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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

Le perce-neige


On est en l’an mil deux cent trente, en ce mois de Janvier où même le plus petit animal n’ose montrer son bout de museau tant le froid est intense. Les plaines agricoles sont de vastes tenures possédées par les princes de la terre. L’hiver y est rude. Si les branches sèches chancèlent sous le poids de la neige accumulée, c’est que le manteau blanc s’est épaissi dans l’air sifflant par rafales glaciales.

L’homme titube et tombe auprès d’un arbre. Le temps de reprendre son souffle, il reste adossé au tronc parcheminé de lambeaux d’écorces décollés par la force des vents, il se laisse aller, transi et soumis à la torpeur qui le gagne. Il ne sent pas la somnolence le gagner, il cherche à lutter contre l’atonie de son corps mais ne parvient pas à bouger sa haute stature. Il s’affale contre le tronc. Au moment où il sent la prostration le figer, il lui semble entendre une voix :


– Hé ! Secoue-toi, galérien ! Sinon tu meurs ! Allez debout, bouge ! Pense aux prochaines saisons.

– Hein ?

L’homme comprit qu’il allait s’enfoncer dans les couloirs d’un non-retour narcotique.


Il se redressa, s’ébroua, son manteau piqueté de flocons l’enveloppait déjà comme un linceul. Mais il n’était pas au bout de ses peines :


– Si tu te levais, tu verrais autre chose que le bout de ton nez givré.

– Hein ?


Cette fois l’homme esquissa un mouvement, la main posée sur le tronc d’arbre comme cherchant un appui. Il laissa échapper un long soupir qui fila se ficher dans le ciel qu’il cherchait.


– Regarde plutôt vers le bas, tu verras plus clair !


Derechef, l’homme baissa les yeux. Près des grosses racines envahies par une neige insistante, un pied de tiges vertes à capsules blanches se dressait après avoir percé une couche de neige.

Bertrand s’agenouilla, il plia sa longue échine, laissa son bras s’enfoncer dans les cristaux de neige. Un brandon de fleurs blanches sur une tige vert émeraude s’étalait comme un nouveau-né enveloppé de langes, posé sur un couffin de neige. Il n’avait pas d’autre comparaison. Tout semblait sortir des pages d’un missel, et les paroles qu’il entendait, c’était les premières paroles d’un offertoire.


– Ben oui, tu ne rêves pas. C’est la fête aujourd’hui. Ne sens-tu pas les gaufres qui grésillent ? Et cette odeur de galette ?


Bertrand, empêtré dans le délire ambiant répondit :


– En fait, dans toute cette blancheur, j’ai perdu ma route.

– On va te mettre dans le droit chemin, sur la bonne voie, comme tu veux mais le bon chemin ici ne conduit nulle part, repère-toi à l’odeur des galettes au sarrasin et demande l’avis de mes copines au pied des arbres. Elles ont l’odorat très développé et le verbe haut, l’ouïe fine et les sens très en alerte. Moi c’est Gaïa. Tu rencontreras bientôt Nivalis avec ses tépales gaufrés. Puis Gracilis, Elwesii et Regina. Allez, à la revoyure !


Bertrand trouva les perce-neige qui lui indiquèrent une maison dont la cheminée laissait échapper des fumées réconfortantes. Il se dit qu’il avait grandement besoin de pain et d’une paillasse.

Il semblait y avoir une fête. Les lanternes diffusaient une lumière orangée chargeant la grisaille du ciel d’une trainée de fines écharpes bleutées.

La maison semblait posée dans un océan de blancheur, il chercha une étable, un atelier, un appentis où s’abriter mais à ce moment, la porte s’ouvrit brusquement.

Émeline était connue pour sa farouche beauté. Bertrand resta médusé devant l’apparition. Après les fleurs de glace, il se dit qu’il avait devant lui une autre espèce de plante, pulpeuse et autrement plus gaillarde dans sa façon d’être. Elle ne perdit pas de temps en préliminaires. Elle l’empoigna par le bras :


- Venez, entrez, et ne restez pas là à blanchir le pas de ma porte.


Et ils se retrouvèrent propulsés dans la pièce centrale où un feu rougeoyait dans l’âtre au milieu de plusieurs personnages qui se mouvaient dans un joyeux tumulte de bavardages et de chants. Une mélopée s’échappait de tous les recoins de la pièce que les flammes pourpres révélaient comme des lucioles élargissant des bulles de vie où des hommes sans mémoire, des enfants éclopés, des femmes aux yeux égarés se déplaçaient, offrant des visages au rictus tragique. Toutes ces personnes s’avancèrent vers Bertrand en un ballet d’épouvante mais dans l’îlot central occupé par une table chargée de victuailles, Émeline faisait tournoyer quelques crêpes qui arrachaient des rires grumeleux sortis de bouches tordues par le croquis raté d’un dieu oublieux. Dans ce décor hallucinant, la nature cachait ses imperfections, jouant de la blancheur des neiges comme d’une couverture : il y avait les bois calcinés, les moignons hideux, les voix rayées, les visages grêlés. Émeline ressemblait à une rescapée maniant ses poêles et ses casseroles pour le grand bonheur de ces êtres venus de nulle part. Des assiettes pleines de crêpes fumantes s’entassaient pour être vite rassemblées et distribuées.


– Les fleurs blanches m’ont dirigé vers vous.

– Vous voulez parler de Gaïa, de Novalis et de ses amies. Elles sont moqueuses mais efficaces. Elles doivent vous avoir à la bonne. Habituellement d’humeur taquine, elles vous envoient errer dans la neige car elles ont si peur d’être arrachées par un méchant qui les surprend et les embarque par pelletées pour leur commerce. Elles détestent finir dans des pots décoratifs.

– Je ne voudrais pas envahir votre maison ni perturber votre fête, dit Bertrand mais il savait qu’il assistait à une fête singulière où étaient conviés les rejetés, les êtres que la nature dans son incroyable faculté d’absorber les plantes, avait recueillis et gardés dans ses souches.

Il était sûr que pas un de ces personnages n’eût voulu quitter cette chaumière où brûlaient les fagots d’une vie luisante de lumière ramassée dans les racines, arrachée aux froidures de cœurs disloqués, reconvertis en humains façonnés par un amour immaculé.


- Restez avec nous. C’est la fête des crêpes, du retour prochain des beaux jours, et ce soir on fera une procession des chandelles avec nos torches. Vous verrez la parade des flambeaux, c’est la fête de la vie, la renaissance des fleurs, des plantes, le premier tressaillement de la lumière. C’est le moment de vous sentir proche de la terre. On parcourt les champs en priant pour que les prochaines semailles soient fructueuses. Et vite sortir des ténèbres hivernales.

Après un moment d’hésitation comme si elle s’étonnait de sa hardiesse, Émeline demanda :

– D’où venez-vous ?

– D’un pays lointain. J’ai longtemps marché après avoir débarqué d’un navire. J’ai côtoyé, découvert les oubliés de l’histoire.


Dans la pièce, plusieurs personnes s’activaient, les uns agglutinés devant l’âtre, les autres devant d’énormes poêlons que les plus agiles manipulaient à la manière de tourniquets. Des galettes atterrissaient dans les assiettes et chacun se nourrissait autour de la longue table en bois.

Bertrand était un peu éméché par le breuvage qu’on lui avait servi. Les flammes de l’âtre projetaient des figures gigantesques. Un théâtre se jouait sur les murs de pierres apparentes, des ombres bossues, brisées, gigotaient dans l’horreur d’une douleur intraduisible. Bertrand pourtant se dit que la souffrance si elle était visible, elle n’en était pas moins retenue. Ils riaient tous, petits et grands et les femmes souriaient, assurées d’offrir une beauté céleste quand elles avançaient en claudiquant dans les travées entre les chaises et les bancs de bois, une écuelle à la main, distribuant galettes et crêpes, servant des boissons chaudes, caressant les cheveux d’enfants à la frêle ossature. Visages mangés, membres écartelés, dos cassés, des plantes sans nom. Émeline les avait baptisés de sa folle imagination de fée des bois. Bertrand rencontra Grelot, Narcisse, Euphorbe. Des plantes qui les embaumaient, des carillons qui les rendaient vivants, palpitant d’une sève nouvelle, celle qui leur manquait.


Il comprit mieux leur dénuement quand le crépuscule coucha une mare de sang rose sur la blancheur des terres vides. Un à un, ils sortirent avec des flambeaux, les épaules couvertes de pelisses élimées, chaussés de godillots fourrés qui s’enfonçaient dans les mottes crissantes. Formes hirsutes, de guingois, tenant à bout de bras leurs bougies pendant que les chandelles du ciel se mêlaient aux plaquettes brillantes de cristaux d’argent. Des gangues de glace avaient formé des sculptures sur les troncs évidés et on ne reconnaissait plus aucune souche. Les arbres devenaient des lyres de givre, figés dans leurs moignons gelés. Les résineux, stalactites de flûtes traversières, en longues lanières sidérées, paralysées d’immobilisme, se taisaient. On entendait le silence alourdi d’hébétude, se réveiller doucement à l’écoute des chants qui montaient.

La forêt montrait ses cheveux blancs, des mots gravement épelés s’élevèrent pour scander la joie d’une fête que des voix enrouées reprirent. On crut entendre le chant des ménestrels quand Émeline suivit une piste maculée du pourpre de la lumière. Les flammes se tordaient, non dans le vent mais dans la tourmente des êtres mal bâtis, qui quémandaient la guérison dans une opération à cœur ouvert.

Le bonheur de suivre les sursauts de la nature, les secrétions de son installation dans les racines qui retravaillent la sève originelle. Les perce-neige en racontaient le cheminement. Bertrand écoutait, muet devant le ballet des flaques d’eau gelée, du grésil écrasé. Les étoiles fragilisées par le ciel argenté se répandaient en colliers translucides dans des timbales d’eau pure qui frétillait sous ses lèvres desséchées. Il s’était posé auprès d’un perce-neige ; il en avait repéré quelques-uns autour de la chaumière. Elles semblaient s’épanouir par rondes mutines sur les racines, étalant leurs dentelles vertes et les capsules blêmes, courbées de timidité.


– C’est un jour de bonheur, on sait où le trouver et quand on ne sait pas, on porte haut la flamme pour qu’elle vous voie et vienne à nous.

– Donc vous connaissez Émeline ?

– Avec mes dignes consœurs, je sais qu’elle vient à la chaumière avant la Chandeleur pour préparer sa moisson d'émerveillement. en réunissant tous ceux qu’elle connaît. Ceux qu’elle découvre, ceux qui sont là en silence. Elle s’occupe de ses manses, ce sont des domaines agricoles qu’Émeline gère avec courage, et l’aide de quelques journaliers est un don du ciel. Elle n’y verra que bonne fortune si tu lui offres ton savoir-faire. C’est une vraie meneuse de troupes. Elle te prendra bien comme chevalier attaché à ses services ; elle a besoin de tous les bras et je suppose que tu sais tout faire.

– Il faudrait que je me pose.

- Alors pose-toi chez elle, elle est très ouverte à autrui. Elle indique par ses travaux et ses fêtes ce qui est important pour elle. Tout le monde a la même place, dit-elle souvent. Ce sera le commencement de quelque chose pour toi et je te verrai dans les bois. Au moins je suis sûre que tu ne me cueilleras pas pour m’envaser dans des cageots !


Bertrand sourit vaguement. Il ne cessait de regarder Émeline qui entraînait la farandole de troubadours ébouriffés, d’unijambistes, de gnomes hilares, de vieux restes édentés, de gamins mal grandis, de femmes à la poitrine sèche, de filles sans breloques, de fillettes serrant des poupées sans orbites. Des multitudes de pas creusèrent la neige de poches de glace pilée. Les bras tordus des arbres envahirent les lueurs jaunes, aussi noirs et tenaces que les bras qui brandissaient les torches. Les corps gesticulaient, s’efforçant de suivre la gestuelle des danses qui continuaient dans les taillis. Les yeux des danseurs brûlaient de joie. Bertrand voyait les visages s’éveiller, les lèvres dévastées frémir et répercuter dans les espaces glacés le langage de leur allégresse.

Et les chants montèrent de plus en plus fort, les cris filèrent dans les arbres, les mots devinrent vie, les mains tendues partirent sillonner le crépuscule éclatant de rubis.

Le ballet dura jusqu’au moment où le ciel donna le glas du repos. Il devint obscur et n’oublia pas d’allumer ses veilleuses étoilées.


Bertrand ne put s’arracher à la contemplation du monde qui s’affaisse. Il resta longtemps à se demander quelle exigence l’avait emmené en ces terres rudes, ce qu’on attendait de lui, ce qu’il pouvait leur apporter, lui, l'autre égaré dans les limbes obscures de la terre.


Ginette Flora








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