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Le troisième pas

Dernière mise à jour : 7 janv.




Il avait perdu ses deux compagnons de route. Il avait égaré sa couronne et la recherchait dans les buissons. Il était persuadé d’avoir entendu les pierreries craquer  puis expirer  dans un bref scintillement pulvérisé par la brusque dégringolade d’une nuit qui lui ferma la vision d’un émiettement d’éclats.

Il ne sut jamais ce qui lui pesa lourdement dans son errance. Le temps qui s’écoulait suivait le chœur des oiseaux, le chant d’un  ruisseau, le râle de la petite faune qui émettait des bruits de déglutition qui lui rappela qu’il devait se sustenter. Son turban en soie s’était accroché au lierre, il avait passé des moments pénibles à s’en dépêtrer. Plus il tirait sur la tige au mordant coriace, plus le lierre comme des lianes s’agrippait à lui, le malmenait, l’égratignait. Ses cheveux tombaient sur les épaules, une masse brune, épaisse que le turban avait enveloppée soigneusement et qui pendaient en mèches sombres. Il les ramassa en catogan sur la nuque. De sa tunique à la rare teinte d’orange sanguine, il ne restait que des lambeaux maintenus à la cordelette qui le rattachait à sa taille. Il n’avait plus rien de la prestance de grand seigneur venu des grandes étendues de terre où il était Moktar l’indomptable. Seule la cassette ajourée  qui gisait dans sa  sacoche lui disait en heurtant ses hanches qu’il avait en main une boîte au contenu précieux qui sentait le bois d’encens. Il se souvenait l’avoir déposé et offert le somptueux présent et qu’ensuite il s’était perdu.


Il avait atteint un village couché dans les sapins d’une montagne qui ouvrait ses versants boisés. Le paysage ocre et rouille qui se présentait l’avait laissé silencieux. Le hameau paraissait bercé par les monts, embrassé par les sapins, les mélèzes et les sombres résineux. Tout lui apparaissait comme une mère couvrant ses enfants de son voile de bienveillance. Il trébucha sur un bois fiché en travers de son sentier, il s’en servit comme d’un bourdon de pèlerin. Il était hirsute, sa barbe lui collait au visage, cachait ses traits burinés.

 Une paisible lueur provenait des lanternes suspendues sous les porches. Elle diffusait un grésillement ténu, un abandon de flûte sur lequel l’obscurité poussait sa navigation.

 Il y avait cette contrée qui l’appelait. Il était convaincu  qu’il ne s’était pas perdu, qu’il devait se mouvoir en ces lieux de givre et d’ombres. Il y avait la blancheur chaulant les rues pavées, il y avait la sombre clarté des voûtes, des fontaines et des vasques. Le grelot de l’eau, le roulement pur, qu’on entendait encore même après son extinction.  Il pensa à ses compagnons qui avaient pris une direction différente pour rentrer. Une discussion les avait désunis. Il se souvenait de quelques bribes que des  brumes amères charriaient jusque sur ses basques.


– Cette route va vers les hauteurs des collines puis des monts. J’arriverai bien dans mes domaines de l’Indus.

–  Il y a des cèdres de l’autre côté, une végétation dense et d’un beau vert émeraude. J’ai besoin de voir la vieille Europe.  Il y a des îles le long de la côte méditerranéenne.  

–  Moi je cherche la côte, je pourrai trouver un navire qui cinglera vers les côtes du Maghreb.


 Lui, Moktar, n’avait pas voulu les suivre. Il humait une résine qui imprégnait l’air dévalant des pentes d’herbe grasse et dense. Son regard profondément creusé se portait loin comme s’il cherchait la provenance d’un besoin qui le tenaillait.

 Il ne voulait pas trahir sa conviction qu’il avait atterri sur une terre qui lui apporterait une nouvelle connaissance de ce qui se passait dans les cœurs des humains. Cantonné dans ses pénates, il n’avait vécu que de l’obéissance à ses devoirs. Il ne s’était pas encore essayé à l’exploration de l’autre face du monde. 


 Il regarda le petit village blotti dans les escarpements, son clocher, son moulin, ses sentiers aux graviers, ses marches, le puits en pierre et la fontaine ébréchée. Un homme en bonnet,  en gants et gros manteau poussait une charrette de bois. C’était la vision d’un paisible retour au premier temps de l’aube. Il se sentit soudain anobli comme adoubé pour entrer dans un domaine qu’il croyait n’avoir traversé qu’une fois, la seule fois où il avait escaladé sans avoir eu à planifier ni à suivre un guide.  Il conservait l’instant  de l’âge qui était resté intact. Il courait dans de grandes étendues de plaines, c’était toujours le même paysage de forêts et de feuillus quand il adorait lever les frémissantes résidentes des racines pour marcher dans les pas des personnages qu’il ne connaissait pas.

 Le givre de la mélancolie le tint  appuyé à un tronc d’arbre, le laissa immobile quelques instants. Le village, était-ce ce village qu’il avait vu flouter dans ses plus vieux rêves ? On entendait des bêlements, des chèvres s’agitaient, il pensa aux buffles et aux vaches qu’il flattait de sa longe. L’espace  où il évoluait ne contenait que des prairies touchant un ciel débonnaire que des bordures sans ligne d’horizon s’effritaient sur la canopée. Une impétueuse sarabande d’un vent guilleret rompait avec lui les rires de son visage comme on rompt les bouts d’un pain quotidien. Il y avait toujours dans ses baluchons des galettes qu’il déchiquetait à pleines dents, leur dureté ne le gênait pas quand il les oubliait au fond de son havresac.  C’était le pain de chaque jour. Les montagnes dessinaient une lisière délimitant le village.  Il y en avait toujours eu de ces monts lointains qui devenaient les forteresses qu’il cherchait à franchir dans son sommeil d’enfant gonflé de rêves. Le village ne paraissait pas isolé, exhalait un contentement si doux qu'il s'approcha. Il sentait vivre sur les pierres  la force d’une  liberté. Son cœur en fut enduit de la plus simple des manières : il s’avança, il fit un pas pour entrer rejoindre le village.  

 Une fumée s’échappait des toits attiédis de brume. Un brasier tiède sinuait sur les façades.  Sa propre pèlerine avait cette couleur orange légèrement rougie aux ourlets et aux coutures. Il avait longtemps erré le long des routes, au bord des cités, le long des murailles. Le temps n’avait plus d’importance car il se sentait vivant.  

 Il écarta les branches des pins, le feuillage de certains végétaux gardait leur sombre couleur émeraude que le givre se plaisait à lustrer. Il intégra tous les éléments : une charrette remplie de bûches, des branches émondées, une toile de jute placée en travers. Tout renvoyait à l’attention donnée au travail du bois.

 A la fontaine,  des femmes, un panier au bras, ombraient les pierres. Il remarqua les ruelles pavées, l’histoire d’une vie, la même si souvent revenue dans les spirales du crépuscule. Un banc sous l’arbre trapu, au tronc noueux, au feuillage garni l’intrigua. L’arbre semblait avoir absorbé toutes les vies. Tassé sur lui-même, il supportait tous les tourments, de quelles blessures se prémunissait-il, il se roulait sur lui-même pour se préserver de tout autre soufflet, il s’enveloppait de plusieurs écorces plus  épaisses pour éviter  les sordides coups qu’il recevait quand le sort jetait sa hargne sur son tronc épaissi.

Puis il y eut le silence de la nuit, celui des montagnes et des collines, habitées de présences ignorées. Il fit un autre pas, ressentant en lui le besoin de vivre dans un mouvement réfléchi. Il se frictionna les yeux. Il lui fallait résister, faire le deuxième pas qui le mènerait vers l’inconnu qui vivait de manière si semblable à ce qu’il avait vécu.  Il ne pouvait pas fuir. Il claudiqua un peu plus, il entra dans la place centrale. Une brasserie était ouverte.  La lumière formait un halo de paix, le vent ramonait, propageait sa vive présence. Il suivit le sentier tracé.  


  Cyril le vit venir et s’inquiéta. Il n’y avait pas de maraudeurs dans le village. Y en eut-il qu’ils auraient été emportés dans leurs tanières, boissons chaudes et couvertures offertes, résurrection d’entre les misères  pour une renaissance prochaine. En y réfléchissant, Cyril se dit que l’inconnu n’existait pas pour ceux du village. Ils n’avaient jamais été visités par quelque inconnu.


– Je vais bientôt fermer. La nuit est bien tombée, les étoiles ne tarderont pas à s’éloigner. Celles qui restent sont curieuses de tout et attendent de trouver un événement à se mettre sous leurs branches.

–  Je crois que je me suis égaré.

–   Où allez-vous ?

–   Je dois traverser l’Indus et retourner chez moi dans les bras du Brahmapoutre.

–  Mon ami, en ce jour vous ne pouvez être qu’un ami, la route va être longue. Vous êtes à l’opposé de votre Orient.

–  Ecoutez, j’ai tout perdu, couronnes et monture. Je sais seulement que je m’appelle Moktar.  J’ai des écus. Je peux vous dédommager en écus d’or contre un peu de pain et une litière.  


 Moktar posa quelques écus d’or sur le comptoir. Cyril ne  se démonta pas pour autant.


–  Vous êtes venu vous aussi pour l’Adoration ?

–  J’ai pu le faire mais je voulais connaître un peu de cette partie du monde et j’ai poussé plus avant mon voyage avant de pouvoir me replier sur mes terres.


 Cyril avait sommeil, le froid l’engourdissait, le vin chaud lentement bu tout au long de la soirée commençait à faire son œuvre. Il somnolait déjà.


– Pour cette nuit, vous pouvez vous reposer dans la pièce pour visiteurs. Il y a un feu de cheminée. Je vous fais porter des vêtements chauds  par Cindy.


 Le dernier attablé venait de quitter l’auberge. Cyril avait toujours une chambre, son commerce faisait aussi gîte pour les voyageurs même quand il en venait rarement mais des randonneurs inconscients pouvaient être pris en étau  par les brusques tombées nocturnes.

 Au fond  de sa brasserie, Cindy avait installé une crèche fabuleuse que les villageois avaient eux-mêmes montée et décorée puis meublée de différents objets, personnages, animaux et végétaux. La crèche s’enrichissait  de chaque élément apporté par les clients qui voulaient laisser une empreinte de leur passage.

 Souvent des groupes de musiciens donnaient  des concerts  improvisés sur des thèmes connus. La crèche prenait vie, un objet placé judicieusement et l’histoire reprenait sa rengaine, les passants refaisaient le conte, on laissait dévider la pelote qui allait se calfeutrer sous un meuble. Et l’histoire restait coincée dans sa pelote, enfermée avec ses fils de laine enroulés sur eux-mêmes sans autre but que d’attendre qu’un inconnu la remarque, la délivre de son empennage endommagé par les poussières entremetteuses.

 Cette année, Cyril y avait ajouté une botte de foin qu’il avait méticuleusement approchée d’une charrette. Cindy tricotait des écharpes ou des moufles avec les laines qui avaient roulé  sous les meubles. Moktar respira le silence qui lui entrait dans les paupières et la poitrine. Il avait atteint le silence de la nuit. Il suivit le geste de Cyril qui fermait le dernier volet et qui  était resté un moment à regarder la poudreuse fine couvrir les pierres de la fontaine.

Le danger ne venait plus de la peur d’être resté dans les sous-bois, dans l’errance des sols où ses pas peignaient la mélancolie tant il avait  grelotté de vacuité et craint de ne plus revoir son pays.

Une main s’accrochait à son visage puis il y eut le visage lui-même car c’était un visage, il en sentait le souffle régulier, il reconnaissait la voix, c’était une voix familière, celle de la dévotion, intérieure, intimidante,  non pas un appel mais une existence qui lui servait de repère. Un visage qui ne se détournait pas, une voix qui ne l’écorchait, une présence vivante qui lui rendait sa force et son besoin d’habiter son esprit en paix.  Il se laissa conduire par les instants neufs qui tels des flocons le ramenaient à la vie. Il goûtait à une nouvelle rencontre, celle de l’approche d’un autre pas. Dans  son sommeil, lui revinrent les dernières paroles de ses deux compagnons :


–  Ce voyage ne restera pas vain. Nous sommes allés au bout de nos désirs. C’était une folie de tout laisser et de partir vers une rencontre  dont on ne savait rien  sauf qu’elle est d’essence divine.

–  Nous avons beaucoup marché. Maintenant, je crois que  chacun de nous a besoin d’être seul. Je crois que le retour sera plus enrichissant pour nous si nous nous séparons et prenons la voie du retour comme bon nous semble. Adieu mes amis  ou peut-être à bientôt. Ces histoires d’étoile et de berger se répètent souvent.  M’est avis qu’on nous sollicitera encore.   


 Et ses compagnons étaient partis le laissant longer les côtes de la Méditerranée.  

Le lendemain, le soleil ouvrit les rideaux en plissant les fronces. Les tentures bougèrent d’un même frisson. Un rayon radieux fit éclater de joie le village.

 Cyril attendait son invité pour lui tendre une tasse de café. Le fumet qui s’en dégageait mit du baume au cœur  de Moktar. Il se sentait revenir lentement à une vie à laquelle il voulait participer.


– Je vous présente Moktar , dit Cyril à tous les habitués de son  bar.


 Moktar leur raconta le peu qu’il voulut bien leur dire. Il s’intéressa à leurs activités, s’occupa de leurs peines et de leurs joies puis leur proposa d’égayer leurs soirées par des veillées de contes. L’initiative fut même applaudie, les enfants en redemandaient.

Il était tombé dans un nid des plus chaleureux où les oiseaux venaient écouter aux fenêtres, où des visages encapuchonnés s’appuyaient sur les vitres pour ne rien perdre de la scène, la salle étant comble tous les soirs.  Tous prirent un moment de leur soirée pour se serrer les coudes dans la brasserie et entendre Moktar assis auprès de la crèche leur raconter une histoire d’étoiles, de sable, de désert, de chameaux et de cadeaux dont ils redirent plusieurs fois le nom pour s’en conserver la parfum.

 Il y eut  des personnages connus mais Moktar leur faisait faire de merveilleux voyages. Aladin eut sa dose de péripéties sur son tapis magique. Il y eut les contes des jardins de Babylone puis celui de l’oiseau lyre.

Cela devint un concert quand un violoniste apparut un soir. Puis un des attablés joua du galoubet et les enfants se mirent à chanter.


Les jours suivants, Moktar visita l’étrange maison de Jasmine à qui il lui parla des senteurs de son pays. Il aperçut Matias qui lui fit faire le tour du village. Il s’en fit un ami au cours des longues entrevues qu’il eut avec lui. Le jardinier, le facteur, le berger, les habitants voulurent lui plaire et tous voulurent lui parler et lui raconter d’autres contes,  de ceux qu’ils vivaient tous les jours. Ils eurent un auditeur intéressé, captivé et plein de bonhomie. Le soir, la lumière de la brasserie restait longtemps allumée.

 La brasserie ne désemplissait pas. La nuit tombée, une étoile discrète s’arrêtait sur le toit. Quand apparut-elle ? La question perdit de son importance quand les villageois surpris s’aperçurent de sa présence une nuit où elle sortit de son discret faisceau lumineux pour argenter le ciel de sa fulgurante clarté.

 Jasmine qui revenait de son atelier de couture, s’arrêta près de l’olivier, s’appuya sur le tronc noueux et posa sa tête contre la grosse corpulence rugueuse et trapue. L’étoile fixait la place, versait sa rivière argentée sur le feuillage à la verdure perpétuelle. L’olivier ne se fiait pas aux années, il suivait son temps d’un pas content.


 –  Il y a un moment que je ne t’ai pas vu faire escale par ici.  Ce village sous couvert forestier s’est développé. Je l’ai vu grandir, ramper, s’étendre. Il était allaité à la sève des arbres millénaires puis s’est accroché sur les pentes des collines. Il s’est frotté aux rochers, sans jamais chuter.


L’étoile brilla plus fort, le ciel se plissa en longs entonnoirs de brume.


– Je suis partie voir d’autres cieux.  Nous sommes très sollicitées en cette période. J’ai achevé dernièrement une mission importante. Et ensuite, j’ai voulu suivre l’un de ceux qui est venu vous visiter après son long voyage.


 L’olivier se contracta. Un singulier craquement ramena Jasmine à la brièveté du jour. L’étoile brillait de plus en plus intensément comme pour lui rappeler que l’heure du conte commençait.


 Dans la forêt, il y avait des conciliabules. Les elfes  avaient retrouvé les brisures d’une couronne et avaient  buté sur les jarrets  d’un animal qu’ils ne parvenaient pas à reconnaître.


–  Je te dis que c’est un Baloutche, un cheval qui vient de loin.

–   Moi je trouve qu’il a l’allure d’un pur sang.


 Le cheval avait encore son plastron couvert de signes singuliers. Même déchiqueté, tout indiquait une origine ancienne, favorable à la plus intéressante des discussions entre les créatures de la forêt.  Il y eut de longs palabres, des supputations auprès du romarin et de la sauge. Fallait-il lui donner de l’herbe enrichie aux pavots pour le guérir de ses blessures ? Il suintait aux naseaux.


–  Si on l’emmenait au troupeau des chevaux ? Ouvrons-lui le sentier.

–  Et comment ? Il boite et a l’air de souffrir.

–  Fais des cabrioles, chante, danse et incite-le à te suivre. M’enfin, tu sais faire rire avec tes oreilles pointues et ton jargon imprononçable ! Le manadier acceptera de s’en occuper.  Profitons de la nuit pour le pousser à nous suivre.


De cris en caresses, de friandises en fâcheries, les elfes arrivèrent à le mener à la lisière du bois où il fut aperçu par Matias.

 Le garde forestier n’en crut pas ses yeux. Il était devant un alezan de pure souche peu farouche et paraissant même habitué à saluer les humains.

 Ce ne fut pas une nuit ordinaire. L’homme et le cheval se regardèrent, se toisèrent du regard. Tous deux sur leurs gardes, prêts à sortir  leurs griffes si l’affaire tournait mal. Matias approchait doucement, Baloutche vrillait ses oreilles pointues. Il ne hennissait pas. Matias avançait la main puis l’autre. Allait-il être accepté ? Il flatta l’encolure encore sanglée d’un lien amoché par les intempéries. Il renouvela ses caresses. Le poil crispé sembla se détendre, la voix de Matias calmait le cheval. Matias lui parla lentement, il connaissait les mots qui pouvaient désamorcer toute crainte. Il répétait certains mots dont les sonorités prononcées plusieurs fois arrivèrent jusqu’à l’entendement de Baloutche.

Baloutche renâcla, recula d’un pas. Matias ne bougea pas, le regarda longuement puis s’éloigna  lentement. L’animal occupait le paysage, les arbres s’assombrissaient. Le cheval les occultait par sa présence sauvage, altière, peu encline à céder. Une sorte de résistance planait  entre l’homme et la bête. A ce face à face, tous deux refusaient de baisser les yeux.   Matias se retourna plusieurs fois pour le guider, guettant sa posture. Quelle décision avait-il pris ? Ils marchèrent tous deux, Matias devant, Baloutche derrière. Le cheval s’arrêtait, fixait un point dans le lointain puis revenait à la nuit qui s’approchait. Il décida de suivre Matias qui le ramena chez lui, dans son mas,  trouva une place tranquille, une auge, une pleine bassine de foin, de la paille, des graines de céréales.

Baloutche resta un temps qui lui sembla ni trop court ni trop long. Il se trouvait en terrain étrange. Il avait perdu son maître. Ses naseaux frémissaient quand il sentait parfois que la route  du temps n’était plus la même. Il se souvint d’avoir suivi une caravane et que son maître accompagnait d’autres compagnons venus d’ailleurs sur leur monture. Après des étendues de plaine désertique, ils avaient foulé une herbe sèche mais  goûteuse. Sa joie de voir l’herbe verdâtre, l’herbe rustre, l’herbe piquée de fleurs bohémiennes l’avait rendu ivre de plaisir. Il avait galopé vers des buissons, il avait poussé plus profondément dans les halliers puis ce fut la chute vertigineuse.


 Entre Baloutche et Matias s’instaura un langage qu’ils composèrent en revenant sur la note émise qui ne sonnait pas juste, en la modifiant quand la danse des pas de la compréhension s’accordait avec la reconnaissance de la pensée. Baloutche apprit à sonder l’humeur de Matias qui se fia à son instinct pour adoucir le cheval qu’il apprivoisa doucement. Il sut comment l’approcher, pas seulement en le tentant avec des morceaux  de pommes ou de poires  ou des rondelles de carottes. Il lui murmurait des mots, il l’appelait par le nom qui lui était venu à l’esprit dès qu’il l’avait vu. « Baloutche, tu seras Baloutche. »

 Il recherchait son regard. Les yeux de l’animal contenaient plus de secrets échangés que leurs conciliabules notèrent avec délicatesse quand ils étaient en pleine écoute des battements  de leur cœur.

 Baloutche avait une façon de redresser la tête et de humer l’air comme si un pas s’approchait,  un pas avec son réservoir d’émotions traversées.  Reconnaître le pas de l’être qui s’était tenu à ses côtés, se raccorder à son rythme, c’était tout un partage de perception auquel ils s’adonnèrent. Les deux êtres se consultaient, s’aménageaient un espace où ils aimaient se retrouver.

 Matias soigna les diverses égratignures qu’il trouva sur la robe brune de Baloutche. Il fit venir un vétérinaire, un homme de la faune qui ne posa aucune question, se contentant de  prodiguer  soins et conseils. A certains hennissements, il ne sut pas pourquoi son cœur se crispait. Après la vibration d’une fusion reconnue, il ne pouvait se démettre  d’un sentiment obscur  qui le mordillait. Le temps faisait ses griffes sur l’écorce  de son cœur. Il ne voulut pas considérer le fait avec profondeur. Ce déni le tourmentait. Il esquivait, il faisait faire un saut à Baloutche, il s’agrippait  à son crin puis il en vint à lire sa posture. Baloutche jouait de son corps comme d’un galoubet.

 Quelques notes suffirent pour que l’homme et la bête se reconnurent et s’assemblèrent. Il y eut ainsi un vécu. Une page de vécu. Des journées de marche commune où la fusion de leurs deux langages  eut un sens.


Jasmine s’inquiéta de ne plus voir son ami. Elle assistait aux veillées de Moktar dans l’espoir de revoir Matias. Elle n’avait jamais tenté de le surprendre dans sa tanière, elle qui connaissait mieux que personne sa propension à se retrancher dans une solitude mutique. C’était toujours Matias qui lui rendait visite dans un lieu qui leur était familier, les sous-bois, là où même les oiseaux s’arrêtaient de pépier pour les entendre finir leurs phrases, accorder leur respiration  et rentrer leur tristesse auprès du chuintement d’un plan d’eau, d’une source vive, du halètement d’une brise qui rappelait l’existence  d’une substance joyeuse qui vacillait dans les lumières camouflées des feuillages.

 

Nul ne sut ce qui se passa vraiment un matin où il se mit à neiger si fort que les villageois  restèrent calfeutrés chez eux, portes et volets clos.

 Le hameau s’assoupit sous les manteaux blancs d’une neige compacte. Au loin les monts s’estompaient dans la brume glacée, la fontaine laissait immobile une coulée d’eau gelée, dernier frisson capturé dans son envol. Les devantures des boutiques paressaient à s’ouvrir. Le vent seul passait, signait son arrivée d’une chiquenaude sur les heurtoirs et les ferrures et repartait en n’épargnant que les seules espèces abritées sous les voûtes et les arches des galeries de porches. Le vent frappait ses proies et repartait dans des sifflements railleurs.

Les toits gardaient longtemps leur fourrure blanche que les empreintes de pas d’un oiseau hagard traçaient en lignes olivâtres. Le froid rougit les joues, griffa les paupières, couvrit de givre les regards plissés par les premières larmes. On faisait entrer les égarés, ceux qui surpris ne savaient pas où se poser.

 Le soleil mit longtemps à revenir. Les villageois reprirent leur vie avec des gestes lents. Il n’y avait pas de douleur. Il y avait l’assurance qu’il fallait vivre cette marche, faire un autre pas et ils savaient le faire, soucieux des saisons et des jours, une autre sorte de moisson à récolter et rentrer, un pur rouleau des instants revenus neufs, le travail comme une attente, comme une  promesse répétée surgie du néant pour éclairer une somnolence.


 Lorsque des jours plus cléments revinrent doucement et qu’une lumière claire vint ouvrir les vantaux, dégeler les sources, pacifier les maisons, le hameau reprit son mouvement de balancier, à l’écoute des heures et des divisions du temps, du chapelet des jours. Il mit du temps toutefois pour réaliser que quelque chose avait changé. Ce fut la vue d’un flocon de neige, il tremblait et n’osait tomber de la fenêtre. Ce fut la présence d’un nid, il était coincé entre deux branches de fils électriques. Puis les uns et les autres furent quelque peu secoués  quand ils s’aperçurent  de l’absence de Moktar qui avait disparu en laissant sur le comptoir d’autres louis d’or.

 Matias se réveilla un matin, inquiet. Il trouva la grange vide. Il chercha Baloutche dans les environs, marcha les jours suivants dans la campagne mais aucun indice, aucun pas ne pouvait indiquer que Baloutche était passé.

 Il se mêla un soir aux attablés de la brasserie. Il y entra comme si rien de nouveau n’avait ébranlé les villageois. Le sapin décoré restait dans un angle de la pièce. Il remarqua une étoile accrochée à une aiguille, une étoile abîmée mais qui brillait.


Ginette Flora


(Le village des santons – Episode 5)

        

Le roi mage Gaspard

(Santon Campana)

Le roi mage Balthazar

(Santon Marcel Carbonel)


Le roi mage Melchior

(Santon Maryse di Landro)


Décors de village (Santons Fouque)

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4 Comments


Une étoile abîmée mais qui brillait... une image qui nous raconte le monde...

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Chère Alice , merci pour ton regard.

Il y a pour chacun de nous une étoile dans le ciel !

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" Il se laissa conduire par les instants neufs qui tels des flocons le ramenaient à la vie"


Magnifique,Ginette ... j'ai adoré ...merci à toi et doux dimanche des Rois Mages ❤️

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Que les Rois mages t'apportent toutes les étrennes dont tu rêves, chère Viviane.

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