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Le prix de la vérité

Dernière mise à jour : 1 mai 2023


Elle aurait pu s’installer chez sa grand-tante. Elle aurait pu ainsi l’accompagner dans ses promenades journalières sur l’avenue de la plage le long des côtes qui avaient compté dans sa vie de pèlerin des mers du Sud mais Gwendoline ne voulait pas prendre l’espace privé d’une grand-tante qui avait conservé ses habitudes. Sa « petite tante Clara » qu’elle n’avait pas visitée depuis longtemps était certainement une gardienne jalouse de ses usages. Elle le pensait, c’était à ce point de vérité que ses souvenirs s’arrêtaient. Et elle ne voulait pas traverser des années d’absence, des couloirs d’ignorance, des siècles d’histoire et de mésententes. Elle ne pouvait pas partir les yeux fermés sous les ors du crépuscule et les grappes roses des bougainvillées quand les rochers noirs de la côte de Coromandel montraient un horizon fuyant.

Une fois validée son intégration au stage de l’Institut français de ce coin du monde, une fois déposées ses valises dans un gîte pittoresque d’une rue dont le nom faisait voltiger les pages jaunies de l’histoire, Gwen s’engagea dans la rue de sa grand-tante se préparant à contrôler ses émotions car il y circulait les versets de son histoire. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas ouvert le livre des anciens, leur insoutenable bible.

Clara était toujours là, assise dans le fauteuil à bascule en bois ciré. Des mèches longues et blanches qui se perdaient dans une tresse encore fournie, l’œil vif, la joie ancestrale sur le visage. Elle n’avait pas besoin de préambule, pour comprendre la présence de sa petite nièce dans ces lieux croulant sous la pénombre des jours plissés, maintes fois revisités.

– Mais bien sûr tu dois tenter le prix ! Inscris-toi ! Écris,

libère-toi de ce poids. Parle de toi ! C’est par ta voix que ta génération comprendra ce qui la tourmente. Il est temps de sortir du noir ! Tu ne peux plus garder les yeux fermés.

– C’est le sujet de mon concours justement !

– Et cela tombe bien. C’est maintenant ou jamais.

– Je le fais pour ma mère. Elle est si préoccupée par ce problème. Elle s’est penchée dessus depuis le décès de grand-père.

– Ce n’est pas seulement le problème de ta mère. Plus tu creuseras la question, plus tu apprendras qui ont été tes ancêtres. Il y a des personnages qui ont existé avec leurs peines et leurs joies. Brosse leurs portraits ; ils sont là autour de toi et voudraient bien que tu les fasses revivre. Sors de ta grotte d’où tu vois s’agiter des ombres. Va voir qui se cache derrière ces ombres et tu seras surprise de découvrir que tu es l’héritière non seulement d’un bien immobilier mais aussi d’un champ de riz. Tu es aussi la visiteuse d’un cimetière où circulent les noms de tes aïeux. Va voir les stèles, les tombes, je les entretiens, je continue à perpétuer le souvenir de nos parents, grands-parents, oncles, tantes, amis, sœurs, frères, cousins. Viendras-tu me voir sur ma tombe ? Ou vas-tu rester indéfiniment dans le noir, les yeux fermés ?

Cette entrée en matière embrayée sur un ton si épique détendit l’atmosphère. Gwendoline se sentit bien. Les notes endiablées d’un livret musical étaient lancées. La soprano y prenait un goût infini.

– Tu vois, tout cela aurait dû être transmis avec calme et non dans le tourment, les querelles et les non-dits. Tu as l’impression d’être une fleur sans racines.

Tante Clara regarda avec tendresse sa petite nièce qui avait grandi avec un pli sur le front : la première ride de l’interrogation.

– Raconte-moi comment tu en es venue à te soucier à ce point de ce pan de notre histoire qui t’insupporte. Il n’y que la vérité qui pourra te guérir, et tant que tu ne l’auras pas trouvée, tu seras ballottée comme ta mère qui enfin a décidé de te parler.

– Oui, ma tante. Ma mère cherche les derniers éléments qui lui manquent pour rassembler son histoire. Cela fait longtemps qu’elle n’est pas venue ici mais maintenant après la mort de grand-père, elle s’est retrouvée face à un problème juridique. Elle est en plein dans une histoire de succession qui la déboussole. Je crois qu’elle est en train de se redécouvrir. Grand-père est mort sans lui dire qui elle est. Elle aussi est restée longtemps dans le noir.

Tante Clara s’enfonça davantage dans son fauteuil à bascule. Sa voix s’amplifia :

– Nous étions une grande fratrie et je suis la seule à rester encore, à parler de cette époque. Ma mère avait une maison qui a été vendue et dont les parts ont été distribuées aux héritiers. Le problème, c’est que la part de ta mère, c’est ton grand père qui s’en est occupé et il a emporté ce secret dans sa tombe. Quelqu’un, l’un de tes frères a la clé de cette histoire. Soit il a tout reçu et il veut tout garder pour lui soit il fait comme s’il ne savait rien. Ta mère voudrait conserver un missel, fruit des deniers offerts dans la coupelle de la quête. Elle erre dans des sentes obscures, c’est en vieillissant que ces sortes de legs prennent de l’importance non pas pour l’attrait du pécule car je pense que morcelée une fois entre la fratrie de ta mère, il ne restera qu’une part symbolique mais ô combien porteuse de significations. Ta mère a maintenant besoin de ces pictogrammes comme si sentant sa mort prochaine, elle avait besoin de s’envelopper d’un suaire, celui dont on a toujours enveloppé les anciens. Elle n’a jamais assisté à aucun enterrement, elle voudrait avoir son trousseau de clefs, celui qui ouvre les mausolées. Elle n’a jamais pu le faire, elle qui vivait entre deux continents. Comme j’aurais aimé que tu sois là près de moi quand mon heure sera venue ! Toutes les deux, ta mère et toi, vous me rappelez tellement ma chère sœur ! Mais je sais bien que cela ne sera pas possible. Ta mère a besoin de se sentir entourée, couverte par les insignes primitifs d’une communauté qu’elle redécouvre et à qui elle demande protection et affection. C’est ce que je peux comprendre. Dis à tes oncles et tantes que chaque bout de pain doit être partagé, qu’un seul morceau, ne serait-ce qu’une croûte ou un quignon doit être donné car ce qui est à moi est aussi à toi.

« Ceci est mon corps » disent les évangiles du souvenir.

– Il y a des zones d’ombre, on y sent planer les pompes de Satan et ses œuvres.

– Curieux que ce soit dans ta bouche que de tels mots soient prononcés, toi qui fais déjà partie d’un autre monde, l’autre, le nouveau, celui qui s’est affranchi de tout cela.

– Ma mère répétait ce que sa mère disait souvent et certaines pensées tout entières sont arrivées jusqu’à moi, intactes, des mots, des psaumes, des liturgies. Grand-mère paraît-il, les récitait chaque jour et ne cherchait pas à s’en cacher. C’était son hobby !

– Oui c’était dans nos habitudes. Je les ai conservées aussi.

– Ma mère me dit que vous êtes la seule personne à parler encore de cette époque depuis que vous en êtes la seule survivante.

– Viens voir !

Et Tante Clara prit sa petite nièce par le coude pour lui faire visiter l’antique demeure.

– Regarde tous ces tableaux !

Gwendoline put voir des reprographies en noir et blanc montrant des personnes si belles qu’elle en fut confondue de joie.

– Regarde ta grand-mère au milieu de ses frères et sœurs ! Regarde ta mère avec ta grand- mère et ton arrière-grand-mère. Ils sont tous morts. Il n’y a que moi. Je suis là au milieu d’eux et tous les soirs je les regarde et je leur dis : « Pourquoi êtes-vous tous partis ? Pourquoi m’avez-vous abandonnée ? »

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés », se dit Gwendoline quand elle se retrouva le soir avec sa feuille, seule dans sa chambre d’hôtes en essayant de tout écrire d’un jet, de déposer ce bouillonnement de vagues qui moutonnaient dans le cratère béant qu’était devenu son esprit. Elle alignait les phrases, elle cherchait les mots, les vrais, ceux qui à eux seuls témoignent du poids de l’âme. Ils s’inscrivent sur des rouleaux de parchemins et sortent des valises pleines reléguées quelque part au fin fond des gènes. Un lien chromosomique la rattachait à ces vies découpées en épisodes qu’elle essayait de rassembler pour former l’étendue de sa vie. Elle allait au-delà du récit, elle dévidait son âme, lacérait son cœur, elle se savait à l’écoute d’un chant qui s’élevait au lointain, un barde en jouait, l’aède qui de village en village avait rapporté cette histoire, de « l’aurore aux doigts de rose » au crépuscule tissé de fils d’or, elle dévidait un écheveau.

On la voyait flâner dans les allées fleuries pavées d’ombre, attentive à tous les bruits, les cris des corbeaux noirs parlant du large en grattant le sable de la grève. Elle voyait se dresser une pierre porteuse de symboles, aux reliefs incisés qu’elle sculptait, ployée sur des mots gravés sur une plaque, elle posait sa couronne de fleurs au-dessus de la croix humble et fidèle qui veillait sur des noms inscrits par paliers successifs, d’une génération à l’autre. Gwendoline vit se dérouler un peuple entier de personnes aimantes, des visages qui avaient pleuré et souri, des yeux si expressifs, des sourires si pleins de confiance, la vie oui, la vie quand elle flamboyait.

« On ne se taira plus autour de moi », se dit Gwendoline. Non, on ne se taira plus, on ne souffrira plus. J’écris pour dire, j’écris la vérité au prix de maintes émotions soulevées, j’écris pour ouvrir les vannes de la liberté. »

Un ballet subtil se jouait sur ses pages. Elle n’en voyait plus les sauts de ligne ni les enjambements. Son écriture se pliait à la déchirure de la délivrance. Des années d’ignorance tombaient, les haines claquaient au sol, les bracelets éclataient, les poignets vissés sur les pages ne sentaient plus aucune contrainte, tout s’était retrouvé, tout se matérialisait, un passé intact, un présent magnifié, un futur apaisé.

Quand elle écrivit le mot de la fin, en prenant soin de respecter les contraintes du règlement, Gwendoline sembla sortir d’un rêve. Elle n’était plus dans le noir ; elle regardait les yeux grands ouverts le récit qu’elle était prête d’envoyer pour le prix des écritures de la francophonie. Peu importait le résultat du concours. Elle avait déjà sa récompense. Elle avait pu jeter un pont entre les générations et avait eu le bonheur de le traverser.

Il fallait songer à rentrer et à reprendre le cours de sa vie estudiantine.

A quelque temps de là, on sonna à la porte de Tante Clara qui ouvrit le grand portail flanqué de piliers coiffés de lanternes. Le facteur se tenait devant elle, tout souriant et lui tendait une lettre :

– C’est pour vous, Madame et cela vient de loin, de très loin. Voyez les beaux timbres !

– Oui ils sont beaux ! Je suppose que vous les voulez pour votre collection ?

– La France, c’est l’autre bout de la planète, c’est la smala, la pléiade, la constellation !

– Revenez demain. Je les découpe et les range dans une enveloppe. Là tout de suite, je suis tout aussi excitée que vous de recevoir une lettre aussi belle.

« Ma très chère grand-tante,

Me revoilà chez moi avec l’automne pour confident. Nous marchons dans les rues où la feuille s’effarouche puis catacombe en ruinant ses nervures. Nous les ramassons par le pétiole de peur de voir s’effriter les pointes que des mains affairées pourraient reprendre.

J’en raffole de ces feuilles qui frôlent ma nuque, frissonnent sur mes bras, croustillent sous mes pas, si rousses et si brunes laissant filer la goutte attendue qui soudain me désaltère.

Elles soupirent une fugue que j’aurais suivie avec fièvre en butant sur les dômes ensevelis sous tertre, les cryptes criant leur guerre vermoulue, les chapelles où les vasques ébréchées égrènent leur rosaire. Je murmure en moi vos confidences, je laisse venir à moi les silences de ma mère. Je vois mieux les visions que son subconscient ramène.

Rompre avec les jours radieux pour remuer les vieux tisons vacillant sur les bûches que j’empile sur la mousse en aspirant les braises rougeoyantes, cet exercice la fait plier de peine. Je la comprends maintenant que j’entre dans son affliction depuis que vous m’avez tout dévoilé. Il me plaît d’y penser à ces jours anciens, il me plaît de savoir que je disperse les particules féeriques d’une gerbe de lumière.

Vous vous crispez et vous ramassez la désolation à pleines brassées de lettres qui craquent sur le sol où marquent mes doigts tachés par l’histoire que vous m’avez rapportée.

La robe que brosse le vent par caresses frileuses, je la porte avec une laine fauve durant mes balades près des grottes tapissées de présences. Les ombres sont parties, restent les sourds échos de leurs appels.

Qu’y-a-t-il à voir au bout de la route qui s’achève quand on a connu comme vous des palais encombrés, des champs verdoyants, les fières cathédrales aux façades sculptées de niches où se figent les créatures de nos familles ?

Qu’y-a-t-il au bout maintenant sinon une demeure immobile où le temps éperdu s’enracine et signe sa langoureuse plainte ?

Toujours près de vous désormais, je sais où je vais.

Votre petite-nièce Gwendoline »

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