C’était l’été, l’invraisemblable été en macramés et pavements bleutés. Des exhalaisons de fleurs assiégeaient le soleil repu, couché, rayons étendus sur les fruits trop mûrs. Son jus gouttait sur les bords des lèvres charnues du schiste. Les fruits aux noms révélateurs d’une évasion circulaient. Les loquats, disait-on, les pommes cannelle, les kakis, les tangerines orangées participaient au vertige des sens.
Elle aurait voulu repousser le ciel tant il était proche et entreprenant. Le sable s’enfonçait sous les pieds à peine poncés, criblés de grains furetant même dans les ongles. La vague vigilante venait rappeler qu'on ramasse les zestes sans vie des fruits pressés et goulument aspirés. Et puis se diriger ailleurs là où des montagnes se profilaient.
Le soir en fermant les rideaux, Nelly entendit les premières morsures d’une musique brève, une brusque agitation survenue du lointain. Elle fixa la crête d’une écume qui se maintenait en lévitation pendant une demi-seconde avant de se rabattre sur la plage.
Elle passa la nuit à se demander si elle n’avait pas confondu la voix de la mer avec les bruits venus du centre animé où se trémoussaient les vacanciers.
Pourtant elle avait bien reconnu les premières mesures qui soutenaient une harmonique sur le clavier d’un piano qu’elle repoussait dans les limbes de son rêve. Elle se mit à répéter les notes en tapotant sur les doigts comme si elle craignait de perdre leur harmonie puis elle se remit sur son séant en fixant la chambre.
Y avait-il un piano repoussé dans un angle du mur ?
C’était la question qu’elle posa en premier à l’accueil, le lendemain quand elle prit son petit-déjeuner dans la salle commune où le buffet local attirait toutes les fringales avec l’incontournable variété de coupes de fruits.
– La musique, vous dites ? Genre qui effraie ou genre plus doux ?
– Genre mélancolique de toute beauté.
– La beauté est mélancolique, Madame.
– Hier soir et ce matin, j’ai été réveillée par un « lento ». Cela a duré une quarantaine de secondes mais les notes m’ont suivie.
– L’île est réputée pour ses brusques éruptions musicales. Vous pourrez marquer cette particularité dans vos commentaires. Les retours d’avis sont souvent convenus, fades. On se plaint du bruit, du folklore, des randonnées ou bien l'on s’extasie pour les mêmes causes, folklore sublime, cris supportables, bruit d’enfer bref estival et excursions appréciables mais jamais personne n’a parlé d’une mélodie venant de la mer.
– Par qui ma chambre a-t-elle été occupée avant moi, je veux dire qui était le précédent vacancier ?
– Un jeune homme, trentenaire. D’ailleurs il avait la manie de disparaître dans la journée mais il revenait. Il a fini par repartir. Mais c’est vrai qu’il acceptait de jouer du piano quand on lui proposait d’animer nos concerts. C’était un véritable prodige. On aurait dit qu’il n’avait fait que cela toute sa vie. Il tenait quelques mesures de sa main gauche qui répétait la tonalité du thème tandis que la main droite exprimait les différentes nuances de sa joie de jouer du piano. Venez assister à nos soirées, on ne sait jamais ce qui peut arriver, un musicien qui se dévoue, un danseur qui a besoin d’un peu de musique pour sa chorégraphie. Il y a une base qui est programmée mais on est très friand de quelques intermèdes saillants qui donnent vraiment le « la » de nos soirées.
Nelly venait d’arriver pour un séjour dans l’île aux majoliques. L’accueil et le soleil constituaient à eux seuls la fanfare sympathique qui laissa couler les imprévus. Elle n’était plus qu’une silhouette au milieu des familles de vacanciers et d’enfants survoltés.
La piscine fut envahie sans attendre d’être couvée comme si elle n’avait été que la raison d’être de l’échappatoire sur les îles posées comme des larmes de verdure sur les abîmes marins. L’accroche publicitaire récoltait ses fruits. Les piscines aux fonctions variables qu’un carnet de voyage permettait de sublimer, miroitaient sous le ciel d’un bleu que la vue buvait pour en approcher le goût par les lèvres, les yeux ne pouvant plus d’en être assouvis. La mer vibrait, ondulait comme des arpèges pianotés sur le clavier de l’écume.
Nelly passa ses premières journées à délaisser les carreaux majoliques de la piscine pour s’engager dans la crique voisine et voir l’eau encercler ses pieds et se retirer ensuite dans un bruissement irrésistible.
Elle se remplit de la frénésie des vagues. En se retirant, la mer laissait de menus cailloux, des algues gauches, laitues de mer, coquilles et fragments de carapaces d’animaux aquatiques. Buccins et gibbules émergeaient des affaissements de l’océan qui déposait son chuintement.
Quelques mitres apparaissaient pour le plus grand bonheur des enfants qui remplissaient leurs seaux de cônes et de cérithes. Un triton amorçait une causerie et le jeu des questions s’engageait: « Mais d’où viennent les étranges animaux sous marins ? ».
Aux heures les plus tranquilles, les nautiles s’échouaient. Des buccins et des cauris s’aventuraient à faire escale. Entre les algues rouges et les posidonies, le sable dessinait le navire qui avait transporté des animaux aquatiques pendant plusieurs milliers d’années. Le sable s’efforçait de reconstituer l’étrange voyage du fond des mers avec le nautile en tête.
Pendant une seconde, elle crut entendre un air vivace comme si on libérait quelques notes joyeuses sur les touches centrales d’un clavier.
La silhouette penchée d’un pianiste sur son instrument s’afficha sur la clarté d’un ciel à peine crocheté de nuages. La crique en fut baignée. Témoin d’un univers marin, céleste, terrestre, la crique formait une sorte de refuge. Combien de joies envolées avaient été restaurées pour répondre à l’embrasement du ciel lumineux, à la cadence d’une mer éperdue, aux appels d’une terre de montagnes où des villages se nichaient à l’ombre des oliviers et des amandiers ?
L’animateur parlait de visites d’églises, de monastères et de grottes. « La région en est sertie, ce sont ses joyaux. Les différentes périodes de l’histoire de l’île ont laissé des vestiges de plusieurs cultures mauresques, gréco-romaines. L’art et le folklore se sont développés au contact de toutes les aspirations. »
Les visites se firent selon des horaires qui auraient pu rebuter certaines personnes peu enclines à se réveiller trop tôt le matin mais dans l'ensemble, les plus férus de sensations fortes répondaient présents. On commençait par de courtes visites, il s’agissait de se mettre dans le « mood » dit l’incroyable vacancière qui sous son chapeau de paille grenat et son livre de tourisme, glorifiait sans discontinuer les beautés des lieux. Même le sentier qui allait de la chambre à la salle de sport avait une ligne dithyrambique dans son missel. Nelly s’ingénia à la semer. Le groupe au parcours balisé trouva une onction de repos dans l’autobus pour poser les inévitables accessoires de survie.
Puis le carnet de voyage indiquait des sorties plus élaborées, ce n’était plus la visite de l’artisanat local ou les tréteaux des marchés ouverts. Les aventuriers étaient embarqués pour une odyssée en région souterraine. Le flic floc des stalactites dans le lac souterrain réveilla les mesures d’une musique insistante. Les gouttes de pluie en tombant des sabres rocheux ressemblaient au tapotement de la pluie sur les carreaux. Toutes les excursions, toutes les visites dans les villages semblaient se dérouler comme une pièce musicale.
Une ombre jouait du piano, refaisait cent fois les mêmes harmoniques, travaillait sur quelques notes comme pour ajouter une impression nouvelle, étirait une note ou la faisait bondir et tressauter et c’était un frisson qui remontait le long du dos. Les volets verts des maisons s’ouvraient pour attraper la lumière. Comme des tableaux achevés et exposés, les arbres enlaçaient les toits de maisons au faitage de tuiles rouges, aux murs de grès, aux murs couleur d’argile, de terre fléchie de courbes longeant des sentiers qui semblaient ne jamais finir et inviter à les suivre dans l’obscurité de l’insondable fuite du temps.
Le long des plages, entre les algues dégoulinantes, les coquilles éclatées vidées de leurs entrailles, les débris des mémoires ressassaient encore leur thrène dans le reflux d’une mer infatigable, quels noms auraient-ils voulu trouver, quels visages auraient-ils voulu connaître quand des voix déferlaient en de mystiques appels houleux ? La visiteuse était poussée hors de ses tombes.
Nelly résistait à l’envie de modeler un mot à l’encre des flots, à l’or de la lumière, à la glaise pâteuse et friable du sable. Il y avait la crainte de voir s’évaporer l’énoncé, la pensée retenue mais tout repartait, les vagues chassaient d’autres vagues et la pensée qui avait du prix repartait dans la symphonie du néant. Les chromes du ciel vacillaient sous le poids insoutenable des sollicitations. Du bleu, elles passaient au mauve, une teinte nimbée de songes comme si elles répondaient à des concerts privés. Un prélude joué autrefois s’assurait de la maintenir dans cet état qu’on aimait, d’être avec la terre et la mer, les enveloppant tous deux de son éternelle jouvence.
Nelly découvrit que des existences passées hantaient encore les lieux qui avaient absorbé leur passage et qu’elle s’en approchait, gagnée par la plénitude de l’endroit. Elle se sentait comblée par le regard qui la contemplait avidement jusqu’à ce que la sérénité vienne la remplir d'une rassurante pulsation. Elle avançait vers un être complet qui lui tendait la main. Fallait-il attendre pour la prendre ? Fallait-il oser s’avancer vers la pression d’un sacre absolu qui se dirigeait sans fin sur les lignes de l’horizon ?
La mer ronronnait un bruissement continu qui agissait comme le feulement d’un chant primitif. Elle se confia, les mots de son esprit arrivèrent comme des psaumes écrits par la conscience. Elle s’ouvrit, soulagée de laisser partir le soupir d’un abandon, du silence qui l’avait toujours habité.
Le soir, elle ne tirait jamais tout à fait les rideaux pour se persuader que des mesures cristallines, douces venaient tapoter à sa vitre comme des appels d’un monde surnaturel, à part, venu l’emmener. Voudriez-vous monter sur ma partition et finir la mélodie jusqu’au bout du clavier ? Elle s’asseyait au bord d’une croche, s’unissait au pli qu’elle froissait entre ses mains et sur le piano qui avait existé, elle savait qu’un être inquiet, prévenant avait retrouvé son instrument et l’étreignait à s’en craquer les phalanges.
Les excursions avaient le goût de l’évasion repensée quand marcher ne devenait plus qu’un mouvement du corps et que la coque du cœur se vidait et battait du risque de disparaître.
Les randonnées tournèrent mal comme si une halte était nécessaire pour vivre avec les soubresauts de la terre.
L’autobus qui leur fit faire une visite guidée au village, creva un pneu. Le chauffeur les abandonna devant une fontaine, un arbre vieux d’années innombrables trônait au centre d’une place pavée d’où partaient des ruelles et des allées exiguës. Des regards inquiets les fixaient derrière les meneaux des fenêtres. On lorgnait l’inconnu. La buvette accueillit les assoiffés d’évasion, juste étonnés par la tournure que prenait leur programme. Le chauffeur demanda de l’aide. Les aventuriers prêtèrent main forte. L’air chauffé au vin blanc de l’île, montait à la tête. Nelly voulut envoyer des cartes, laisser des mots se débrouiller pour sortir du village, trouver un bureau de poste et prendre le transport que les mènerait à bon port. Le retour ne fut pas non plus de tout repos. Il y avait trop d’histrions dans le ciel, ils étaient tous descendus leur voler leur douce tranquillité. Hilares et radieux d’avoir joué un tour cocasse, ils jubilaient. Fallait-il en rire ? Le vertige les guettait, l’hallucination aussi et l’un des vacanciers tangua sous la charge, tourna de l’œil, tomba sur l’aspérité d’une roche, se blessa, se foula la cheville et se recroquevilla en gémissant. Ils réussirent à le remettre sur pied mais il finit par retomber une deuxième fois, se foula l’autre cheville. Il fallut le ramener en le portant à tour de bras. Ils apprirent à poser une attelle de fortune. Ils ne rentrèrent pas. Ils restèrent dans le plus proche village et ce fut une nuit qu’ils n’oublièrent pas car elle vint les endormir et les fouiller de ses gemmes étoilées qui faisaient scintiller leurs paupières. Les villageois les entraînèrent dans une danse frénétique, révélant une autre forme d’éternité, celle qui complète, laissant la mémoire sans aide au bord d’un abîme que Nelly mourut d’envie de connaître.
Elle se mit à penser à l’existence d’un espace inconnu et qui vient à soi sans qu’on puisse lui refuser d’avancer. Il vient comme les notes de musique mûrissant dans le livre d’un vent qui ne s’inquiète pas.
Elle entendit les pas d’un voyageur solitaire, elle entendit la tristesse d’une âme porteuse d’une vie couvée, dorlotée, alimentée de songes pour la voir toujours renaître et ne jamais s’assoupir.
Quand ils retrouvèrent leur logis qui surplombait une crique du haut d’une falaise rocheuse, ils s’arrêtèrent un moment comme s’ils atterrissaient sur une terre reconvertie de bâtiments aux lignes épurées, agencées en harmonie autour de piscines aux formes géométriques.
Le lendemain, quelques gouttes tombèrent puis plus rien, comme chassées par le belliqueux soleil sorti en trombe d’un nuage pour former ses escadrons de chasse et le voilà qu’il éloigne les importuns dans un fortin verrouillé aux lames des rochers !
Nelly avait eu le temps d’entendre le tapotement d’une note obstinée contre sa vitre. Cela mouillait le cœur avec la redondance d’une note revenue égrener un chagrin égaré.
La mer reparlait à l’infini d’un chant heurtant les tympans de la houle venue de loin pour y déposer une foule de pressentiments. Elle ne voulut pas les dénombrer, une pièce musicale s’en était emparée et avait retrouvé les balancements de sa mélancolie.
Le premier arpège était le bon. Il n’y avait rien à changer. Les exercices de remise en forme ramenaient les esprits à la sueur de la terre, à des préoccupations plus triviales. Entre les séances de gymnastique, "les molto allegros" et "l’agitato" des vagues qui bavaient d’écume, Nelly ne voyait plus les heures passer.
Il n’y avait plus d’heures, il y avait un "largo", une infinitude que les jours aimaient porter sur une musique qui semblait venir des volets repeints d’un vieux monastère.
Elle refaisait plusieurs fois par jour les couloirs qui reliaient les chambres aux salles centrales. L’étroit passage menait à la mer dans une calanque abritée de tout regard. De quel regard ? Il n’y avait aucun regard hormis celui du ciel ouvert comme des bras qui attendaient qu’on s’y jette.
Le jour s’amplifiait, la nuit y tombait sans le mortifier. C’étaient de longs jours qui se suffisaient, elle comparait les jours au labeur de la mer. Les vagues s’effondraient sur le sable puis se retiraient.
La merveille des merveilles, c’était de déchiffrer ce qu’elle avait déposé. Elle courut rattraper l’eau en fuite comme si c'était le dernier morceau de musique oublié entre les couloirs d'une abbatiale. Il n’y avait plus qu’un dernier jour.
Le musicien ne s’interrompait pas. Il avait pris ses habitudes. La dernière visite était pour un monastère. Le guide en rappelait les particularités. Il avait abrité des personnages illustres venus se ressourcer à la lumière originelle. En riant, le guide rappela que pour certains, il y eut parfois la " goutte d'eau" bénéfique car elle fut à l’origine d’une inspiration devenue mythique.
De longs couloirs à visiter, des chambres monacales conservées jusque dans leur première sobriété. Dans l’une d’elles, un piano en était le luxe et dans d’autres, des étagères gardaient quelques ouvrages fatigués et sur les murs, des portraits rappelaient le pinceau romantique d’un peintre.
Il lui sembla entendre les bruits cadencés causés par les doigts sur un clavier, l’irrépressible mélancolie d’un balbutiement jamais enterré.
Nelly avait entrepris cette escapade pour revoir le monde et ses ruades, des galops dans les prairies, des duels dans les cours en ruines, des palabres incompris. Elle aussi vivait dans un enclos que ne dérangeait que la pluie ou la chute d’un message dans la boîte aux lettres.
Le rire venait la visiter avec des bouquets de parfums neufs, des joies l’apprivoisaient comme l’écureuil qui avait fini par s’installer non loin d’elle. Et tous deux se regardaient à travers leur cellule rebâtie. Elle crut comprendre la raison du monde, de la mer et de ses abysses, du ciel et de ses échasses, de la plage et des cimetières marins.
Elle côtoyait un inaltérable dialogue avec ceux qui allaient mourir. La danse des vagues leur était momentanément offerte. Ils voulaient en vivre les transes avant de rentrer finir leurs jours dans leur grotte d’obscurité bourrée de stalactites. Un lac clapotait doucement, se couvrant de zébrures vertes ou rouges quand un concert organisé élevait son incantation et jetait sa vibration à la surface de sa litanie salvifique.
Juillet-Août 2023
Ginette Flora
Main dans la main de Nelly, nous l'accompagnons et nous vibrons avec elle, au cours de cette odyssée qui n'appartient qu'à elle...
– " La beauté est mélancolique, Madame."
Et comme il est beau, ton texte, Ginette ...tant dans l'idée que dans tes descriptions si poétiques et dans tes mots qui sont toujours des horizons ouverts, des voyages ... on n'a pas envie de revenir ! Merci à toi !❤️
Levé tôt ce matin, en bon touriste aventurier, j'ai pu moi aussi, prendre le bus pour effectuer la visite guidée de ton texte. Texte dans lequel se mélangent harmonieusement sur quelques notes d'un piano fantomatique, une douce poésie et le bleu du ciel et de la mer... Merci à toi, Ginette ! ^^