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Les bijoux de la Vouivre


Il pleuvait dru. Quand il pleuvait dans cette région voûtée par les montagnes mordues par les sapinières, il fallait prendre ses jambes à son cou pour ne pas être surpris par quelque sombre créature abandonnée par l’imagination fertile des habitants habitués à prendre pour argent comptant  les visions de chacun. C’était s’enfoncer dans le dédale des sentiers de tapis globuleux ou se rapprocher d’une cascade libérant son humeur vindicative sur les cailloux affleurant l’onde malmenée qui gesticulait.

 Je me jetai sur une roche en pensant pouvoir atteindre le léger fléchissement de la berge de l’autre côté du bouillonnement colérique de la rivière. Les tôles d’un refuge dégoulinaient  sous les trombes de pluie soudain violente.  Mais  c’était sans compter sur le dos visqueux  de la roche, mon pied dérapa et je fus propulsée dans les flots.

 Ai-je eu la force de crier ou de réagir ? Je sentis qu’on m’agrippait et m’emportait et que mon corps battait l’air hostile, mon corps aux membres flageolants ne répondaient plus. Flasques, ils se laissaient prendre.

 Puis ce fut l’obscurité totale. 


J’aurais voulu affronter une bête fauve et en finir avec l’existence, j’aurais voulu chuter davantage dans un vertigineux ravin et tourner dans le néant sans conscience, libérée de la lourdeur que j’avais dans ma tête. Mais je me trouvai face à une étrange créature.

 Elle se lavait dans les eaux d’une source au clapotis langoureux. Nous étions enfermées dans une grotte d’où s’élevaient des appuis creusés à même la roche pour permettre d’atténuer la verticalité des murs.  D’où venait la pâle lumière  qui semblait provenir de torches naturelles accrochées aux parois des frondaisons ? La créature essorait ses cheveux qu’elle venait de dénouer  et de frictionner.  Je ne la voyais que de dos.

 Même dans la pénombre  et dans la lueur jaune renvoyée par les perles rousses et beiges incrustées dans les murs rocheux, elle avait des gestes enveloppants. Quand elle levait les bras pour dégager ses cheveux, elle gardait l’autre bras replié sur sa poitrine. C’était la lenteur étudiée  de chacun de ses gestes qui me réveilla complètement de ma léthargie. Je compris que je retrouvai toute ma lucidité. Je me recroquevillai en moi-même, la femme au port délicatement protégé, frottait son épaule avec un gant de feuilles. J’étais transie,  grelottante et je serrai autour de moi une pelisse de poils de chèvre qui sentait encore l’échine tondue de l’animal. Je repérai mes vêtements sur un autel empierré posé sur des poutres d’où s’ébattaient des épiphytes. Des souches fendues soutenaient des ballots dépecés, dégorgeant des sacs de jute et des étoffes de lin. Des cordages gisaient, des ossements et des linceuls, derniers bandages d’une croisade.


 Je tentai de me lever. Elle se retourna et je vis combien elle était fermée. Par un treillage de lierre qui lui partait du bas du dos jusqu’au creux des jambes. Un bustier d’algues  couvrait ses épaules. Elle me fixait avec une telle intensité que je me figeai.

 Elle sortit de l’eau frémissante de bulles. Des frissons me couvrirent jusqu’à la racine de mes cheveux  mais elle s’avançait lentement en reposant son regard noir sur mes yeux que je tentais de réduire à ne contenir qu’une neutralité pacifique. 

Je la vis prendre une cape en écailles dont elle se vêtit. Puis avec précaution mais avec une habileté qui dénotait un usage régulier, elle se ceignit d’une couronne où une escarboucle rouge grenat glissa sur son front, diffusant une singulière lumière. La grotte en fut éclairée. Des lueurs rouges jaillirent des parois hérissées de roches fissurées.  L’eau en fut éclaboussée, des faisceaux de rayons orangés creusaient les nappes d’eau souterraine comme si un pays s’ouvrait au-dessous des eaux.

Je reculai instinctivement lorsque la créature s’approcha. On eût dit qu’elle revenait des eaux, d’un empire inconnu, enfoui, oublié dans le fond des pierres. Elle s’en fut ramasser mes vêtements et me les tendit. Ils étaient secs. Combien de temps avais-je été plongée dans un sommeil comateux ?

Je lui tournai le dos  et sans ôter ma couverture de laine brute, je me mis à enfiler un à un chacun de mes vêtements, les premiers à même la peau,  les seconds qui  me donnaient une contenance et quand je me sentis couverte et cloisonnée, je fis glisser la couverture. Je l’entendis me dire :


–   C’est ainsi que je m’habille. Lentement je me recouvre mais ici dans la grotte je peux me découvrir. Personne ne me regarde jusqu’à ce que tu viennes.

–    Qui es-tu ?  lui demandai-je sans me retourner.

– Comment le saurais-je ? On m’appelle la vouivre. On peut aussi bien m’appeler autrement que je n’aurais pas pu me défendre.


 Le long de mon dos s’aplatirent quelques gouttes de frayeur. J’avais entendu parler de la vouivre, de la légende, je me persuadais qu‘il ne s’agissait que d’une légende. Je m’étais perdue sous l’orage, je devais reprendre ma route. Elle m’interrompit comme si elle avait lu dans mes pensées.


–  Non, tu ne repartiras pas. C’est trop facile de s’enfuir sans écouter ce que tu penses chaque jour et que je sais.


 Je me retournai d’un geste brusque. Une volte-face qui plissa mes cheveux, tira sur les fils des boutons de ma chemise et ma veste s’écarta dans un petit crissement, des papiers firent leur bruit de crécelle dans mes poches. Je cherchai mes chaussures invisibles, mon sac, introuvable. La créature était ma seule porte de sortie. Je devais pactiser avec elle.


–  Je dois rentrer mais que fais-tu seule dans cette grotte ?

–  Je l’ai trouvée en tombant dans un gouffre. J’ai exploré. Il y a des endroits rescapés du temps,  intacts, des endroits où l’on peut se laisser aller à parler.

–  Je dois partir.


Je sentais bien que je me répétais et que je l’agaçais avec mon peu de conversation.

 Elle était par contre impulsive, emportée, prête à se défendre, à convaincre son auditoire comme dans un prétoire. Les voix résonnaient, se renvoyaient l’écho dès qu’on haussait le ton.  

 Elle toucha la pierre précieuse  de son front. L’escarboucle brilla plus fort.


Nous étions arrivées dans une salle éclairée par des jets de lueurs diffusées par des figures minérales qui semblaient se mouvoir dans les anfractuosités du massif  calcaire.


– Je suis tombée dans ce gouffre qui est un véritable pays  d’eaux, de pierres et de  salles vides,  comme si seuls les cailloux, les murs râpeux, vivaient une histoire pendue à leurs stalactites.  Je leur ai  confié la mienne  et ils comprirent aussitôt. Je découvris qu’ils gardaient un trésor. Viens, tu verras que nous avons tous un trésor et que nous ne le savons pas. Un trésor inutile, si vieux, couvert de furoncles mais convoité pour sa valeur marchande. Une de ces valeurs qu’on fixe au gré des époques et des caprices de la bourse.  Je l’ai vu souffrir ce trésor d’être resté avachi dans une malle couverte de moisissures. Je l’ai vu et entendu qui m’interrogeait. J’ai voulu en savoir davantage, j’ai pris le pli d’écouter ses réminiscences si profondément ancrées dans les  corridors des cavités de la grotte.


– On m’a oubliée, me dit la broche en or.


– De quel or t’a-t-on vêtu pour que le métal te pèse ? lui demandais-je souvent.   Elle semblait souffrir de toutes ses ornementations, voûtes, arches, ondulations, courbes et virgules, une pléthore de figures surchargées, tellement baroques,  amoncellement de strates, combien d’années avaient passé  sur leurs couleurs ternies ?

 

 La vouivre ondulait de détresse. Elle me fit faire le  tour du propriétaire. Le gouffre était une brèche dans la montagne, je compris que la vouivre n’en occupait qu’une partie et que la  cavité était plus profonde et plus encaissée.


– Je n’avais plus envie d’aller plus loin, continua la vouivre en me montrant l’espace qu’elle s’était aménagée auprès des malles. Je n’avais pas encore compris que les malles avaient une importance marchande. Des mécréants ont cherché à s’introduire pour en dérober les pièces de monnaie.  Je les abattis un à un et l’histoire s’enflamma comme une trainée de poudre. On me surnomma d’un nom hideux, on me donna un visage inhumain et je devins l’animal fabuleux  de la région.


– Et cela dure depuis combien de temps ?

– Je ne sais plus.


 Je devins livide. Allais-je finir comme les malheureux qui avaient tenté de percer le secret de la grotte ?  La vouivre devança une nouvelle fois mes pensées.


– Mais toi par contre, tu cherches l’histoire du coffre et non les objets contenus dans le coffre. Il n’y a pas de parchemin ni de grimoire. Tu ne verras que des colliers, des anneaux, des torques, des amulettes aux effigies de créatures dont j’ignore l’existence. Tu verras des pierres de toutes les clartés qui lancent des éclairs mais ce ne sont pas des éclairs de joie ou de bonheur. Il y a une telle tristesse  sur chaque pièce des bijoux depuis que je leur ai parlé un  soir pour leur révéler que le monde extérieur n’aura de cesse de vendre  leurs parures  à un prix exorbitant pour payer les intérêts de leur négoce. Je leur raconte ce que j’ai vu lorsque je pouvais sortir sans être agressée. On avait déjà tenté de me prendre mon escarboucle. Il a payé de sa vie l’impudent qui l’a fait !


Il faisait si sombre dans la grotte. La vouivre s’échauffait, sautait d’épisode en épisode, le récit gagnait du terrain, avalait les étapes et tombait comme des gouttes du plafond humide. Les sources formaient des flaques qui se solidifiaient pour devenir les piliers de la mémoire.


– On ne parle pas de ces choses. Est-ce pour cela qu’on les cache ?


 Elle me regardait. Je n’avais aucune réponse à lui donner. Je voyais que l’obscurité était la seule vraie compagne de ces lieux.


– Mais elles sont voraces, les pierres précieuses, elles s’accrochent à la peau qui les portent. Les bijoux n’ont plus voulu me lâcher.  Chaque fois que je refusais de veiller sur elles, je devenais leur prisonnière, les feux s’éteignaient et je ne retrouvais plus la sortie du gouffre. La grotte se refermait sur moi, j’étais emmurée.


La vouivre était au bord des larmes. Le drame s’intensifiait, elle avait  une voix qui enflait et se répercutait dans le fond de la grotte.


–  Le prix de ma liberté, je le compris très vite, c’était de les aimer ces pierres rutilantes. J’en pris quelques unes avec moi pour pouvoir déambuler à mon aise  et en retour, elles me couvrirent de pouvoirs. Je pouvais me transformer à ma guise,  en serpent, en dragon, en monstre marin, pour éconduire les malfaiteurs,  les profanateurs, les pilleurs.


Je pensais encore une fois à la légende qui courait dans ces contrées mais la vouivre me racontait une histoire hors du temps. Elle parlait du noyau de la terre, du socle  qui porte une étrange vérité qui se transmet au moyen d’objets longuement travaillés, dans la pierre, dans le calcaire, dans la roche. Un être gémissait doucement, solitairement, ne s’avouant ni vaincu ni vainqueur, un corps rapiécé, accepté  dans ce qui pouvait être de beau et de laid  et qui sans pleurer vraiment, laissait couler de longs ruisseaux de gammes redondantes.

 Je retournai à ma place près de la souche, là où je pouvais échapper au regard perçant de la vouivre mais elle me tenait entre les anneaux de sa ceinture.


– Pourquoi refuses-tu de voir la réalité ? Tu savais qu’il y avait un trésor enfermé dans un coffre. Tu l’as laissé car tu  attendais le jour où l’on t’appellerait. Et qu’as-tu trouvé  ce jour là ?  Rien.


 Je hurlai :


–  Rien, oui, rien, il n’y avait rien  comme si on m’avait effacée après m’avoir donné la clé qui ouvrait ma place dans ce monde.   Tout a été subtilisé, bassement volé. 


 La vouivre expulsa sa vérité :


– J’ai tué le premier qui a voulu prendre mon escarboucle. Le bijou que je porte à mon front, rouge du sang versé par les malheurs, donne des armes pour me défendre. Mon collier porte une pierre verte qui m’empêche  d’oublier que j’habite aussi sur cette terre où on a voulu me chasser.


– Je n’habite nulle part, dis-je soudain, libérée de mon mutisme.


 La vouivre me tendait la perche pour que les eaux souterraines irriguent ma forteresse.

 Elle continuait de  se confesser.


–  J’ai ourdi ma vengeance,  j’ai laissé la haine prendre toute la place de mon corps. J’ai suivi les traces  laissées par les impies. J’ai versé le poison qui les fige dans leur infamie. J’ai séduit pour ôter à l’ennemi l’envie de me circonvenir. Mais le trésor est toujours dans les malles et je ne suis pas guérie  de la damnation qui les condamne. Ce n’est pas un  trésor, c’est la croix d’un destin. 

  

 Je sentis la vouivre s’approcher avec la lenteur d’une couleuvre et son souffle brûlant se répandre derrière moi, trop près de moi. Je fus galvanisée mais la terreur avait disparu. Je reconnaissais la voix comme si c’était la mienne, comme si dans cette voix, il y avait beaucoup de mes propres inflexions.


–  Ils n’en voulaient qu’à ma pierre, qu’à mes parures pourtant artificielles. J’attendais qu’on me lise un poème, qu’on m’offre une fleur et en attendant, je le fis moi-même. Je m’offris des fleurs en les dessinant. J’écrivis des poèmes en me les lisant. Lorsque je partais le soir dans les forêts  et qu’on me surprenait en habits d’animal fabuleux, sorti des pages de leurs légendes, j’espérais qu’on me vît autrement avec mon cœur qui palpitait, avec ce que j’avais en moi et que je ne savais pas nommer.


  Ma curiosité, mon intérêt  pour ses paroles accrurent. Elle avait une voix qui me surprit. Il y avait une soudaine tristesse dans l’évocation qu’elle faisait de ce qui lui avait manqué. La chaleur d’une main sur le creux de son épaule, à l’endroit où une seule pression pouvait guérir  de toutes les angoisses, elle en devinait la grâce. Je le sus quand  un silence tombé entre deux aveux prestement repris et refermés s’en fit le légataire.  La chute d’une ombre sur la pâleur de sa joue rampait dans le tremblement de ses paroles que je bus avec empathie.  « Un regard qui frôlerait le mien » … elle s’arrêta … elle en guettait toute l’étendue de ce que je pouvais comprendre. La vouivre savait que lorsqu’on entre dans la grotte sauvegardée, on n’en  sort plus car on a passé  le seuil de la gravité. Elle quémandait l’inestimable trésor du regard posé sur son visage. Elle cherchait la pierre précieuse, l’autre, celle pour laquelle on ne quitte plus le pays où elle s’y trouve.  

 La vouivre ne voulait plus du temps : «  Il n’y a rien dans le temps quand on a découvert ce qui nous délivre du temps.   Raconte-moi !  ».


 Je fus ébranlée et je la regardai. Comment savait-elle ?


–  Je ne sais pas.

– Si !  Tu le sais et tu ne sortiras pas d‘ici si tu ne me le dis pas. Tu resteras prisonnière toi aussi.


 Que pouvais-je faire ?  Je lui dis la douceur  du vent qui  ouvre la porte dérobée, je lui dis qu’une fois ouverte, on est seul à en connaître le lieu, à savoir l’ouvrir et fermer et que ce n’est pas une clé qui en est le mystère mais une invisible ombre qui accompagne nos pas.  Je lui dis la caresse d’une voix, quand elle repousse la douleur, je lui dis qu’on l’entend  venir au moment où l’on se sait près de chuter. Je lui dis que c’était comme un enchantement. Je  lui dis qu’on peut être saisi par une autre sorte de pluie, celle qui  sans s’expliquer, frémit de joie en recevant une invitation que l’on poursuit à travers champs comme si une luciole  ne s’allumait  que pour soi, juste pour soi.


- C’est la musique, l’étrange musique  qui t’aide à traverser les rivières en crue.

–   A traverser quoi,   puisque le temps n’existe plus !

–  A traverser toute ta conscience pour ne laisser vivre qu’un appel. Cet appel te délivre de tout. Il revient sans cesse, tu ne peux le fuir ni l’éviter.  C’est comme s’il ne te quittait plus.


 La vouivre ne savait pas pleurer. Ses longs combats avaient tari la source de son cœur. Son ruisseau, elle ne l’entendait plus. Ses sanglots, elle aurait voulu les répandre comme une cascade claire, bondissante, rayonnante.  

 Je le lui dis. Elle voulut que je le lui redise avec d’autres mots mais de mots, je n’en avais plus. J’avais atteint le moment où tout se tait et se vit dans un autre regard.

  

Je ne sus jamais comment je me retrouvai sur mon sentier de retour. Je voulus revoir le gouffre de Poudrey, là où l’on dit qu’une femme s’était égarée, avait chuté dans un gouffre et en est restée prisonnière, condamnée à ne sortir que la nuit où elle fut prise pour un être maléfique sorti de la mythologie  régionale.

 Je vis la cascade  brillante, criblée de points lumineux comme si des gemmes échappés du trésor souterrain, venaient palpiter sur les crêtes lumineuses de la source  retrouvée.


Ginette Flora

Août 2024  

 

 


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2 Comments


Magnifique, Ginette, j'avais lu cette légende même je l'avais étudiée et sous tes mots, elle prend une richesse magique ... merciii " Je lui dis la caresse d’une voix, quand elle repousse la douleur...." Superbe !❤️

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Je me suis souvent demandée si les légendes ne viennent pas de récits vécus qui, ressassés à travers les temps, se transforment et nous livrent une version édulcorée.

Et c'est la brèche qui ouvre la voie à toutes les interprétations !

Bonne reprise, Viviane.

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