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Le songe d'une mer démontée

Dernière mise à jour : 24 juin


Avoir « le mareo », le mal de mer, pouvait surprendre plus d’un passager qui croyait avoir le pied marin. Le guide avait beau l’avoir répété à chaque liaison, il gardait toujours une anecdote à faire se dresser les cheveux sur les têtes les plus incrédules. Le bateau cinglait les côtes hérissées de falaises aussi coupantes et gibbeuses qu’un cimeterre maure.

 Il roulait à plein régime, pilonnant les vagues, les soulevant de gerbes dentelées, l’écume éclaboussait les visages attentifs à se laisser renverser par un mouvement de balancier. Le tangage amenait son lot de réactions chez les passagers qui découvrirent que la petite partie de plaisir à laquelle ils avaient souscrite pouvait engendrer de rudes émotions.

 Une vague vint frapper la coque, un claquement qui fit s’esclaffer certains. D’autres, médusés,  se rendirent compte  que la mer vue du rivage n’avait pas le même mouvement bienveillant quand on y était entré. La terre ferme s’estompait, on filait dans le monde marin bruyant et caverneux. Ondine ne comprenait pas pourquoi on parlait du silence de la mer. La mer avait sa voix tantôt rauque tantôt sifflante.

 Le bateau s’affaissait de l’avant comme pour être aspiré dans les profondeurs puis se redressait en pivotant, le balancement faisait rugir les gorges prêtes à déglutir au bord de l’effarement.


–  Nous longeons en ce moment les côtes de l’île. Admirez ce que l’érosion et les frondes des vents ont fait des roches calcaires. Des sculptures semblent vous dévisager du fond de leurs orbites sombres.  Toute la côte n’est qu’un violoncelle de cordes brisées.

 Le guide développait son laïus. Le bateau parut se stabiliser et voguer non plus à folle allure mais à vitesse réduite.


– Regardez les falaises ! Les niches que vous voyez sont des grottes formées par l’érosion. Depuis la Préhistoire, les grottes troglodytiques ont servi d’habitat pour ceux qui fuyaient l’oppresseur et  pour ceux qui vivaient à mi-chemin entre terre et mer. Au-dessus des falaises, les sentiers de randonnée tracent des petits parcours côtiers.


La mer se remettait brusquement à gronder. Le bateau avait repris sa sarabande dans les vagues comme s’il fuyait un danger imminent.  Ondine n’entendit plus la voix du guide ni celle de ses voisins. Le vent labourait son visage, l’air s’engouffrait et sifflait à ses oreilles, fourrageait ses mèches,  s’emparait si fort de ses limbes qu’elle entendit le halètement bruyant d’une machine propulsée par hélice et poussée par plus  de mille chevaux.

 

Les deux cheminées noires du paquebot assurant la liaison maritime coutumière dans la Méditerranée crachaient plus que de raison des fumées que les vents furieux écrasaient. A l’embarquement du port de la côte sud provençale, point de départ de la liaison qui acheminait les passagers sur la côte maghrébine, le temps était déjà plus que maussade mais le capitaine voulait passer outre. Les passagers de première classe étaient particulièrement importants et les services d’animation avaient engagé des  artistes  chanteurs qui figuraient dans des ensembles musicaux, quintette et trio. Il fallait également compter sur la présence d’hommes d’affaires que les  échanges commerciaux entre deux  continents favorisaient le bon déroulement de contrats juteux. De hauts officiers très investis dans  la scrupuleuse  observance des accords entre deux pays amis coloraient la scène de leur incessant ballet de politesse compassée. Il y avait ce je ne sais quoi de policé qui instaurait une distance obséquieuse  entre les différentes classes d’individus. Chaque pont refaisait  l’échelle graduée de la place dévolue à chacun et le souci de se positionner selon son rang prévalut à ce qui se préparait sournoisement. Le ciel s’obscurcissait de manière insolite. Les premières embardées d’une mer houleuse   secouaient la coque du paquebot, on se retenait aux angles des tables sans prêter attention à la nuit qui menaçait.

 Maurice se retint au bastingage, le paquebot tanguait. Profitant de la semi-obscurité provenant de la brusque agitation du ciel, il se dirigea vers les ponts supérieurs. L’attrait des lustres des premières classes l’intriguait. Il ne s’avouait pas que voir les personnages nominés aux places numérotées évoluer dans leur cercle clos le mettait en émoi comme si chaque homme avait son jardin de pommes d’or et son dragon pour le protéger.   C’était pour les mêmes raisons qu’il avait quitté la ferme de ses parents, s’était engagé dans les régiments basés à l’étranger. Son départ avait causé beaucoup d’émoi dans les terres familiales. La mer qu’il voyait ondoyer au loin, l’avait harponné très tôt, son  chant l’avait poursuivi, il avait toujours entendu l’appel d’une vague charmeuse et ses nuits n’étaient que déferlement de rouleaux blancs d’écume où il se voyait les chevauchant avec un trident à bout de bras. Cela avait commencé dans  son enfance puis sa jeunesse  en était investie des images de grosse mer  et de vents frondeurs.  

 Quand  ce fut l’heure de la conscription, il n’eut pas à choisir. Il savait qu’il prendrait la mer. Il s’enrôla dans les régiments de spahis, découvrit  la foultitude de poussière qui remplit l’évasion dans les grands déserts.  S’il y avait les chevaux pour se lancer dans l’aventure, il apprit à aimer la lenteur des chameaux et les dunes l’accaparèrent. Chacun de ses retours le convainquit que son destin était ailleurs.

 Il rentrait  une fois encore chagriné par le visage fermé que ses parents lui avaient opposé. Cela aurait pu être comme les autres fois mais lors d’une fête villageoise, on lui avait présenté moult occasions de lui dire qu’un enracinement à sa terre  résoudrait ses atermoiements. Ce que ses parents appelaient des atermoiements  étaient mis sur le compte de sa lenteur à se fixer dans le village.  Angeline si  compréhensive pourtant, avait clairement fait entendre que l’aventure hors de  ses terres ne lui convenait pas.

 La profusion des lumières embrumait son front collé aux vitres du grand salon et tandis qu’il décelait les mouvements de foule des messieurs en veston, la chaleur du désert algérien embrasa ses pensées.  S’il avait atteint des terres immenses et recouvertes de sable et de collines de dunes,  il savait  cependant que son attente était la même. Il craignait de déroger au véritable désir de son cœur. Le commandement des hommes avait occupé son esprit coulé dans le moule de la droiture et de l’obéissance aux ordres reçus. Dans le feu de l’action, il avait vu la cohésion des esprits rompus aux codes d’un savoir-faire.  Mais il y avait le crépuscule qui le figeait sur la colline où la solitude des espaces lui enseignait la couleur de la vie. Souvent il se rabrouait comme son chameau se frétillant la langue, il remettait les plis de son chèche comme pour repousser les humeurs désespérantes qui arrivaient dans les espaces vides pour repartir et ne laisser absolument rien d’autre que le règne de sa propre voix  sur les dunes.   

 Il se pencha au-dessus du grand escalier pour voir les longues silhouettes des femmes que dentelles et boléros, manches gigot et jupes longues rendaient plus fines et plus légères que les pendeloques des lustres.  

 Que cherchait-il ?  C’était comme une attente.  Il savait que ses pas le menaient sans que son esprit ne les empêche de poursuivre leur recherche.  Il se laissait prendre par les brusques ondulations qui secouaient le paquebot.


 Il la vit au bord du pont supérieur et tendit la main comme pour lui signaler un danger mais la silhouette bifurqua et l’angle de la coursive l’arracha à sa vue.

 Les bergères des dunes avaient également cette faculté de se fondre dans la poussière et la lumière floutée. Elles étaient inaccessibles et même quand elles s’approchaient, il sentait confusément que leurs pas répondaient aux grelots fixés à leurs chevilles.

Le soir, au dîner servi aux passagers du pont inférieur, il entendit des rumeurs. Une dame des premières classes cherchait son réticule égaré, probablement tombé sur le pont lors d’une promenade. Elle en avait fait une description minutieuse et priait la personne qui le trouverait  de le lui rapporter.

 Maurice écouta attentivement, le sang lui battant les veines, un terrible gonflement bloquait ses joues, la raideur de sa nuque lui confirma qu’il n’avait pas eu la berlue.

 Il refit son parcours, remonta l’échelle le conduisant au pont supérieur, repéra l’angle où la jeune femme avait disparu et s’accroupit sur le plancher pour en vérifier tous les recoins et les interstices. Il finit par trouver l’objet précieux, encastré dans les lames du plancher et plié par l’ombre tombant du mur. Il avait entre les mains la raison qui pouvait le faire entrer dans les pièces convoitées. Assuré de ne bousculer aucune règlementation à son irruption, il choisit le repas du soir quand les passagers étaient tous attablés pour aborder la jeune femme dont il se souvenait n’avoir entrevu que les délicieuses boucles frisotant sur la nuque au milieu d’un ruché de dentelles.

L’orchestre attendait la fin du repas avant de lancer les airs de danses. Un lent morceau classique se perdait sous les voûtes du plafond.

 Le service de table évoluait dans un ordre quasi militaire.

 Maurice s’inclina devant la table où la jeune femme goûtait à son consommé de poule aux fins vermicelles.  A ses côtés, un officier en grande tenue arborant ses insignes de valeur  sur le revers de sa veste, humidifiait ses lèvres dans un verre de vin.


–   Est-ce ceci que vous avez égaré, Madame ?


La jeune femme leva les yeux et laissa planer une seconde d’incrédulité qui devint une étincelle puis décrut pour s’éteindre. Elle put à peine remercier d’un sourire.

 Ce fut l’homme aux mille médailles  qui se chargea  de se répandre  en civilités :


–   Je vous remercie, sergent. Quel est votre nom et celui  de votre régiment ?

–  Sergent Maurice Lantenec. Je pars rejoindre ma garnison de spahis. Pardonnez ma hardiesse et ma présence dans les cabines supérieures.


 Le gradé n’eut qu’un geste de la main pour signifier que l’entretien était clos. La jeune femme semblait immobile mais le regard qu’elle leva sur Maurice luisait de l’étincelle qui se rallumait.

 Son compagnon obséquieux lui dit :


–  Ma chère Elise, venez danser. Nous essaierons ensuite le confort de notre nouvelle cabine.


 Maurice redescendit dans les ponts inférieurs alors que l’orchestre jouait les premières mesures d’une valse.  Le dîner s’achevait. Il ne put se décider à regagner sa cabine. Il remonta et resta sur le pont supérieur, vaguement inquiet par le bruit infernal que faisait la grosse mer. C’était inhabituel. Les vagues enflaient, frappaient la coque, le ciel s’enrageait. Le paquebot regimbait mais Maurice traînait sa longe. Il resta longtemps à regarder le ciel, le flot de musique classique le retenait. Un fox trot tentait d’éloigner les feulements de la mer, de cliquetis en claquement, de talons frappés, de ricochets et de chocs, les pas frappaient le sol. Le rythme suivait les quintes de toux des grosses vagues qui atteignaient le bastingage. L’écume éclaboussa le visage de Maurice. Il en fut pétrifié.  Pourtant rien ne semblait déconcerter l’équipage. Les moteurs vrombissaient, la nuit s’écrasait lourdement sur les ponts, les engloutissait. Il retourna  à sa cabine après avoir lentement déambulé dans les coursives, n’arrivant pas à écarter de sa pensée le regard de la jeune femme. Un feu y lançait ses flammèches, une clarté dans l’obscurité y était constamment entretenu,  retenu et ne s’y livrait pas.

 Il était sûr d’avoir été le seul à  le voir et de l'avoir perçu le rongea. Il ne put s’endormir, les heures passaient dans une clameur assourdissante. Il entendit des portes claquer  et décida de sortir sur le pont. Une ombre lointaine  le reflua sur le pont supérieur.  La jeune femme apparut et s’engagea sur le pont. Ses pas étaient incertains. Il la croisait à nouveau. Ce fut ce qui le décida à l’approcher :


–   Je ne sais s’il est prudent de s’aventurer par cette nuit. On risque gros.

–  J’avais besoin de respirer.

–   Marchons, voulez-vous ?


 Elle acquiesça, une embardée du paquebot la fit glisser de côté.


  – Prenez mon bras. Je vous reconduirai à votre cabine.


 Elle accepta. Ils parvinrent à la chambre. Elle hésitait à rompre le lien qui se nouait.

Maurice n’en fut plus si sûr quand il eut de la peine à regagner le pont inférieur se demandant mille fois ce qui avait flotté entre eux deux pendant l’infinitésimal instant où une étoile avait brillé dans leurs regards.  Il ne put cacher sa crainte. La tempête avait éclaté cette fois  de façon franche et explosive. Un déchaînement lugubre des éléments naturels couverts par les voix de leurs maîtres primitifs secoua de part en part le paquebot.

 Quand un éclair stria le hublot, Maurice se leva d’un bond et  jeta un coup d’œil sur sa montre militaire qui indiquait presque cinq heures du matin. Il se précipita sur le pont où une vision cauchemardesque le prit au dépourvu.  Le paquebot était encerclé par des murailles de nuit, des falaises de vagues crayeuses d’écume occultaient toute vue, des rouleaux de vagues projetaient le paquebot vers une direction qui ne lui était plus gouvernée. Mais lui ne vit qu’elle, elle titubant et cherchant vainement à agripper le bastingage. Il ouvrit la bouche, aucun mot ne sortit, aucun nom, aucun cri, il fallait crier, il parvint à hurler  « Elise »  en même temps qu’un craquement sinistre sépara la coque, brisa l’écoutille, éventra les chaudières. Il la vit sombrer et il ne sut jamais comment il fit pour sombrer auprès d’elle. Ils coulèrent tous deux en même temps. En refaisant surface, Maurice la repéra à la blancheur de la dentelle de sa mantille. Les larges plis de la robe flottaient comme un monstrueux pétale de plante sous marine.  Il replongea et la souleva hors des abîmes.


–  Accrochez-vous, on nous verra sûrement,  on nous repêchera !

–  Non, il fait trop noir, regardez, on ne voit rien.  Je n’arrivais pas à dormir.

–  Votre robe, votre voile, je l’ai vu, on va nager, venez !


 Il la prit par la taille et vit la tache rouge s’étaler tout le long de la poitrine.


–  Ne parlez pas, on nous trouvera, croyez-moi, restez !

–   … Je voulais vous dire…

–  On va s’en sortir, il faut qu’on s’éloigne du bateau, il nous entraîne au fond.

– Je voudrais que tout soit dit maintenant. En quelques heures, vous m’avez aidée à me supporter telle que je suis.


 Il ferma les yeux, il ne pouvait pas penser, il ne voulait pas mais elle continuait :


–  Je ne me supportais pas et vous avez vu non pas mes chaînes ni mon enfermement. Vous m’avez juste montré un ailleurs auquel je ne croyais pas.

–  Elise…

–  Oh, il ne s’agit ni de vous ni de moi mais d’une coque qui se brise pour faire entrer la douceur de vivre.

–  Venez, nageons, nous dérivons le long des falaises des îles. On peut se hisser et se refugier dans une des cavernes.


 Ils ne virent pas tant ils étaient enlacés, ils ne virent ni la vague cyclopéenne qui s’abattit sur eux ni les dernières trombes d’eau de la tempête qui en  pulvérisant ses  crochets firent éclater leur crâne.

 Ginette Flora

 Juin 2024.

 

 Notes :

 En février 1910, le paquebot «  Général Chanzy » qui assure la liaison Marseille-Alger, fit naufrage au nord de Minorque en s’écrasant sur les rochers de la crique de Torrenova nommée depuis "la crique des morts", après avoir raté le canal qui sépare Majorque de Minorque. Tout l’équipage et tous les passagers périrent.

"Près de la mer bleue du Nord

Debout je vois pleuvoir la pluie

Derrière ce noeud de la gorge s'entasse l'enfance

Nous ne vivrons plus les hivers crus de l'île. "

Ponç Pons , Cala's morts

Il n’y eut qu’un survivant qui put se réfugier dans une des  grottes troglodytiques et attendre que la tempête cesse avant de chercher à rejoindre la ville la plus proche pour obtenir du secours. 

   

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3 comentarios


Vivre ses rêves jusqu'au bout est un risque à prendre... beau texte Ginette !

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Magnifique récit, Ginette, puissant, touchant et ... et superbe ...mais comme toujours !❤️

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Contestando a

L'île , il est vrai , montre ses mystères !

Belle fin de journée à toi, chère Viviane .

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