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Les jardins suspendus

Dernière mise à jour : 22 oct. 2023



Il passa la soirée dans sa grotte, se mit à déballer ses boîtes à repas, les lunch boxs de Deva son assistante pouvaient rivaliser avec les mets proposés par l'industrieuse activité de la ville des gamelles livrées d'un bout à l'autre des quartiers surpeuplés par les affairistes des entreprises. Il avait aussi un thermos rempli d’une infusion de thé vert, trois minutes de frisson du breuvage puis retirer la souche et boire à petites lampées, un plaisir qu'il s'accordait en ne pensant qu'à suivre une route imprécise. Il marmonnait à haute voix, commentant ses gestes, récitant le mantra des conditions d’usage, déformation se dit-il des gestes qu’il accomplissait dans son dispensaire.

La nuit profonde, pointillée d’étoiles le fixait. Assis au seuil de sa grotte, il repensait aux jours qui l’avaient jeté dans les péripéties les plus noires de sa vie. Il avait reconquis sa colline dévastée par la mousson à tel point que nul ne s’y approchait plus. Il avait patiemment nettoyé la terre, replanté les herbes dont l’adage le plus couru était que leurs vertus maintiennent en vie, éclairent la nuit et pansent les blessures. Il choisit d’abord les plus coriaces, le gingembre et le basilic. Il alla ensuite s’approvisionner en feuilles de « cari » et de menthe. La vie en effet ferait le reste, les plantes étaient accrocheuses, elles repoussaient, se remettaient à vivre une fois leur racines profondément mises en terre.

Il avait passé ses quelques moments de pause entre deux consultations pour s’intéresser au jardinage et aux propriétés médicinales des herbes du jardin.

Quelques ouvrages de cultures sur terres calcaires prônaient aux côtés des ouvrages de médecine. Son assistante n’en releva pas l’incongruité, elle cherchait elle aussi à l’aider à surmonter ses soucis quotidiens.


La nuit s’était tassée sur lui comme les pattes d’un animal venu adoucir l’humeur de son maître. Il lui vint l’idée que Djibril pouvait bien se trouver dans les parages mais le chien avait quelques absences. Il rentrait, las, penaud, se couchait aussitôt sur sa paillasse, le poil tombant, la tête engoncée entre ses pattes soudain dolentes. L’air saturé de silence invitait Ashok à se taire. Il ne pouvait rien faire contre les coups toqués à la porte du cœur. Cette science, il ne la connaissait pas et se demandait s’il existait des bienheureux qui en avaient approché le sens ou la plus infime notion. A l’entendre ce bruit poussé par une énergie qui ne se laissait pas trouver mais seulement imaginer, il tomba dans le regard compatissant de la nuit. Les étoiles brillaient, brins de satin argentés. Elles renvoyaient la parfaite résonance des souffles qui le traversaient. C’étaient des torches qui ne laissaient voir que leur flamme vacillante. Alentour, il y avait le temple de l’obscurité vêtue de sa pulpeuse et sombre pèlerine. Comme ces forteresses ouvertes pour toujours qui ne se fermeraient jamais même au plus fort coup de boutoir d’un adversaire aigri.

Il ne pouvait rien pour Djibril. Il voulait tout faire pour Djibril mais n’osait le tirer de sa torpeur tant la plaie du cœur saignait en silence et dans la solitude, l’animal vivait sa phase d’hébétude et de complétude, de ravissement et d’effroi. Il se voyait dans le regard de Djibril.


Il n’avait pas de nouvelles de Mohini depuis quelques jours, ce qui signifiait pour lui quelques décennies de temps, il ne comptait plus, n’en connaissait plus les ondulations qui l’élevaient sur de folles crêtes de liesse comme elles pouvaient aussi le jeter dans des ravins de chagrin et de désolation. Quelle en était la datation de ce qu’il vivait dans l’invisible déchirement d’un grondement fastueux, perpétuellement désigné comme une sentinelle au bord d’un vaste courant qu’il ne comprenait pas ? Parfois, il se sentait transporté dans les grottes des premiers temps de l’histoire humaine. Il aimait se demander ce que les premiers, ses aînés avaient vécu mais quand tout avait-il commencé ? Tout avait-il commencé par un développement d’atomes ? Lui aussi était le premier homme à découvrir la colline, ses écrasements comme ses renaissances.

Il pensait à ses longues années de patient labeur sans qu’il ne se départît de l’objectif qu’il s’était fixé. Pas un jour sans qu’il ne se demandât d’où il venait. Ses parents adoptifs n’en savaient pas plus et il était l’enfant de deux cultures, Alain pour certains, Ashok pour d’autres.

Il changea de place. Ses pensées le bousculaient, ses jambes demandaient à être dégourdies. Il se mit à arpenter sa colline, descendit les pentes pour voir le doux clapotis de la mer, la pelisse brune d’un velours chatoyant. Les couleurs changeaient chaque fois qu’une étoile s’y plongeait. Il se déroba à toute intrusion mais il ne pouvait se soustraire à l’appel grandissant d’une voix qu’il entendait sans fin car il n’était jamais seul. Une voix lui parlait sans hésiter, sans craindre le poids des réticences, sans jamais fuir l’infatigable percée que cela supposait. Il aimait y suspendre le sifflement clair de son hautbois, il se laissait prendre à croire qu’une personne l’avait entendue, en connaissait les notes et la recomposait afin que la mélodie ne cessât jamais.

La lancinante peine, comme un adagio, dura quelques jours avant que Djibril et Ashok ne décident de s’ébrouer et de reprendre du « service ». Ce fut une décision exemplaire. Ils se regardèrent et se comprirent. La vie continuait.

Les malades affluaient, Ashok ne soignait que les organes vitaux, physiques et organiques. Les labyrinthes du cerveau, les neurones mis à mal par les sursauts de mal-être ou de bien-être, il ne voulait pas y toucher. Non pas qu’il répugnât à pénétrer un jardin secret mais cela s’avérait être un repaire qu’il aurait eu l’impression de trahir, et du même coup trahir sa propre caverne, une sagesse acquise qu’il pommadait pour ses blessures mais qu’il ne savait pas transmettre.


Deva, un matin, vint lui adresser une étrange requête :


– J’ai ici un rendez-vous hors de nos procédés, pris par Mr et Mme Ragavidan pour une affaire qui n’a rien de médical. Est-ce que je le bascule sur votre carnet de rendez-vous privés ?


Ashok sentit un avertisseur lui siffler dans l’oreille.


– Ils se disent souffrant d’un mal inconnu ?

– Justement ils ne disent rien du tout. Ils veulent juste vous voir.

– Le rendez-vous est à quelle heure ?

– En fin d’après-midi et bien après vos rendez-vous professionnels. Ces gens veulent vous voir pour une affaire privée.

– Renvoyez-les en leur donnant un rendez-vous en ville.

– Là aussi, c’est bizarre. Ils veulent un rendez-vous dans la cité où vous œuvrez. Ils ont bien dit dans le « slum ».


Ashok se sentit propulsé à une allure météorique dans des galeries des suppositions. Il butait sur le nom paraphé. Il l’avait déjà vu sans savoir où et c’était ce qui commençait à le rendre nerveux. On frappait à la porte de son destin.

– Acceptez mais précisez que j’ai d’autres rendez-vous plus conformes aux canons de mon centre médical.


Deva approuva et s’en fut sans broncher. S’il y avait une personne attachée à tout faire pour faciliter la vie du docteur, c’était bien elle. Elle le vénérait à l’instar des divinités impassibles qui ornaient les façades des temples. La différence était qu’elle savait rester dans les rangs qui lui étaient assignés. Le maître était dans son fief et Deva veillait sur l’entrée avec sévérité. Elle se promit de lancer ses sbires sur la piste des Ragavidan. Un nom qui lui rappelait vaguement un fort ascendant, une puissance, une tendance à se croire au-dessus des lois. Un monstre, se dit-elle, un monstre de suffisance.


Quand Ashok reçut les Ragavidan, il avait pris soin de garder sa blouse blanche et son stéthoscope autour du cou. Il les recevait à contre cœur dans son domaine où les seules visites permises étaient celles de ses patients. L’entretien fut de mauvais augure d’entrée de jeu. Ashok resta froid, distant, à demi mutique, on aurait pu s’attendre à ce que ce fut lui qui prît les rênes de la conversation. Il n’en fut rien.

Dottie Ragavidan se répandait en louanges, vantait ses capacités à fournir un travail de grande qualité et si près des populations démunies. La formule avait été bien travaillée en amont. Jusque-là aucune faute. Ashok eut une prémonition. Après bien des banalités de circonstance sur sa présence dans le bidonville, sur les difficultés qu’il rencontrait, il y eut une chute dans la discussion.

Ashok essaya de la relever en s’enquérant de leur santé.


– Nous allons bien. Nous sommes les parents de Mohini.


Ashok n’eut aucun froncement de sourcils, ni rictus du visage, ni raidissement de muscles.

– Oui ? S’il s’agit de l’actrice en vogue, vous êtes les heureux parents d’une belle personne.


Il y eut un silence. On n’était plus à déballer des cartons de courtoisie.


– Nous savons que vous êtes son meilleur ami. Nous sommes venus vous dire que nous serions prêts à l’accueillir. Un drame nous a séparés mais vivre loin de notre descendance n’est pas concevable pour nous.


Ashok évita de ramener ses pensées lugubres et pragmatiques, se garda de leur dire que des dizaines d’enfants vivaient sans savoir ce qu’était une descendance.


– Ne véhiculez pas des mots dont vous ne connaissez pas le sens. Vous êtes dans mon cabinet de médecin. J’aurais accepté de vous recevoir et de croiser le fer avec vous en ville, là où vous avez vos pénates. Ici, je ne peux pas parler de Mohini.


Et il se leva pour leur signifier que l’entretien était terminé. Les Ragavidan, père et mère repartirent, lui la haute taille marquée par une soudaine courbure et elle la mère, brusquement mutique, drapée dans ses étoffes flottantes et enveloppantes. Quelque chose de Bollywoodien s’était introduite dans la cité. L’image le frappa une nouvelle fois. D’abord la fille, maintenant le père et la mère. Ce drapé, ce châle chargé de symboles, posé comme un parement liturgique sur les épaules, c’était une image obsédante qu’il ne pouvait repousser, l’image transperçait la peau. Une lame lacérant sa poitrine, n’eût pas rendu une douleur plus cuisante. Il resta figé devant son bureau, un filet de sang s’écoulait, goutte à goutte depuis le cerveau jusqu’à la pointe de ses orteils, ravinée par l’artère principale, celle qui irrigue la colonne et retient la silhouette. Il eut mal du crâne à la cheville, tout lui devint blessure, morsure, coupure.

Il entendait les pleurs de Mohini dans son subconscient. Il en était meurtri, il recevait jour après jour la peine de la jeune femme par rasades d’un cours d’eau timide, apeuré. Par quel insondable canal, il se l’était toujours demandé, car les pleurs coulaient librement en lui comme si elles y avaient trouvé leur place pour s‘épancher, c’était la crispation douloureuse de son être qui se révoltait et brûlait comme une torche sur un brasier. Un flot de bourdonnements, des cascades qui le malmenaient, il refusa le geste instinctif de sa main qui repoussait des larmes qui allaient poindre. Il renversa un dossier, il claqua un tiroir, ce n’était pas de la rage, il ne désespérait plus depuis qu’il soignait les éclopés stoïques en leur ouvrant un ciel où le seul credo accepté était de rire et de s’épanouir.

Des vagues puissantes de fureur rugissaient et déferlaient, un monde dantesque surgissait en lui. Il voyait enfin ce qui était enfoui, ce qui avait été nourri, ce qui avait grandi en lui, tout un enchevêtrement de lianes et de végétaux sur lequel il avait marché sans savoir que la jungle lui avait inoculé la sève, la giboyeuse montée de la bombance dont il s’était alimentée à son insu.

Elle se montrait, crevant sa toile, le malmenant, le désossant, lui qui s’était cru à l’abri dans sa cuirasse de savant sustenté aux syllogismes et aux dissections millimétrées.

Les années ne meurent pas. En elles, un autre temps se dilate qui apporte une douceur indicible, une précieuse qualité d’air et de couleur qui l’instruisait précisément quand il se savait impuissant à l’atteindre.

Il ne lui restait qu’à la sentir pénétrer dans l’espace de sa personne puis de l’espace qu’il occupait alentour jusqu’à faire reculer les remparts qui obstruaient sa vue. L’invincibilité de cette énergie le laissait solitaire pour la contempler dans sa robe bleutée ; pour l’entendre surnager sur les vagues lasses ; pour la voir déformer les plages quand elle préférait se jeter langoureusement à ses pieds en lui ramenant la main qui se tendait.

Longtemps il regarda le sable jonché de coquilles brisées, de feuilles d’algues nouvelles d’or cassé. Il en découvrait de belles espèces les jours où il s’accordait une randonnée de temps lorsque blotti sur un roc, il attendait que revienne s’écrire sur le sable ce qui s’était effacé au cours de la nuit.

Dans les hameaux des Vosges, dans les cols de l’Alsace, la vie s’écoulait dans les sifflements des vents de montagne et les brusques chaleurs des étés. C’était dans un village entouré de forêts et de sommets arrondis en forme de ballons qu’Ashok avait passé une enfance tranquille auprès des montagnards, bergers et artisans, fermiers et travailleurs du bois de ce temps où on l’appelait Alain. Il avait appris à connaître les animaux de la ferme, à les soigner, à s’attacher à reproduire des gestes répétitifs mais rassurants qui l’enracinaient dans une terre. Son luxe, c’était de voir les habitants vivre d‘un labeur éreintant mais réconfortant et quand le vent fraîchi par les ciels glacés venait caresser son front d’un léger passage mutin, il ne se sentait pas seul. La mélodie de l’air parfois ombrageux, le souffle insistant du bruissement sur son visage, il les connaissait comme on aime voir s’approcher des amis. Il avait appris le travail des mains auprès d’un père parti trop vite, le laissant auprès d’un grand-père inconsolable qu’un mutisme emmurait dans de longs silences à tel point qu’Alain apprit aussi à « faire silence » auprès d’un vent bavard et d’un air frisquet, d’une forêt conversant à mi-feuilles et des monts peu loquaces. Sa mère suivit peu après l’homme de sa vie auprès de qui elle était restée sans jamais se retenir de dire ce qu’elle voulait que cela fut dit. Il avait toujours gardé en lui l’image de la main de sa mère se posant sur le bras de son père quand tous deux atteignaient un point de mésentente. Il n’avait jamais rien su de ce que ses parents avaient dû traverser comme épreuves et même quand il les avaient vus s’isoler, le lendemain ils les retrouvaient guéris et lui, pouvait entamer sa journée dans l’émerveillement de l’étoile perdue, tombée sous le rocher des orchis.

Quand il n’y eut plus rien à voir, son grand-père avant d’expirer à son tour lui prit la main pour lui livrer le dernier secret des aubes blanches, « Tes racines sont au pied d’autres montagnes, qui dominent les plaines du Dekkan, c’est dans cette terre qu’il te faut chercher si tu veux retrouver quelque chose ou seulement comprendre tes interrogations. »

Alain s’engagea pour le compte d’une cause humanitaire. Avant de partir, il remonta le ballon de Guebwiller lentement en se remémorant toutes les fois où il avait passé du temps avec la petite faune et la flore sans jamais se demander nullement si un jour viendrait où il quitterait les lieux de sa mémoire.

Il accepta de répondre à l’appel si longtemps retenu qui lui venait de derrière les sapins, de plus loin que les sommets aux pentes escarpées. Il accepta de venir au devant des blessures des habitants du monde. Il suivit les affectations qu’on lui attribuait. Il demanda de prolonger la dernière, la colline l’avait capturé. Il comprit qu’il avait achevé le parcours circulaire de sa vie, il revenait à ses collines et celle de la cité lui avait révélé son itinéraire. Un événement le terrassa et il fut tenté de se rallier aux travaux des biologistes, embarrassés par les irruptions du hasard, qui refusent qu’un destin pût les figer et proposent à chacun de choisir entre « Le royaume ou les ténèbres. »

Mohini avait brusquement surgi dans son univers de lune et de crevasses. Elle le fit dans un tonnerre de couleurs et un torrent de larmes. Ce fut le grand chambardement.


– Et depuis, je ne cesse d’être « chambardé » lui disait-il quand il la voyait.


Kali, la fidèle suivante des beaux comme des mauvais jours, qu’il consultait comme un oracle, avait répondu à ses inquiétudes :


– Elle va bien mais elle est dans un état que je dirais de « solitude avancée ». Elle se cherche aussi, elle repose son cœur. Elle l’interroge en allumant une lanterne tous les soirs. Une flamme brûle en elle. C’est un travail avec elle-même, une scène intime qui se passe en elle où elle doit répondre à elle-même, cet esprit qui la met en situation de réfléchir. Elle viendra quand elle aura résolu son équation.


– Dites-lui que la quête du sens à donner à sa vie tombe dans un terrain miné, déjà ravagé et désert et je ne veux pas qu'elle attrape froid.


Kali regarda longuement l'homme impassible qui semblait ne rien donner de lui-même mais qui vouait sa vie à relever ses semblables de leurs infirmités.

Depuis l’arrivée de la jeune femme dans sa vie de pénitent couvert de la détresse humaine, Ashok se dérobait au mouvement journalier de l’horloge des jours en prenant chaque jour le temps de penser au feu d’artifice qui crevait le ciel et lui donnait l’accès à un royaume.

Elle était son royaume, elle venait de nulle part, elle tombait, elle était tombée en lui. Il lui fallait traverser une autre colline, passer au-delà des apparences dont on l’avait couvert et qu’elle avait déchiré en une seule caresse de son écharpe de mousseline.


Il reçut un message d’elle qui lui demandait de la rejoindre dans le parc des jardins suspendus.

Elle l’attendait entre l’éléphant artistiquement taillé par un savant élagage du feuillage transformé en sculpture végétale. Le jardin excellait par sa topiaire. Elle n’avait pas choisi le dinosaure ni Zéraf la girafe ni le singe, elle avait préféré attendre auprès de l’éléphant, lenteur et force, pesanteur et présence, imposant et prévenant, sans attrait mais sensible jusqu’à la trompe.

Tout le conduisait avant qu’il ne l’atteigne. Le soleil exultait, il n’entendait plus le léger badinage des oiseaux sur les branches des arbres ni leur façon de lisser leurs plumes comme on accorde un instrument. Il vit la place qui s’ouvrait comme préparée par quelque divinité dont il ne voulut pas connaître le nom mais seulement savoir que même le sacré s’éloignait pour lui laisser tout l’espace que demandait son attente pour s’y loger. Il la prit par son sourire quand il la vit. Il la saisit par l’iris de ses yeux quand elle eut un élan qu’elle maîtrisa et qu’il rattrapa. Et puis il y eut le déferlement de ce que le cœur avait longtemps compressé.

– Je voulais absolument que tu voies ce jardin suspendu. Je savais que cela te plairait.

Il lui sourit, il n’avait envie que de l’entendre, de la voir, de la savoir auprès de lui.


– J’ai pensé que cela te rappellerait les jardins suspendus de Babylone.


Il hocha la tête et le langoureux poème de la nostalgie s’infiltra en lui. Le vent cousit un ourlet sur les brindilles des arbres pour leur faire une coupole. La vue troublante de la mer d’Oman arrivait à peine à les extraire de leur immersion dans l’histoire qu’ils se racontaient.


– C’est un thème très romantique que la nostalgie. Nabuchodonosor souffrait de voir Amytis son épouse si mélancolique. Il pensa que d’avoir quitté les vertes collines de son pays natal l’attristait beaucoup. Des forêts de cyprès et de fleurs comme des roses, des tulipes et du safran, point du tout dans l’aride pays du prince qu’elle avait suivi. Il fit construire pour elle d’incroyables jardins en terrasses suspendus et aménagés de telle sorte que des canalisations d’eau maintenaient en pleine luxuriance les plantes et les fleurs qu’il avait fait apporter et planter. C’est un peu ce que tu cherches à me dire, non ?


Ashok eut un regard qui n’en finissait pas de la tenir dans ses prunelles où il lui laissait lire ce que son cœur disait. Mohini battit des cils :

– Je me suis toujours demandé d’où tu venais et pourquoi tu ne m’en parles jamais.

Les jardins suspendus devint un long voyage où ils se plurent tous deux à descendre le cours de la mémoire. Au loin des barques de pêche aux coques peintes jetaient leurs filets en espérant prendre des rascasses. Le vent souffle, le bateau tangue, la houle abonde dans un sens pour rejeter d’anciennes images et quand elle se retire un moment, elle évacue un temps qui soupire.

Les pécheurs rentraient dans la fin de l’après-midi avec des pomfrets et des sarangas qui iraient frétiller, enrobés d’épices dans les poêles des ménagères. Chaque marche à monter menait vers les beautés promises. Le prince avait prévu des réverbères, des lanternes dans les palmiers, des jarres croulaient de lotus. Ils se raccrochèrent aux filets des rampes d’escaliers, les marches en pierre accentuaient la rusticité des jardins pour en atténuer le luxe étincelant. Amytis avait souhaité des végétaux à même la pierre, des plantes qui grimperaient sur ses pensées et lui rendrait un peu de l’humus qu’elle avait quitté.


Le vent apporta l’iode de la mer. Ils émergeaient.

– Tes parents sont passés me voir. J’ai été un peu froid avec eux.

Mohini dit doucement :


– Tu ne seras jamais froid s’il n’y avait pas eu un temps qui a fait que tu devais l’être.

Cette envie de tout donner à la personne qui fait visiter un ciel, cette envie, il la prit dans ses mains, dans ses yeux pour les absorber et en être repu au point d’éclater sous l’excès et en laisser expulser la démesure pour le monde autour d’eux.

Démesure chez ce souverain comme les nababs qui construisaient des paradis. Entre toutes leurs charges, les obscurs choix à prendre, les pièges à éviter, les accords à traiter, les décisions à parapher, Nabuchodonosor en construisant les jardins n’avait vu qu’une sortie de route qui menait à un enchantement.


– Oui, c’est un peu cela, Mohini. Au milieu de tout ce que je fais, quand je viens vers toi, c’est comme si j’obéis à un autre destin. J’ai suivi un labyrinthe et je suis arrivé à vivre une éternité.


Mohini ne dit rien. Elle écoutait, avide, buvant chaque intonation, chaque inflexion de la voix qu’elle entendait si souvent dans sa coque de chair et de sang. Auprès de lui, elle venait chercher elle aussi sa part d’éternité.


– J’aimerais passer la soirée sur ta colline et revoir Djibril.

– Hum ! On a déteint sur Djibril. Il est malheureux !


Ce ne fut pas seulement leur rire qui secoua les franges de l’horizon, fit éclater les jointures du ciel. Ce fut aussi le cristal des pendeloques d’or de l’azur s’entrechoquant dans les lueurs du crépuscule.


Septembre 2023

Ginette Flora

( 7ème épisode de " L'homme des collines ")



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2 comentários


Fournier Viviane
Fournier Viviane
23 de out. de 2023

❤️Magnifique, Ginette, un crescendo d'émotions ...des jardins qui respirent et laissent le lecteur, emerveillé ... j'ai adoré !

" Cette envie de tout donner à la personne qui fait visiter un ciel, cette envie, il la prit dans ses mains, dans ses yeux pour les absorber et en être repu au point d’éclater sous l’excès et en laisser expulser la démesure pour le monde autour d’eux."

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Ginette Flora Amouma
Ginette Flora Amouma
23 de out. de 2023
Respondendo a

Merci beaucoup, Viviane.

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