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Le château de Chillon Le prisonnier / Courbet et Delacroix

Dernière mise à jour : 10 mars



Gustave Courbet peint le château de Chillon en 1874.

Erigé sur un pic rocheux sur l'île de Chillon, au bord du lac Léman , entre Villeneuve et Montreux , dans la commune de Veytaux. Un rocher de calcaire plongé dans le lac.

Delacroix peint le prisonnier de Chillon pour illustrer le poème de Byron , évoquant le prisonnier du château, François Bonivard.


Henry James dans sa nouvelle de 1878 " Daisy Miller " met en scène une visite de l'héroïne au château de Chillon comme le symbole du carcan des conventions sociales auxquelles Daisy veut échapper.


L'auteur Lugrin écrit " Le lépreux " ( 2019, éditions Cabedita) . Un roman historique dont le prologue se déroule au château de Chillon.


Je me suis inspirée de ces travaux pour écrire mon texte : " Le prisonnier "




Le prisonnier


Les évènements se sont précipités alors que je ne partais que pour avoir des vacances paisibles. Je ne musardais pas en calèche tirée par un pur-sang. J'étais une vacancière enfermée dans un engin bien identifié par ses multiples vignettes sur le pare-brise. J'avais bien vérifié leur date de validité et ne souhaitais absolument pas finir dans le collimateur d'un brigadier. Le souvenir d'une anecdote inconfortable me cuisait encore les neurones. La dernière fois où je m'étais retrouvée sur la route des vacances, un agent de la sécurité routière m'avait sommée de régulariser sur-le-champ mes autocollants sous peine de poursuites judiciaires. Ce fut la pire de mes journées et je voulais que celle-ci ne fût entachée de rien d'autre que d'un rayon de soleil sur ma vitre déjà abritée par une serviette. Il ne m'était encore rien arrivé, je conduisais comme une tigresse au volant d'un mustang, c'est-à-dire à quatre-vingts à l'heure, norme à laquelle je m'étais tenue, ce qui ralentissait la file des conducteurs indignés et survoltés qui faisaient entendre de leur gadget sonore à intervalles réguliers. On risquait bien de voir arriver à tout moment des voitures de patrouille, sirènes hurlantes sur l'asphalte surchauffé des autoroutes. Même en suivant scrupuleusement les notions élémentaires du code de conduite, je me faisais remarquer ! — Avez-vous pensé à prévenir vos gardes du corps ? — Parce que vous croyez que j'ai des gardes du corps ? Et avec quoi je les appointe ? Et comment je les nourris ? Et où est ce que je dois les faire dormir ? Parce que, vous voyez, on veille à tous ces détails avant de prendre un agent à son service. La voix se tut comme si je l'avais mouchée. Je lui avais répondu machinalement. Cette voix d'homme, grave, un tantinet moqueuse, rompue aux inflexions lénifiantes m'accompagnait. La radio que les fous du chahut qui me dépassaient faisaient tonitruer m'avait convaincue que je n'avais pas besoin d'être envahie par d'autres voix tectoniques jusqu'à ce que la voix de cet ami imaginaire fit irruption dans ma vie. Le point névralgique, le « truc » comme on dit par raccourcissement des mots et de la pensée, c'était que je ne savais pas du tout d'où elle venait cette voix et que je l'avais identifiée à sa façon d'évoluer et elle n'évoluait pas dans mon siècle ! Mais je lui répondais, je conversais, le tempo de ma personne s'ajustait aux bonds de cette personne invisible qui s'infiltrait en moi aussi sûrement qu'un virus. Sous la membrane de mon corps cellulaire s'était installé un opérateur de mes ondes mentales. La mer, le soleil et le plein air. On pouvait résumer ainsi mes intentions quand je pris l'autoroute des vacances, mais le trajet était plombé par des coups d'appels, des messages et de sonneries intempestives d'un engin que je ne pouvais décrocher que toutes les deux heures. Chaque arrêt était un malheureux discours avec des interlocuteurs que je priais d'user de leur correspondancier pour me parler hormis les éventuelles urgences qui pourraient justifier un appel précipité et laconique : « Parlez-moi comme on parle à un ami, un vrai, celui qui vous réponds avec la grâce du temps et les charmes cursifs de l'écriture. » — Vous croyez vraiment que vos amis seront sensibles à ce genre de discours ? Vous-même, depuis déjà une bonne heure, vous n'avez pas levé les yeux de votre viatique comme si vous souffriez de ne pouvoir vous en emparer ! S'il y a un virus qui circule à grande vitesse, c'est bien celui qui vibre dans cette boîte noire ! — Chut, dis-je en apostrophant l'ami en question. Je savais que je ne parlais à personne et que si j'avais été accompagnée, j'aurais été traitée de folle furieuse, mais là, je laissais libre cours à la légèreté de pouvoir m'adresser à un être invisible, masqué par les fêlures du temps et distant d'un certain bon nombre de tirs laser, ce qui me garantissait une certaine innocuité corporelle. Je ne connaissais pas encore les dégâts que cela pouvait causer à mes forces cognitives. — Ne m'éconduisez pas ainsi. Il n'y a pas de paix royale, tout juste un moment de sérénité dans votre vie d'« autocipède ». Sortez de votre cage et prenez l'air, dit l'ami en haussant la voix. — Je me disais justement que je devais visiter le château du prisonnier, celui qui était enfermé dans sa tour de rochers pendant six années et n'avait pas pu voir autre chose que les pierres râpeuses de sa cellule. — Et ce prisonnier, il vous intéresse ? — Oui. Poètes et romanciers ont beaucoup parlé de lui et je voudrais rendre visite à son îlot et accessoirement apercevoir son fantôme. J'entendis brusquement un gloussement. L'ami semblait se tordre de rire. — Vous ne croyez pas si bien dire. À l'arrêt pour prendre un café, je ne trouvai plus aucun mot à dire. Les mots ne venaient plus quand je parlais aux autres. Je ne parlais plus. Je payai sans un mot mon café et j'attendis tout bonnement le prochain message qui ne mit pas longtemps à s'afficher sur mon engin noir sophistiqué, le dernier modèle, semblerait-il, et j'entendais encore la voix pressante du vendeur qui voulait absolument vanter les dernières fonctionnalités de sa dernière trouvaille technologique. Je n'en maîtrisais que quelques applications en priant toujours le ciel qu'un valeureux technicien versé dans ces sortes de mystères fût à mes côtés si jamais il m'arrivait de me retrouver avec un appareil muet et récalcitrant. — Et pendant ce temps, moi je m'escrime à vous écrire une longue missive, que je lis à haute voix. Je cherche mes mots, je les couve, je cours l'aventure des mots dans les pages des ouvrages laissés par mes prédécesseurs sur les étagères de mes meubles. Si vous saviez comme je passe du temps à voir mes rayonnages et à contempler les reliures en cuir des plus vieux trésors du monde ! Et je connais l'émoi de me tromper de mot et je sais ce que c'est que de trembler et voir ma plume osciller comme un funambule sur son fil au point de faire des chutes d'encre. Je vous fais l'impasse de dire le reste et vous fais grâce de mes moments de désarroi. — Dites-moi, si vous me disiez comment je dois d'abord faire pour retrouver ma route, comment je dois sortir ma voiture de cette aire soi-disant de repos et qui semble hurler de mille voix. — Débrouillez-vous ! Je ne suis pas la bonne personne. Je ne connais rien d'autre que les routes de mon village sur mon cheval, et je suis peu enclin à suivre de si longues routes qui mènent Dieu sait où, alors que tout est déjà là devant moi, soleil et plein air comme vous dites. Pour la mer, je peux toujours voir avec le lac qui jouxte mon pré. — Sortez, mordez, faites quelque chose, mais qu'on bouge un peu de cet amas de ferraille qui obstrue la route ! — C'est bien pour vous plaire ! Suivez-moi ! Ces mordus du volant verront ce qu'un cheval excité peut faire ! Un cheval sortit des fourrés, monté par un gaillard en cape noire. Il ne faut pas confondre les a priori d'une imagination débridée avec ce qui s'ensuivit. Ce cavalier en habit noir avait éperonné sa monture et filait sur l'autoroute dans l'ébahissement général. La route était subitement libre, je sortis de l'incroyable cahot de l'aire des vertébrés et repris mon itinéraire. Le trajet continuait à nous causer des migraines. Rien de douloureux, il fallait rouler sur la chaussée, ce n'était que du bitume enveloppé dans du papier cellophane ! Je ne parlais pas et la voix qui s'était tue me manquait. À peine avais-je émis cette sensation que la voix se mit à crachoter. Le timbre en était un peu rouillé : — Je comprends votre curiosité. Vous n'avez ni le temps ni les ouvrages ni les outils pour essayer de savoir d'où je viens. Moi si ! J'ai traversé pas mal de régions pour atterrir ici. Je croupissais dans ma cellule. Mes chaînes m'entravaient les chevilles. J'ignore jusqu'au confort du sommeil, car tout me fuit, mes nuits, mes organes, tout, y compris mes rêves et mes espoirs. À quoi bon en avoir ? Parfois, s'il y en a un qui se pointe, alors une lueur éclate dans mon œil, je me dis que la liberté, qu'est-ce que cela peut être ? — Assez ! Ne parlez pas ainsi. Vous ne savez pas ce que c'est que de n'avoir plus de liberté, plus de jours à venir, plus de sensation de l'avenir ni de désir. Je ne voulais que toucher à la joie, la voir venir à moi ! Ma liberté, c'est de voir un visage luire doucement du bonheur de me voir. Cela m'aurait permis de savoir ce que je suis pour quelqu'un d'autre. C'est dans un visage que se trouve notre image. Je n'ai jamais su ce que j'étais pour un autre. Je suis prisonnière d'une autre prison, celle du vide. Être quelque chose pour un autre, c'est cela la liberté. Prisonnière, oui je l'ai été aussi, pendant quelques années, comme vous. Vous, qui que vous soyez, c'était pour une cause, moi ce n'était même pas pour une cause, c'était pour satisfaire aux principes du néant. Alors, taisez-vous. La voix se tut. Je m'en voulus de l'avoir sermonnée. Je pensais brusquement à des noms de prisonniers connus, pourquoi pas Edmond Dantès, et comme s'il avait entendu et lu ma pensée, l'ami imaginaire sortit de son mutisme pour me dire : — Lui, au moins, il parlait avec quelqu'un de son époque, à travers les parois de sa cellule. Moi je me trouve coincé avec vous dans les parages sans savoir pourquoi. Mes bourreaux se sont certainement trompés dans leurs invraisemblables calculs quand ils ont manipulé les engins stratosphériques qu'ils venaient de recevoir. Ils en faisaient des gorges chaudes. Je me suis retrouvé dans vos terres, toujours égaré, et je dois retrouver mes marques. C'est moi le prisonnier de la cellule que vous allez visiter. Je vais revoir ma prison en ce château. Les souvenirs me reviendront, mais il est vrai que je ne suis qu'une âme qui dérive et qui s'est connectée à la vôtre par un phénomène d'attraction due à mon avis au fait que vous souhaitez visiter mon ancienne geôle et que moi, j'ai eu la même idée. Il y eut un moment de panique sidérale dans ma tête ! Puis lentement, j'inspectai le tableau de bord, remplaçai les fusibles qui avaient grillé. J'enchaînai ensuite : — Ce qui veut dire qu'on va se retrouver dans la cellule, vous au plafond à contempler votre passé et moi à voir ce que vous avez fait dans votre passé. Assez terrifiant, ce choc des âmes égarées ! Il faut dire qu'en vous écoutant parler de votre vie, j'oublie la mienne qui n'a rien de bien palpitant. C'est ahurissant cette connexion ! Je suis pétrifiée ! Qu'avez-vous fait ? — Un problème de liberté et d'annexion. Je voulais garder mon territoire et ne voulais pas le donner à mes agresseurs cupides et toujours prêts à étendre leurs possessions. Eux voulaient toujours voir grand, faire grand. Moi, je ne voulais que vivre dans mon petit fief. Ils m'ont emprisonné quand ils ont vu qu'ils n'obtiendraient rien de moi. Une longue histoire ! Arrivée à destination, ce fut la sentinelle des rues qui me prit au collet pour un stationnement non réglementaire. La voix me pressait d'en finir : « Qu'est-ce qui passe ? Vous vous arrêtez ? » —Vous, pas de commentaires ! Vous n'avez pas cela dans votre siècle. Je dois payer pour une infraction. — Mais enfin, si vous voulez, j'arrive au grand galop ! Vous ne pouvez pas être laissée pour moribonde devant l'ordonnateur ! — L'horodateur ! — C'est à suer d'indignation ! Le vigile verbalisait déjà dans son calepin. — Je ne savais pas qu'il fallait payer ! — C'est écrit là, c'est affiché là et là. Il faut apprendre à voir. — Je m'arrête deux minutes et je repars. Il y a un morceau de route que j'ai oublié : « La rue Paul », je fais comment pour y aller ? — C'est un village, on peut aller partout sans rien demander, mais payez d'abord. Deux euros, cliquez, payez, récupérez à la borne. — La borne accepte-t-elle la monnaie étrangère ? — La borne n'est pas bornée, elle accepte tout sauf quand on la désespère. La voix éraillée dans son habitacle invisible se gaussait : — Des vacances avec au préalable un ticket à payer, mais enfin, où êtes-vous et que faites-vous dans ces endroits inconfortables ? — Les bornes, c'est une nouvelle invention et des inventions, on n'a pas fini d'en voir depuis la nuit des temps. C'est d'invention en invention qu'on est arrivé à la borne. — Borne de péage, borne de parking, borne de repas, c'est irrésistible, votre histoire ! Tout sort des bornes ! Pas étonnant que vous ne parliez plus et que les mots périclitent ! — Et je dirais même plus, borne de lecture, c'est tout récent. — Qu'est-ce donc, ma pauvre ? — C'est une longue colonne, vous cliquez et un texte tombe. Vous pouvez lire tranquillement des pages d'histoire toujours sans parler et sans proférer un seul mot. L'essentiel, c'est justement de pouvoir lire pour ne pas oublier les mots, mais le pire dans l'histoire c'est que les mots, on ne les entend plus. — On ne parle plus ? — On parle moins. Il y a aussi des kiosques à livres, des kiosques à nourriture, des kiosques à jeux, des kiosques toujours en évolution. — Mais on ne fait plus rien de nos mains ? — Si ! On clique, on clique. — Si je viens avec mon cheval, on fait comment ? — Surtout pas, ne venez pas. Où vous mettrai-je vous et votre cheval ? — J'ai aussi un chien et un singe. — Diantre ! C'est toute une ménagerie ! Vous pouvez jouer les baladins dans une pièce de théâtre ! Tenez, voilà un marionnettiste sur la promenade du lac ! Regardez ! Il mime si bien les personnages ! Et il parle aussi du prisonnier du château qui plaidait son innocence ! Six années d'enfermement inutile. — L'enfermement, c'est la pire des choses alors que la vie dehors court, vole et s'active.

Je lui tournai le dos. La voix semblait s'être arrêtée sur le siège arrière. La présence était derrière ma nuque. Je rétorquai :

— Il y a des gens qui utilisent des mots sans savoir ce qu'ils représentent. Savez-vous ce que c'est que d'être enfermé, de n'avoir pas d'horizon et n'avoir pour amie que la poésie ? — Non, je ne sais pas... moi qui pourtant... comme je viens de vous le dire... Je perçus une soudaine coulée d'approche. La voix avait effectué une sérieuse avancée dans le trajet de sa place à la mienne. Sa voix ne venait plus des profondeurs de l'au-delà. Mais qui était-il ? Il avait une façon à lui de venir, de glisser lentement sur un terrain fragile et marécageux. Maintes fois, je craindrais qu'il ne s'embourbe. Il y avait partout des plans d'eau, des ponts de pierre à franchir, des marches à grimper, des fougères à lever. Mais non, cela ne lui faisait pas peur. Il avançait, il avançait... J'eus un réflexe involontaire quand je visitai le château du prisonnier. Je levai les yeux au plafond et je le cherchai, un peu inquiète, comme s'il était revenu prendre sa place et m'attendait, recroquevillé à l'angle d'un mur. La cellule de l'insurgé qui l'avait occupée il y a quelques siècles avait été aménagée de telle sorte qu'on pût en faire le tour dans les conditions de l'homme captif des évènements de son temps. Je vis les lourdes chaînes enfoncées dans l'anneau cloué au mur de pierres. Le guide nous parlait sans discontinuer et je cherchais à retrouver ma propre cellule, celle de mon âme au fond de moi, tapie, au creux des strates des ans. Prisonnière des codes, prisonnière des usages, prisonnière des autres, chaque pas que je faisais me renvoyait à ces nœuds invisibles que je portais sans m'en défaire, habituée à les supporter et craignant de les perdre comme s'ils n'étaient plus que mes seuls repères. Hors des prisons, on se sent dénudé. — Non, pas si vous ne vous perdez pas de vue. Je fis un tour complet sur moi-même, il était là. Sa voix devenait encore plus proche. Je regardai la faible embrasure dans le mur rude empierré qui bloquait le passage de ma respiration. La démesure de cette voix, c'était qu'elle arrivait à ôter cette carcasse que je traînais dans mes pas : j'avais mes propres chaînes et il les enlevait. — Je suis là, vous ne me verrez jamais, mais je sais ce que vous cherchez. Ce que je cherchais, j'appris à le cerner. La voix de ce forçat ne me quittait pas. Qu'avait-il vécu pour savoir me dire ce que je souhaitais ardemment qu'on me dît ? Je m'abrutissais de l'histoire du prisonnier en achetant tous les ouvrages et en écoutant les guides m'en conter les exploits et les mésaventures. Dans mon auberge, il me taquinait en m'expliquant que je m'y prenais très mal à vouloir suivre les jalons fixés par les dépliants touristiques. Je lui souriais, amusée par cette présence constante, ma solitude s'effilochait et même, se sentait plus valeureuse. Et je me laissais aller à contempler le coucher du soleil rouge d'un sang qui avait coulé dans les geôles de l'histoire du château. Rouge aussi d'un feu intérieur qui donnait au lac une nervure de chair secouée de vibrantes pulsations. La surface du lac n'était plus que houle ondoyante. Des paillettes brillantes transformaient en cavités lunaires sa courbure frémissante et attentive. Le lac aspirait à longueur de journée un breuvage généreux. Il y avait une amphore tenue par les bras d'un crépuscule qui déversait sa peinture rutilante. Comment ne pas se laisser émouvoir ? Je découvris des recoins que je n'avais pas visités, je perçus ce que voulait me dire le jour qui s'ouvrait à moi. Les heures passaient, je m'absorbais dans la contemplation des fleurs, je cherchais leurs noms, je laissais s'échapper une poignée de sable entre les doigts, poussière d'or qui s'éparpillait en même temps que se tressaient autour de moi des macramés de mots silencieux. J'aimais marcher lentement le long des berges, je n'arrivais pas à les quitter, comme s'il me coûtait de m'éloigner de l'ombre qui s'était insurgée auprès de mes pas et qui me suivait, me parlant des roses qui se fanent pour se revêtir le lendemain, des pierres qui se couvrent de polypodes, des dalles qu'on ouvre sans pouvoir descendre, des paroles qu'on emporte comme des gourdes d'eau renouvelée, des vents qu'on soulève sans effort, des ciels qu'on rencontre au creux des nuages, des mains qui se rapprochent, disait-il, en me serrant davantage autour de ses larges plissures, des regards qui s'embrasent, des visages qu'on voudrait toujours pouvoir transfuser de sang, de serments, d'effusion. — Je ne pensais qu'au jour où je serais libéré de mes liens. J'avais tout le temps de penser et je n'arrivais pas à trouver la paix, mon cœur battait d'un coup sourd, c'était comme si je l'entendais cogner sans répit. Parviendrez-vous à imaginer ce que c'est que d'être battu ainsi par son propre corps qui vous demande grâce ? Et je ne vous parle pas des douleurs qui m'ont tenu éveillé des nuits entières, je n'avais jamais sommeil sauf quand je tombais dans un gouffre d'os que des squelettes portent pour se donner une contenance. — Et vous n'avez pas pu oublier ces jours où, dans le silence, vous parliez haut et fort pour faire exister votre personne qui risquait d'être anéantie. Je suis prête à parier que vous déclamiez des poèmes pour retenir votre mémoire. Je crois même que vous répétiez des passages entiers de votre auteur préféré pour ne pas sombrer et avoir l'illusion de communiquer. Il y a des personnages de roman qui ont laissé leur empreinte dans ce château. Bien des ombres hantent désormais ce lieu de grandeur et de misère. Votre vie a inspiré bien des auteurs. — Oui, c'est vrai, dans un sens oui, il y a eu tout cela. Vous semblez en connaître un rayon sur la solitude des murs, dit doucement la voix soudain proche de l'abri où je m'étais emmurée. — Oui, c'est un peu cela sauf que je ne sais pas de quoi j'ai pu me libérer. Je n'avais plus en moi que le désir de conquérir un fief où ce que j'avais perdu pouvait être replanté et récolté. Comme vous l'avez fait. — On ne perd que sa liberté dans ce monde. C'est pour cela que vous aimez tant les fleurs ! Pour les voir refleurir après chaque petite mort. Il y eut un long silence. Tous deux, nous restions figés dans des bulles de trêve pour écouter l'écho de nos paroles. Nous commencions à réaliser que nos désirs iraient séjourner dans quelque limbe lointain, que rien ne restait, que tout ne pouvait pas être pris, que tout était en devenir. Le lac, lui, diffusait la beauté intacte de son antre. Le château sur son pic rocheux se mirait dans les eaux calmes et piquetées de lucioles. Les lumières du village venaient aussi éclairer les derniers glissements des cygnes. Une sonate s'étirait, s'emparant de nos efforts pour absorber les battements effrénés de nos cœurs. Les montagnes nous entouraient de leurs imposantes tourelles de glaciers et de résineux, réduisant à leur merci les tentatives de quelques nuages à passer la ligne de l'horizon. — Nous devons nous maintenir en vie, comme eux. Ce fut la dernière fois que je l'entendis et le retour fut rempli d'un silence que je n'osais pas éteindre. Mes vacances étaient terminées, la route comme un long ruban rapide et encodé, se déclinait en pauses et en conduites machinales. Je ne rencontrai ni brigadier ni âmes égarées. Mon portable sonnait toujours à intervalles réguliers, mais j'avais perdu l'envie de me jeter sur lui. L'autoroute avalait les kilomètres, je me laissais bercer des souffles du vent que j'avais reçus. Le bruissement des pages d'un livre quand elles sont plusieurs fois tournées et retournées devient vite un frôlement dont on ne se lasse pas. La voix me surprenait quelque part dans les prologues des livres que je lisais.

Je retrouvai le prisonnier dans les portes ouvertes de sa pensée où se jouait la perfection des émotions qui durent.

Ginette Flora

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2 Comments


papymamy
papymamy
Sep 29, 2021

Je passe voir sur ton site Short

Bonne soirée

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Bonne soirée à vous aussi, Alain.

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