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Les "Homo Algus" des Marais de Séné


Il me regardait, ses orbites sombres de terre accumulée envoyaient de mystérieux messages et c’était parce que je pouvais les entendre que je m’arrêtai. Lui, il me dévisageait.  

Je poursuivis mon parcours sur le pont qui grinçait. Le long des herbes, dans la boue des marais, il était apparu et me fixait.

Une onde de tristesse m’envahit. Dans son regard, il n’y avait rien de brisé, il se présentait simplement.


J’accélérai mon pas mais son ombre me suivait. Je me retournai, je crus qu’il bondissait sur moi, je me raidis mais il ne bougeait pas.  Il voulait me rejoindre, faire un grand pas, s’approcher.

 «  J’ai pour toi des brins d’herbe, des bras de joncs, mes mains sont de la couleur de la boue et de la vase mais je porte la douceur des racines comme ton espérance, comme tes égratignures. Qui es-tu ? Toi que je guette, toi que j’attends. »

Il se pencha jusque dans l’eau, il se prosternait. Cela me trancha le cœur. Toutes ses loques, tous ses haillons dégoulinèrent de sève retenue. De sang, il n’en n’avait pas. Il donnait ce qu’il avait, il cherchait de tous ses doigts rabougris, les feuilles flottant dans l’eau croupie. De toutes ses mains grises, il prenait les grumeaux flétris dans les  flaques verdâtres. Les alismas balafraient sa joue émaciée, les acorus à ses pieds déchirés le gourmandaient mais il tenait à me donner ce qu’il avait dans les mains, l’eau qu’il avait recueillie pour moi.  

 «  Tout est là, vois-tu, dans l’eau,  sur les berges d’une terre qui se libère. C’est là que je vis au milieu des carex. Si tu savais les fleurs que l’on trouve dans les jointures des marais, tu viendrais sans hésiter. Pourquoi as-tu peur ? Mes guenilles ne sont pas les tiennes. Je porte les brindilles, les calices, les racines que j’ai ramassées, je les  remets dans leur berceau et je leur donne la place qu’elles demandent. C’est ainsi que viennent les fleurs que tu aimes. Viens voir les iris, les euphorbes, les lobelias.

Viens voir la vie sauvage et la douleur de ton visage s’en ira. »


Il me raconta ses postures effondrées quand l'amertume et le désespoir s'emparaient de ses graines qui ne donnaient plus signe de vie et qu'il cherchait à leur insuffler l'envie de voir l'eau saumâtre et les prairies humides où les oiseaux nichaient par centaines.

" Des batailles, j'en ai connues pour me libérer de mes chaînes et je me révoltai dans l'eau glauque et putride. Ne laisse pas tes combats te détruire. "



Je le revis dans les marais, vêtu d'herbes et d'une cape à franges s'effilochant et se perdant dans les plantes qui tapissent les berges des marais, cet univers de prés salés, de mosaïques humides où vivent faune et flore et quelques créatures des étangs.

Il attendait que je lui laisse un dernier regard. Ce n'était pas une rencontre fortuite. J'étais venue comme appelée par un air mélancolique que jouait un oiseau des Marais de Séné.



Les Marais de Séné et l'Art éphémère


Près de Vannes, dans le Morbihan en Bretagne,  se trouve la réserve naturelle des Marais de Séné où des centaines d’oiseaux  d’espèces différentes y ont trouvé un espace totalement propice  au silence tandis que  la vie de la flore et de la faune se développent avec toutes les caractéristiques inhérentes à ces lieux de mosaïques de prés salants  et de  prairies humides.  

En juillet 2016, la sculptrice Sophie Prestigiacomo, une artiste plasticienne, fait surgir dans les marais salants les " Homo Algus ", huit créatures accroupies ou couchées dans les herbes et dans les eaux. Elle inaugure l’Art éphémère dans un espace naturel exposé.

En 2012,  elle avait proposé deux sculptures qui ont provoqué l’intérêt des visiteurs. Forte du succès obtenu,  l’artiste en fait ainsi six autres à mesure que la demande grandit.  

 Ainsi en 2016, sept  sculptures font irruption et en 2017 la huitième se positionne dans les marais.  

 Ce sont des sculptures éphémères qui évoluent au fil des saisons et de la météo. Le soleil les assèche et leur peau craquèle, la pluie les écorche et leur enlève la peau de sorte que l’artiste leur redonne vie jusqu’à leur disparition  à la  fin de l’année 2017 où elles sont toutes retirées.

Leur construction a nécessité une longue préparation tant de l’outil lui-même que du matériel végétal utilisé, boue, terre et algues.  

A partir d’une armature métallique qui présuppose la posture de la sculpture, une composition de boue et d’algues recouvre le métal.

C’est la rencontre de la nature avec l’humain et c’est le sens que voulait donner l’artiste à son œuvre. Elle laisse la nature parler à travers des créatures surnaturelles qui délivrent un message avant de disparaître.

Le long du circuit pédestre de la réserve naturelle, les sculptures nous regardent avec curiosité. Au contact des changements climatiques, elles se métamorphosent et pour les visiteurs qui ont eu la possibilité de les voir en leur temps de surgissement, ce fut une magie de couleurs dans les tons vert et ocre que les lueurs du crépuscule  floutaient avec avidité.  

 

 Mon texte est une fiction où j’imagine me trouvant aux prises avec ces sculptures.


Septembre 2024

 Ginette Flora

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9 Comments


Colette Kahn
Colette Kahn
il y a un jour

Quel voyage, Ginette. Je suis revenue encore et encore sur ces sculptures d'autant plus fascinantes qu'elles ont disparu. Certaines m'ont mise mal à l'aise mais pas ton texte qui me les a mises à distance.

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Colette Kahn
Colette Kahn
il y a un jour
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Merci pour cet éclairage, Ginette, et bonne soirée.

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Elisabeth Rolland
Elisabeth Rolland
il y a 2 jours

Beau conte bien illustré par ces statues très belles et originales. Un voyage magique dans le temps et dans l'espace qui stimule l'imagination. Merci Ginette

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Ginette Flora Amouma
Ginette Flora Amouma
il y a 2 jours
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Il y a parfois des moments qui laissent en nous une caresse soyeuse d'éternité.

Bonne journée, chère Babeth.

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parseghian.viviane57
il y a 2 jours

magnifique, j'ai tout adoré, ton texte qui envole, les sculptures étonnantes, l'histoire de cet univers ...Merci, Ginette ... superbe en grand !❤️

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Ginette Flora Amouma
Ginette Flora Amouma
il y a 2 jours
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Je suis contente d'avoir partagé cette découverte . J'ai été moi aussi terriblement emballée !!

Il y a des trésors partout et surtout pas loin de chez nous, Viviane !

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Fredoladouleur
Fredoladouleur
il y a 3 jours

Ton texte surnaturel et prenant comme les photos des sculptures de Sophie Prestigiacomo m'ont immanquablement rappelé la créature des marais (The Swamp Thing) personnage de DC comics adapté au cinéma en 1982 par Wes Craven. Bien évidemment la maison Marvel Comics possède également sa créature des marais, l'Homme-chose (Man-Thing) qui a également eu droit à son adaptation cinématographique en 2005 sous la houlette de Bret Léonard ! Découvrir les "Homo Algus" des Marais du Séné à dû être à l'époque une rencontre artistique des plus troublantes et originales ! ^^

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Ginette Flora Amouma
Ginette Flora Amouma
il y a 2 jours
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Tu nous fais une rétrospective instructive sur les productions qui ont pu être faites sur le sujet des créatures des marais. Je ne connaissais pas les deux films que tu cites.

Le sujet a été exploré en effet de diverses façons et voir d'autres géants surgir des Marais de Séné en a dû effrayer quelques uns ! La nature n'a pas dit son dernier mot ! Ce matin, pas de pluie !

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