitude absolue de la pièce nue, il comprenait enfin qu’il avait de lui-même précipité sa fin.

Et la mort hurlait de rire :

" Le moment est venu, le moment est venu ! Laisse-toi faire et crève ! C’est toi qui as tout signé, livré, rendu aux faquins ce qu’ils voulaient que tu fasses ! Tu les as portés aux nues ! Ils t’ont vite fait redescendre ! "


Claude déchira l’enveloppe d’un comprimé supplémentaire et le plongea dans la tasse qui contenait encore les résidus de l’ancienne prise. Il avait participé au complot manigancé par Eugène, ratifié par la hideuse Circé, habile en séduction, experte avatars, posant sur son visage bicéphale, tantôt le faciès d'une déesse, tantôt le masque ogresse, elle avait tous les talents pour arriver à ses fins. Jour après jour, elle avait instillé son poison, goutte à goutte, l’imbibant de son discours soporifique, s’appuyant sur les croyances fragiles de celui qui, despotique, ne pouvait supporter qu’on le contrariât. Armée de tous ses artifices, elle avait feint de déplorer l’éloignement d’une fratrie démantelée par les conflits familiaux.

Ceux qui s’étaient détournés de lui, méritaient-ils d’être rétribués ? Mais Claude se posait la question autrement avec le ferment de son seul cœur retrouvé. Ceux qui s’étaient détournés de lui n’avaient-ils pas souffert de le voir tomber entre les mains d’une démone ? Méritaient-ils une telle disgrâce ? Un tel ostracisme ? Il les avait froidement rayés de sa vie.

Et la mort riait : « Tu les as froidement écartés de toi et de ta mort ! On verra ce que seront tes funérailles ! »


La question n’était pas parvenue jusqu’à son cerveau embué par la décoction de fenouil et de jusquiame qu’elle lui faisait boire. Chaque instillation de Circé était comme une drogue addictive. Il comprenait enfin qu’il s’était fourvoyé dans une affaire familiale dont il détenait le canevas qu’il avait laissé choir.

On l’avait poussé à décider d’un châtiment envers ceux qui l’avaient jugé. On l’avait poussé à frapper au nom d’une vindicte personnelle.

« Malédiction », se dit Claude en versant le contenu de la boîte de comprimés. Il en prit un, il en prit deux qu’il tourna lentement dans la tasse usée.

Et la mégère riait, la mort à la tête hérissée de plumes, de cornes de bouc, de pattes de corbeau, elle riait à gorge déployée en attisant les braises de sa prédiction : « Tu viendras vers moi quand tu comprendras qu’ils t’ont tous leurrés, qu’ils ont retourné le couteau dans tes multiples cicatrices et fais de toi un cadavre. Eugène t’a fait signer tous les documents qui faisaient de lui, le seul propriétaire de tous les biens que tu laisses dans cette vie où tu as trimé. Et en fin de compte tu as besogné pour assister à quoi ? A cette sinistre forfaiture. « Crève, oui, le moment est venu ».

L’ombre de la psychose le frôla comme les ailes d’une chauve-souris.

Claude s’empara d’un autre comprimé qu’il mit directement dans la bouche. La dose fatale, il l’ingurgitait. Il était lucide. Il savait ce qu’il adviendrait de son enveloppe charnelle : il perdrait ses dernières forces cognitives et lentement il sombrerait dans les limbes de la folie. Il n’aurait pas à simuler les incohérences de son langage. Les multiples effets accélérés de l’empoisonnement lui ôteraient d’abord le contrôle de ses muscles, puis il assisterait, épouvanté à la perte de ses sens, la parole, le toucher, l’odorat …. Il le savait, il l’avait déjà expérimenté quand dans un sursaut de lucidité, il avait vu passer la charrette de la mort.

« Le philtre, bois-le et tu verras s’opérer la métamorphose. Quand la mort devient vérité, il n’y a plus qu’à la suivre. »


Une fois encore, la voix caverneuse retentit dans la pièce où le soleil lançait ses derniers rais de lumière à travers la baie vitrée où Claude ne voyait plus le ciel foudroyé dans l’angle de ses yeux brouillés.

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