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Le temple


Il s’était réfugié dans les sous-bois. C’était terreux, de l’herbe et de la mousse, il en palpa  la texture comme s’il avait un organe vital entre ses doigts, gluant, visqueux, laid voire hideux mais palpitant d’une chaude présence. C’était en s’y laissant tomber qu’il en éprouva le toucher grêle.  En laissant ses doigts agripper  une touffe plus compacte, il  découvrit une autre sensation qu’il ne put définir. Il venait d’extraire la terre, humide, spongieuse. Il ramenait une nouvelle herbe, rompue aux humeurs des sous-bois.  Le mouroir des feuilles mortes réveilla une pensée enfouie en lui. Les fougères étaient si hautes qu’il les sentait  râper son front jusqu’à l’épuiser non pas de terreur mais de la crainte d’avoir à combattre une autre espèce vivante.


 Il s’enfonça plus avant dans les fourrés  et il déboucha sur une maisonnette vétuste. Le logis du forestier, pensa-t-il. Un arbre au tronc vénérable marquait son territoire.  La force, le socle puissant auquel il faisait penser l’avait un instant arrêté. Il s’était trouvé un rocher où s’appuyer, se réclamer de racines et il se mit à songer à ses propres profondeurs racinaires.

 Dans le petit logis,  un ameublement succinct le détourna de ses pensées  tenaces. Il voulait ne plus entendre la voix féroce qui  résonnait à ses tympans. Il vit la poussière, les copeaux de bois, de vieux accessoires de cuisine, des instruments dépareillés, des outils rouillés, un amas  hétéroclite laissé là non pas à l’abandon mais à la vue de  ceux qui passaient avec à leur poignet le rappel régulier de leurs heures incomplètes.  Il nota les bords éclatés des étagères d’une armoire bancale  dont un pied était ramené à son équilibre par l’appui d’une coupe  de  bois qui résistait encore.

 Un chuintement lui fit comprendre qu’une source coulait. Il s’y dirigea pour trouver un son, une voix. Il était conscient qu’il était confronté à un silence si fort qu’il ne contrôlait plus son esprit.

 L’eau était fraîche, il chercha des feuilles pour ôter les bulles de  l’humide bas résille sur sa peau. Le vent arrivait. Il fut surpris par cette autre présence.

 Sur la berge, des roseaux se pliaient sous le poids d’un oiseau de passage sur la passerelle des frondaisons. Des végétaux dérangés se morfondaient, il s’affaissa sur leurs tapis hérissés de touffes hybrides. Il reconnut quelques fleurs, chacune était associée à une séquence   de sa journée de travail quand il recevait les villageois dans son dispensaire.  Les œillets  de son bureau, Devi s’en occupait  avec soin, n’oubliant jamais de déposer un bout de charbon au fond du vase pour empêcher l’eau de croupir. Quant aux brassées de jasmin,  il se souvint des bouquets que les femmes du village  rapportaient chaque matin.

Des herbes comestibles, il en avait goûtés. Certaines espèces avaient un goût d’algues ou d’épinards et il s’en était accommodé.

 Il en découvrit de plus sauvages qu’il n’approcha pas de trop près, redoutant la pire épreuve, celle d’en être marabouté.  Ce fut au moment où la fatigue fit place à la crainte d’être entré dans un lieu où il n’était pas apprécié. Quand il s’écorcha aux épines des ronces, il se rétracta vivement et crut entendre un grondement dans les racines. Des espèces de champignons poussaient dans les bosquets. Il chercha au fond de ses connaissances émiettées où il avait lu le nom des joncs qui s’enroulaient sur sa main réticente.


 Il revint sur ses pas. Il trouva une vaisselle rudimentaire, des récipients en inox, des gobelets tordus de souffrance, des bouteilles où fermentait la lie des boissons frelatées.

 Il n’entendit pas tout de suite la rumeur des violons dans les branches. Il en fut saisi puis apeuré quand une branche vint toquer sur la vitre au venin crayeux de la fenêtre. Il faut s’imaginer des arbres avec leurs branches, les clos damassés de leurs feuillages qui répondent  à la volonté inflexible de l’arbre.

 Il s’était aventuré un peu loin, il s'en aperçut à mesure qu’il comprenait qu’il ignorait tout de l’endroit où il se trouvait. Sa promenade l’avait mené dans une végétation grouillante de présences qui s’approchaient de lui. Tout indiquait qu’il s’était laissé mener par son instinct, qu’il osait frayer des sentiers jamais soupçonnés mais seulement imaginés à travers les gestes des villageoises,  des lavandières revenant de leur travail à la source, des cuisinières fières de leur cueillette de plantes, accompagnées d’enfants portant des branches mortes.

 Il connut l’appréhension, l’attente d’une peur qui allait survenir quand il ne put trouver le sommeil dans  la  nuit  étincelante et fauve. Une appréhension dont il ne savait d’où elle venait sinon  qu’elle allait le dévorer s’il ne pactisait pas avec les éléments de la terre autour de lui. S’il aimait la présence tranquille de l’arbre, sa respiration paisible, il ne connaissait pas encore les murmures des feuilles. Parfois, elles devenaient des nymphes affairées  au langage volubile, en d’autres moments, elles laissaient échapper des cris. L’Hégémone de cette partie du monde récitait ses psalmodies et c‘était des concerts doucereux qui montaient jusqu’à la canopée. Des  craquements et des chutes le tenaient aux aguets. Il se levait, attentif, se préparant à quelque assaut. Il ne put s’habituer aux voix grondeuses  car le vent soufflait dans un basson démodé. Il le compara à une créature en mal de compagnie. C’était une étrange présence qui parfois se taisait totalement. Un brusque silence absorbait l’air de la pièce. Il changea la position des chaises pour la seule envie de les entendre grincer.

 Sa respiration, il l’entendait à son souffle irrégulier, tantôt figé tantôt saccadé,  il y avait lui et les éléments, les autres, le vent fort cette nuit, le souffle de l’aurae le matin, le vent absent mais attendu cependant car Eole était de toutes les affaires.

 Il  se surprit à leur donner un nom, à la source, à la  plante, à chaque brin qui s’envolait dans la brise. Il  commença à les aimer et les écouter.



Il pensait avoir connu la fuite salvatrice en s’éloignant des séjours qu’il avait vécus comme une mécanique bien remontée. Son pas ordinaire, il l’avait répété dans la salle aseptisée de son habitat. On ne parlait pas des fondations des murs, on voyait augmenter le prix de la location des murs  et la vie s’écoulait entre les vies rêvées et les mots enterrés. Quand on vint à parler de racines, il fut révulsé par les punaises qu’il avait débusquées.

 Ses racines, il pensait qu’il s’agissait d’un substrat solide puissamment planté, des noms qui défilaient sur chaque branche, des feuilles ayant vécu une romance, il aimait s’en faire un songe jusqu'à ce que la feuille qui s’agitait sur lui, chute soudain de sa branche pour être écrasée. Puis elle se perdait dans  l’enchevêtrement de racines apparentes qui dépérissaient.

 La douleur confuse de porter le fardeau d’humains qu’il n’avait pas connus le terrifiait quand on le dépouilla des derniers deniers de ce que constituait sa lignée.

 Entre les murs tapissés de tableaux où des visages  souriaient, il eut froid malgré les rayons du soleil qui diffusaient une chaleur moite et chaude.

 Le silence des jours coupés par des voix qui avaient supplanté la sienne, des décisions qui avaient été prises sans qu’il ait été consulté l’avaient laissé en transes. Il s’aperçut qu’il ne savait toujours rien de lui.

Il n’avait pas compris ce que pouvaient être des racines hormis la racine d’une végétation ordinaire. Il le comprit quand il se trouva devant la mort.

 C’était une personne, il se tourna vers elle, lui qui s’était lié d’amitié avec les vivants joyeux et ivres de vivre, il se surprit à considérer le spectre de la mort comme un personnage à part entière.

 Ashok connaissait la vie, il la donnait à pleines mains sanguinolentes quand celles-ci plongeaient dans les entrailles de la matrice de ses parturientes. La vie, il la sortait avec patience et adresse.  La mort ne le visitait pas. 

 Il se demanda ce qui restait quand on avait tout accompli. Il restait les racines et lui n’en avait pas ou du moins, il ne les retrouvait pas.

 La mort, c’était un dragon contre lequel il se battait et qu’il repoussait du mieux qu’il pouvait.  Des gouttes de sang coulaient dans l’herbe  mais lui n’en avait cure. Il avait vu le trajet du sang dans la terre. Après avoir taché les sols, elles entraient nourrir un autre être qui donnerait la vie, une autre.

 La mort, il la rencontra en voyant tomber toutes les têtes de son clan.


 La lettre était claire. Son notaire le priait de rentrer dans les Vosges pour affaire qui le concernait et qui ne souffrait pas d’être délaissée. Il subodorait derrière les grandes phrases ampoulées,  des  nouvelles autrement plus inquiétantes.  Suivait une longue liste  de pièces confondantes qui le désignait comme l’héritier d’une famille qu’il ne connaissait pas mais qui avait décidé de l’intégrer dans leur arbre généalogique avant que sonne l’angélus.

 Son clan l’avait rayé de l’histoire d’une famille qui l’avait toujours cru inconnu sur leur terre. Qui l’avait extrait d’une somnolence commode ? Le notaire lui spécifiait que des preuves décisives le rendaient partie intégrante  d’une famille. Il était le fils d’un couple d’entrepreneurs dont le bébé avait été enlevé et vendu. De l’enfant, aucun élément n’avait été constitué malgré l’enquête entreprise par un mystérieux personnage qui avait souhaité rester anonyme.   Il avait été élevé par une famille qui l’avait adopté.  Tous les contreforts des Vosges lui revinrent avec une acuité aveuglante. Ses parents adoptifs ne lui avaient jamais parlé de ses origines  mais il se souvenait des dernières paroles de son père :


-  Ton histoire est là-bas, tu as besoin d’y aller pour fusionner la boucle de ton destin. 

 


 Il se souvint qu’à cet instant, il avait eu des difficultés à respirer et qu’il s’éloignait des zones fréquentées  pour se remplir d’un autre affect. Les premières senteurs d’un sous-bois qui se dégageait  de ses vapeurs nocturnes le préoccupèrent. La rosée faisait briller les pointes des herbes et livraient un lait nutritif dans la lumière ondulante de l’aube.

Il trouva un seau d’eau croupie qu’il déversa sur les marches crevassées  de l’entrée. Il avait vu faire les ménagères. C’était leur premier geste du matin quand elles déverrouillaient la porte de leur logis. Elles humidifiaient le sol pour le décrasser de la poussière accumulée dans la nuit. La journée serait chaude et l’eau serait vite absorbée.

Il fit le même geste mais l’eau entra dans les fissures, noya les sphaignes, trempa les épis de citronnelle épars, rescapés des semailles apportées par le vent frondeur.  L’herbe et ses congénères se logeaient sur toutes les parties restées vacantes et colonisaient les pieds des arbres, développaient des végétaux qu’il découvrait. Il sentit la morsure  de leurs tiges, leur pincement  le ramenait à la réalité quand il sombrait dans la léthargie hébétée des airs qu’il ne pouvait pas même dire qu’il les avait entendus. Il ne se souvenait que de la berceuse de sa mère qui parlait du vent dans les ballons de Guebwiller. Il se perdit dans les ramures, il s’emmêla les plis de sa chemise  dans les résilles des lianes qu’il voyait pour la première fois. Déjà la brûlure  d’une écorchure lui entamait  la chair. Des insectes voltigeurs arrivaient, eux aussi poussés par la fièvre du jour où chaque créature produisait  sa semence.

 A la source, il se lava le visage.  C’était un bien grand mot. La source n’était qu’un filet d’eau qu’une trop grande chaleur asséchait de temps à autre. Elle revenait aimante et ruisselante et son glissando sur les cailloux signalait le  retour à la nouvelle journée. Il se  débarrassa de ses vêtements, se jeta dans le courant, bouillonnant  dans le simple  matin. Il se laissa ondoyer au rythme d’une jouissance qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps.   

La boue mangea ses pieds qu’il sortit des eaux et sur la berge, il renonça à s’affaler sur les mottes de terre d’où surgissaient des tiges d’une fleur dont il ne connaissait pas le nom.

Quel nom avait-il porté pendant les quelques temps où il avait été dans les bras des ses géniteurs ? Avait-il été mené  dans un temple où son front aurait été  baigné par la rosée de l’aube ?

Il s’assit sur une grosse racine et pendant que son corps étincelait de sequins, il se laissa prendre par la brise qui arrivait.  Les feuilles entonnèrent un cantique en un mouvement bruissant de leurs éventails accrochés aux branches. C’était si important des racines surtout quand elles se mettaient à apparaître, à révéler leurs sombres couloirs de nodosités. Il tira sur une racine, s’arcbouta sur les éperons qui  avaient encore de la vigueur mais c’était son propre effroi qu’il jetait sur le bois démantelé.

 Il laissa son regard se poser lentement sur chaque pilier  de la terre. Où l’avait-on aimé ? Où l’avait-on promené ? Et pourquoi se préoccupait-il si soudainement de sa mort ?

 Des œillets jaunes foisonnaient dans les jarres des rochers renversés. Il reprit ses vêtements, les mêmes, pouvait-il ne vivre que de tuniques en lin dans un dénuement fruste alors qu’autour de lui partaient à l’assaut du jour, des bouquets de renoncules sur les autels des ancêtres ? Lierre et liseron bleu. 

 Soudain l’ipomée bleu mauve le fixa du regard. Il y vit l’offrande absolue d’un être unique. Que lui importait la mort qui allumait les cierges et les cônes d’encens autour de lui ?  Que lui importait même la vie naissant dans le sang, les glaires et les duvets crémeux qu’il aimait masser avec douceur de ses doigts rassurants ?

Il existait une sève plus abondante qui  se nourrissait en s’éteignant et en renaissant de ses cendres, en brandissant une flamme, un vécu qui ne cessait de rester unique, revenait se poser et vivre par delà les temps. Il pressentait constamment une présence auprès de lui et de savoir qu’elle portait les racines de son être le rendait vivant, le régénérait à chaque extinction, le portait et lui rendait ce qu’il croyait avoir perdu. Mohini avait la grâce d’une vestale dans l’obscure  identité des sous-bois.

 Dans les Vosges, le notaire avait réuni la famille des Delaroche. Il s’appliquait à expliquer que la famille biologique d’Aschok avait été décimée dans la  forêt alors qu’elle travaillait pour le compte de l’entreprise qui employait des inspecteurs chargés de veiller sur la sécurité des zones forestières. La mission de Pierre et Aline Centaure consistait à  recenser les  arbres de santal  et à surveiller  le volume de la sève qui en était extraite, la résine devenant de plus en plus rare depuis sa trop grande exploitation.  Ils étaient tombés dans une embuscade et lynchés, puis laissés pour morts par des milices qui prônaient le retour à la nature et s’opposaient à toute commercialisation de la précieuse crème brunâtre.

L’enfant fut placé dans une pouponnière puis laissé au bon vouloir des services de la petite enfance. Il fut adopté par un couple qui, une fois les formalités achevées, était  retourné dans son pays. L’enfant adopté faisait donc partie intégrante de la succession de ses parents biologiques qui avaient laissé par testament des documents qui attestaient de ses véritables origines. Le notaire précisait que pour éviter que la fratrie de sang ne lui reconnaisse pas ses droits, il lui était demandé de  rentrer se conformer à certaines règles d’usage.  Le document attestait de ses droits à la pleine jouissance de sa part de l’héritage familial.

 Les termes juridiques suivaient de près les déclarations paraphées et datées. La révélation de son nom, Jonathan Centaure  le prit au dépourvu.

 Episode 8 du "Jasmin sauvage "

Ginette Flora

Mai 2024

 

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5 Comments


Tout comme l'arbre, il est difficile de vivre sans racines ! Racines qui peuvent parfois se révéler tels de véritables sacs de noeuds. A quand la sortie de ton recueil, Ginette ?

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Bonne soirée à toi, Ginette ^^

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la boucle du destin ... Magnifique récit, Ginette, il vibre au coeur .. merci et doux week end à toi en grand bleu j'espère ...doux week end à toi !❤️


"Il  se surprit à leur donner un nom, à la source, à la  plante, à chaque brin qui s’envolait dans la brise. Il  commença à les aimer et les écouter." c'est si beau ..

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Merci beaucoup pour ta lecture, Viviane , et belle journée à toi.

Le soleil est moins timide ce matin.

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