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Le voyage d’où l’on ne revient jamais


– Toc ! Toc !

De vigoureux coups frappés à la porte me surprirent. Le heurtoir était pris d’assaut. On le toquait à toute volée. C’était la nuit des défunts et je pensais aux chers disparus qui cette année se sont laissé brutalement ravir. Qui pourrait venir ce soir ? Qui voudrait entrer et prendre place à notre table ? J’ouvris la porte en tenant une pleine corbeille de gourmandises salées et sucrées. Une silhouette noire vêtue de hardes avec un masque hideux qui lui cachait tout le visage se tenait devant moi. Son geste était implorant. Je le reconnus dans la lueur orangée des lanternes. L’entrée de mon logis était parsemée de citrouilles et de cônes de pin, de faines et de branches de sapin, le chemin qui menait à la porte d’entrée était balisé pour qu’il reconnut sa maison, lui qui était devant moi car nous avions aussi nos disparus et je ne pouvais que le reconnaître, lui, quel que fut son déguisement.

Ce ne pouvait être que lui car je ne ressentais aucune crainte. Non, je n’ai pas peur ni de son costume ni des silhouettes morbides que j’apercevais au loin. Des créatures menaçantes aux chapeaux déformés sur lesquels s’agrippaient des mygales et des chauves-souris s’agitaient là-bas. Plus en retrait dans la nuit qui se fissurait au fond du tremblement des halos versés dans la rue, je vis la Faucheuse. Mais rien ne m’épouvantait.

Lui, il avait su franchir toutes les toiles d’araignées, tous les cordons de brouillage placés par les lémuriens.

– Je sais que c’est toi. Entre. Ils t’ont repéré.

La silhouette fit un pas dans le couloir et se figea en voyant la table éclairée, la soupe du soir, les bougies propageant des lueurs tremblotantes, les couverts mis, les mêmes couverts intacts, la vaisselle de tous les jours, son assiette verte aux motifs délicats. On l’attendait, on l’avait toujours attendu. La chaise vide, la silhouette s’y dirigea et s’installa. Rien n’avait bougé, le coussin était toujours en place. On l’avait laissé tel qu’il l’avait laissé avec le coussin jaune. Personne n’avait voulu inverser le temps.

Il nous observait, il nous écoutait, il était calme. On continuait de parler de lui et je dirigeai la conversation rappelant les moments heureux de cette mémoire qu’il nous avait laissée. On se mit à évoquer en s'y reprenant à plusieurs reprises ses aventures passées, des plus risibles aux plus graves. On raccorda les quelques anecdotes qui avaient servi à maintenir sa présence dans la maison. Mais j’avais l’impression que des ombres s’avançaient. Je m’élançai pour ouvrir la porte et je vis des créatures hideuses qui se concertaient. J’activai en abondance toutes les lumières, lanternes et néons. Les guirlandes électriques s’illuminèrent, je braquai des torches, dehors s’entendaient quelques cris de terreur poussés par des enfants que des gobelins prenaient déjà pour cibles. Se sont-ils fait prendre les défunts des voisins ? Il y a eu tant de morts dans les allées de cette résidence tranquille, si souvent accablée par le deuil que les résidents craignaient le jour de sortie des âmes poursuivies par leur gardienne.

Toutes les allées avaient été préparées, des lampions suspendus aux crochets des poteaux, des lampadaires vibrant de frise floutée, des flambeaux accrochés à toutes les portes des maisons, des veilleuses sous les porches, des gourdins fluorescents destinés à dissuader les intrus, des brassées d’aubépine, de sauge et de lavande pour éloigner les mauvaises créatures, des carillons à vent qui tintent, les habitants prêts à se défendre avaient bien fourbi leurs armes. Des musiques effrayantes s’échappaient des lucarnes aux rebords couverts de mousse luisante et de fenouil anisé. Si la Faucheuse venait à passer dans cette allée, avec sa faux et la horde de ses travestis, elle verrait les rangées de combattants agglutinés aux fenêtres et aux portillons faisant fi des griffes et des crocs des assaillants.

Je le regardai avec beaucoup de tristesse. A quoi pensait-il, penché à cette table, engoncé sur cette chaise ? On se mit à chanter en se passant les plats, on fredonna un air qu’il nous avait appris, de ces airs si doux, si lents qu’il aimait nous faire partager comme le bout de pain qu’il émiettait alors que des liasses de requiem s’amoncelaient sur la nappe. Sa main si fine sortit de la manche élimée, effrangée, sa main gantée de mitaines noires prit quelques bouchées de fromage et de sauce tartare. Je me souviens de ces aliments favoris qu’il mangeait toujours en premier. On lui parla de tout, de ce qui avait changé depuis sa dernière escale. On lui dit qu’à chaque passage des avions dans le ciel strié de brumes, on se demandait dans quel pays il avait atterri et s’il s’était bien acclimaté. On lui demanda s’il avait trouvé un logis à sa mesure et si des amis plein de bienveillance étaient venus lui offrir leur amitié. On lui dit que c’était sûrement une vie nouvelle, une vie qu’on n’arrivait pas à imaginer. On l’informa qu’en écoutant quelques préludes qui laissent planer l’ombre permanente de la mort, on avançait vers son repaire, qu’en lisant quelques poésies et quelques récits de voyageurs qui ont abordé ces rivages, on embarquait vers cette péninsule qu’on cherchait encore à fixer sur une carte. Était-ce sous terre ou là-bas vers la grotte où l’emmène Charon le passeur ?

A ces mots, il se leva comme affolé, le temps était probablement venu pour lui. Il aurait voulu rester, je le vis à son regard qui fit le tour de la pièce où il avait grandi. Il se précipita rapidement vers la sortie comme s’il avait peur. Il fallait rentrer, retrouver la barque qui l’attendait, son voyage se terminait, il ne fallait pas qu’il rate le rendez-vous, il serait rattrapé, enchaîné par les soldats de l’embarcadère.

Il se retourna, il fit un geste rapide de la main, si timide, si plein de gratitude que l’apaisement vint s’installer dans nos âmes.

Au revoir, mon frère.


31 octobre

Ginette Flora

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2 Comments


Fournier Viviane
Fournier Viviane
Oct 29, 2023

De la vie à la mort à la vie ...c'est beau, Ginette ... beau ! "Les morts sont libres " J.P Sartre


Il se retourna, il fit un geste rapide de la main, si timide, si plein de gratitude que l’apaisement vint s’installer dans nos âmes."

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Merci , Viviane.

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