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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

Les balises des brumes

Dernière mise à jour : 8 oct. 2023



Tashar voyait venir les brumes qui bientôt descendraient si bas sur le sol qu’il lui serait pénible d’avancer. Il se sentait déjà flotter, il était entré dans l’épaisseur fumante du tissu opalescent qui masquait l’ultime lumière. Il ne se fiait plus qu’a son radar intérieur qui lui indiquait la direction qu’il avait si souvent empruntée.

Aveuglé par les voiles nébuleuses, il ne ralentit pas et s’enfonça en serrant plus fort contre lui le corps de Kylie. La jeune femme ne respirait plus. Il voulait l’éloigner des lieux qui les avaient séparés. Leurs deux peuples, d’abord décontenancés, hostiles puis ouvertement haineux à leur égard, avaient eu raison de la douceur qu’ils avaient tous deux apportée. Les tribus resserrées autour de leur courroux n’avaient retenu que la hardiesse avec laquelle Tashar et Kylie avaient transgressé les lois de leurs communes allégeances.

Tashar portait Kylie vers le puesch qui avait longtemps abrité leur rencontre. Kylie s’échappait de son village en contrebas sur le plateau pour le rejoindre sur le podium là où ils se sentaient préservés. Perchés sur des hauteurs qui les affranchissaient de toutes les indignités, ils avaient trouvé un havre de tranquillité. Tashar venait de la région voisine aux paysages plus heurtés en rochers et en blocs granitiques. Chez lui, il ne manquait pas de rochers et de lits de cailloux couvrant le sol vaillamment revêtu par une herbe clairsemée que des arbustes parvenaient à tromper en poussant leurs racines à s’incurver, à contourner l’obstacle, à trouver un terrain d'entente. Saxicoles et lapidicoles remontaient la terre et faisaient éclater leur vie d’herbe itinérante.

Ils s’étaient souvent réfugiés devant la porte pleine de verdure. Ils avaient observé avec ravissement des millefeuilles et des armérias se mettre à foisonner. Une plante d’un vert foncé les avait tant étonnés que par bravade, ils s’étaient demandés pourquoi les femmes du village apportaient des bouquets de tiges dorées qui fleurissaient sur les rondins de bois encadrant des petits autels sacrés où elles faisaient leurs dévotions.


« Elles prient pour avoir une belle descendance, elles parlent en secret à l’organisateur du monde parce qu’elles ont senti la vie et qu’elles veulent continuer ! » avait dit Kylie tandis que Tashar la serrait contre lui, de plus en plus angoissé chaque fois qu’une quinte de toux brisait la santé de Kylie.


Le mal avait grandi dans l’ombre pendant qu’ils avaient continué à unir leurs secrètes attentes sur la terre surélevée où des brouillards venaient nourrir leurs tourments. Les moutons broutaient au loin, les cris de quelques animaux qu’ils attribuaient aux habitants invisibles des vastes étendues d'espace vacant rompaient leur quiétude. Tous deux, allongés dans l’herbe, se recueillaient sur le promontoire, se sentant un moment détachés de leurs tribus et seuls devant l’immensité qui les enveloppait.

Les forces telluriques se réveillaient parfois. Tashar avait pressenti le fatidique instant. Il ne voulait qu’une chose, donner à Kylie une sépulture sur laquelle la terre s’amoncellerait, grandirait et chanterait à chaque saison la forte vibration qui les avait unis. Ce serait son véritable deuil, celui auquel on ne s’accoutume pas mais que l’on conduit noblement jusqu’à lui donner une raison d’être. Il voulait retrouver Kylie au contact des promesses de la nature, dans les éléments vrais qui ne les avaient jamais dénigrés.

Les brumes les avaient longtemps couverts et les avaient protégés des regards malveillants.

Il veilla sur elle, immobile, presque devenu pierre parmi les pierres, l’oiseau s’en étonna et s’approcha. Peu à peu des plantes sortirent du sol là où l’humidité laissée par les larmes de Tashar permit une nouvelle éclosion de genévriers.


La mort de Kylie plongea les deux tribus rivales dans le désarroi. Ils craignirent la colère de leurs dieux. Quand le temps changea, devint orageux, violent, quand un ouragan se mit à vociférer la foudre de ses imprécations, ils y virent un acte de vengeance de leurs divinités. Ils aperçurent la silhouette fantomatique d’une femme chercher sa maison dans les ténèbres épaissies de voussures cireuses. Des plaintes, des vagissements montaient des brumes comme des appels qui suppliaient qu’on vînt la chercher. " C'est une fée emprisonnée dans la roche " s'écrièrent certains qui, à force d'en exhumer les souches en firent une trainée poudreuse de légendes.

Ils se barricadèrent dans leurs superstitions, leur pensée s’échafauda autour de quelques convictions distinctes. Il fallait en premier lieu chasser l’ire des éléments déchaînés : calmer les dieux, porter le deuil de Kylie, remonter la piste de pénitence qu’elle avait prise pour s’enfoncer dans le lointain.

Ils érigèrent des menhirs, les firent transporter et couvrir le plateau où elle avait fui. Ils firent dresser des blocs de granit aux lieux où elle avait fait halte, ils groupèrent quelques pierres pour marquer l’épuisement de Kylie. D’autres menhirs auprès de tertres funéraires furent placés le long des ornières et le terrain devint comme un cimetière où les âmes aimaient se retrouver les jours de tourmente brumeuse, au milieu des prairies rognées par les moutons.

La distance entre les deux villages fut marquée par un débordement de rochers, de très hautes masses monolithiques dressées vers le firmament en quête d’une clémence et d’un apaisement convenu. D’autres rochers s’asseyaient plus trapus comme si chacun d’eux avait gravé un message dessus, un sceau marqué par une émotion capable de traverser la carapace minérale du granit. Tashar avait travaillé sur un balisage, avait disséminé des pierres qui menaient à la tombe de Kylie. Il ouvrit la voie au pèlerinage.


Des années passèrent, des siècles, des temps primitifs aux temps modernes puis contemporains, le plateau vit des randonneurs se recueillir devant les hautes pierres. Les plus étonnés des visiteurs, avides d’en connaître la signification, cherchèrent à retrouver la motivation qui poussa les premiers hommes sédentarisés à jalonner leur territoire.

Les pierres libéraient toujours une pensée, on ne pouvait les voir sans chercher à savoir. Il devait bien y avoir une raison pour que des hommes traînent des tonnes de rochers depuis les sols granitiques pour venir les déposer sur un plateau calcaire, aride où ne poussaient que des graminées, des poacées mâchées par les brebis.

Les paysages de granit dans un paysage calcaire, une rencontre sidérante voulue avec ténacité et avidité, une union de la part lointaine à la part manquante.

Les silences et les gestes étaient l’apanage des premiers hommes, leur langage se limitait à des borborygmes et leurs cris s’accrochaient aux éléments naturels qu’ils utilisaient pour parler de ce qu’ils éprouvaient. Ils prenaient à la roche massive, immobile, pérenne le substrat qu’elle dégageait pour laisser une empreinte durable des événements qu’ils avaient traversés. Le chuintement du ruisseau, ils lui prirent son chant nostalgique. L’arbre secouait ses feuilles avec frénésie, poussé par un vent impitoyable, ils y virent dans leur chute et leur renaissance le moment où laisser leurs craintes et leurs colères pour apprendre l’attente et les beaux jours.

Leurs sentiments, leurs émotions, leurs peines, leurs joies, comment en parler ? Les rochers le leur murmurèrent dans la rugosité de leur puissante bonté.


De nouveau, d’autres hommes vinrent sur le plateau, reprirent le sentier des brumes en s’arrêtant devant les pierres, en méditant sur les raisons de leur présence car ils pressentaient et appréciaient la qualité de cette présence sans savoir comment la nommer.

Le paysan venu d’une autre terre avait accepté de monter des pierres de son territoire sur d’autres terres différentes des siennes. Il avait apporté la variété de sa terre pour combler le plateau famélique qui ne possédait que des tumulus funéraires, bombant les prairies de leurs formes ovoïdes couvertes de mousse et de chardons ; cirses et armoises y avaient aussi élu domicile.

Les fleurs avaient toujours leur maison aux bordures dorées, le millefeuille vivait toujours.

Les menhirs de la Cham des Bondons témoignent d’un passé magique et mystérieux, un lieu sacré, entretenu par ceux qui succombent à l'héritage laissé par une nature aux vertus surnaturelles.

Tashar et Kylie et après eux, d’autres assurément, ont vécu sous les effets occultes des pâquis où sylvains et lutins se réconfortent. D’autres encore sentent confusément l’attrait des pierres, leurs ondes bienfaisantes.

Une sensibilité, une vie spirituelle se dégage des menhirs du plateau lozérien.

Septembre 2023 Ginette Flora



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6 comentarios


Colette Kahn
Colette Kahn
12 oct 2023

Un récit qui nous emporte dans un monde resté secret... nous ne savons pas (plus) entendre les murmures des pierres...

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Leur présence imposante , leur présence silencieuse , leur permanence ..... Fascinant !

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Fredoladouleur
Fredoladouleur
08 oct 2023

Les roches conservent en leur sein la memoire des ans et des hommes... C'est un des grands mystères de l'Univers. Aussi, ceux qui n'ont pas le respect des sépultures et l'indispensable humilité face aux roches ancestrales sont immanquablement appelés à sombrer dans l'oubli....

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Oui, Fred , c'est tout à fait ainsi que je comprends les pierres.

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Fournier Viviane
Fournier Viviane
08 oct 2023

❤️ Magnifique , Ginette ...


"Leurs sentiments, leurs émotions, leurs peines, leurs joies, comment en parler ? Les rochers le leur murmurèrent dans la rugosité de leur puissante bonté. "


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Merci beaucoup, Viviane.

C'est une rhapsodie qui sinue sur le plateau des genêts et des bruyères.

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