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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

Les âmes pétrifiées

Dernière mise à jour : 17 mars



– Une rose oubliée là-bas dans le jardin, tu as vu ?

Kira écarquillait les yeux et poussait Moloch, son ami farfadet à suivre son discours. Le jardin n’était plus qu’une agitation de ronces et la rose se tenait bravement au milieu des massifs négligés. La rose s’efforçait de recueillir les quelques regards éplorés des hôtes de passage. Ceux qui venaient par les airs, les fées noires n’avaient pas réussi à l’arracher.


– Les sluagh ont épargné la rose, dit Moloch

– Fi donc, bêta. Ces sorcières ont compris qu’elles ne pouvaient pas arracher la rose sauvage qui appartient à sa terre, c’est la rose des landes, elle fleurit toujours, sa joie est de vivre dans le sol, tenace mais immuable.

Les fées aux robes noires surgirent près du menhir où Kira et Moloch s’étaient dissimulés pour observer les habitants du manoir sur la colline absorbée par l’ombre des fourrés de saules et de genévriers.


– Qu’est-ce que vous faites ? Arrêtez de jouer au déterreur d’énigmes. Vous reniflez l’odeur de la bête malade. Vous attendez l’heure des incantations ?


Kira et Moloch opposèrent un mutisme offensé à l’hilarité malsaine des fées du Mal. Tous les jours à la même heure, Ellis s’échappait de son logis pour errer sur les plaines sèches et solitaires quand le vent frénétique se mettait à gratter sur sa viole une symphonie étrangement mélancolique. Une grande tristesse embrassait les collines, étreignait les futaies, s’engouffrait dans les ruines des vieux pans de murailles oubliés sur l’herbe comme des pianos trop grands pour être transportés.


– Ecoute ! Le violon des âmes se déchire.


La porte du manoir venait de s’ouvrir. Une silhouette se faufilait rapidement dans le jardin, poussait une barrière à demi rongée par les embruns. Elle pénétrait dans la lande hachurée de larmes et de bryophytes.

– C’est Ellis ! Elle est parvenue à s’échapper ! Suivons-la. Cette fois-ci, on lui dira qu’il faut qu’elle sorte de cette forge aux maléfices, cet antre de messes basses et de rancunes.

– Entre une mère qui ressasse de vieilles histoires foutraques, un frère qui fanfaronne pour masquer ses laideurs, une sœur qui joue des airs lugubres sur un piano totalement voué à la mortitude, moi je te dis que si nous réveillons nos harpes, notre symphonie saurait adoucir un peu toute cette poisse ténébreuse.

– Et le père qui rentre tard de la ville où il a eu tout loisir de cracher ses jurons, d’éradiquer ses peurs à coup de chopes et qui, le cœur à l’envers, va montrer le visage de celui qui ne peut rien contrer les spectres, le tableau n’est pas joyeux !

Ellis tentait de s’accorder un moment de sérénité pour échapper à la pesante atmosphère de son clan enchâssé dans ses murs noircis de fumée. La soupe mijotait dans la cheminée, on la touillait avec une énorme spatule en bois, la soupe à l’ail et au jarret de chevreau, fenouil et les fameuses herbes dont on ne savait jamais quel effet elles pouvaient avoir sur leurs esprits.

La soupe cuisait des heures durant, marinant dans l’entêtement d’une voix lacérée par le temps des blessures.

Ellis sortait s’aérer, opposer au temps des fractures, un autre temps qu’elle cherchait toujours sans se lasser.

Dans le manoir, le clan répétait ses partitions. Clara au piano, jouait la symphonie écossaise, mille fois le premier mouvement empreint de peine. Leur mère marchait de la cheminée au fauteuil et reprenait son circuit, jusqu’à ce que la pelote de laine laissée en travers de son panier lui réclame de l’attention. Elle s’arrêtait devant Brendan, avachi dans son coin, acculé, résigné à recevoir les foudres d’une mère perdue dans ses rêves de pureté et de liberté à mesure qu’elle voyait Brendan s’enfoncer dans les braises de l’enfer du stupre et des opiacés. Et Dieu qui s’insurgeait au-dessus de tout apparaissait comme une source de parodie pour Ellis qui trouvait que la mascarade était bue jusqu’à la lie.

Ellis, silencieuse, toujours droite, se sentait toujours inutile, la tête éclatée de désespérance. A observer les affres de chacun, elle se sentait descendre dans le ravin de la mort. La fuite dans la lande hors des portes fermées, abritant des esprits noyés de chagrin, emmurés vivants dans leur impossible conversion, était pour elle l’espoir de gagner d’autres rivages. Eux n’étaient que des ombres happées par le Sidh qui rôdait dans les vestiges, tissant des toiles d’araignées, fissurant les barrières, saccageant les jardins laissés à l’abandon.

Kira et Moloch recroquevillés sous les fougères, virent Ellis sortir de la porte de service, traverser le chiendent, arrachant les bromes de la pelouse avec une telle hargne que Kira ne put s’empêcher de dire : « Elle n’a pas encore réussi à repousser ses démons ! Elle hurle encore ! »


– On la suit dans les gentianes, on sera à l’aise. On lancera nos messages dans les travées des buissons où résonnent nos harpes.


Ellis écarta les branches tourmentées, résistant à la force du vent et marchait au-devant des brouillards et des nuages bas. Derrière chaque épi d’ajonc et de bruyère, elle rencontrait une présence austère, solitaire mais si présente qu’elle languissait d’en recevoir la plainte.

Elle savait où recueillir l’eau de pluie dans les pierres sculptées par les assauts des vents. Elle en remplissait les gourdes de ses poches aspirant de ramener la liqueur céleste, l’eau trempée aux larmes des âmes pétrifiées qui rôdaient dans les roches. Les menhirs jouissaient d’une certaine réputation. Chaque fois, elle les entendait feuler près du sol. Il lui était arrivé de caresser doucement la pierre et de lui murmurer des paroles apaisantes.

Elle s’installa au pied des stèles et ouvrit son panier qui contenait une miche de pain et des pommes. Elle était souvent surprise de trouver sur les bords de sa promenade, des pelures de fruits, des signes laissés par des êtres qui maraudaient. Les accords d’une lyre s’élevaient, elle n’en connaissait pas les mesures sombres, un chant funèbre pour les âmes à jamais ensevelies dans les ruines et les pierres tombales dont la majesté l’engourdissait. C’était le vaste soupir de ceux qui avaient préféré rentrer dans la terre plutôt que de monter au ciel. Ils avaient choisi de fixer leur paradis sur terre, rivé par les chênes, visité par les sentinelles, nourri par les chagrins d’une harpe qui vibrait sous les coups de boutoir d’un vent inlassable, les aubes avaient leur souche dans les brindilles, les couchants avaient leur auge dans les fontaines.

Les fleurs fanées avaient un langage, elle les retrouvait dans le même alignement. Les sluagh, les esprits des morts hantaient les plaines à la recherche de la prochaine victime qui s’égarerait et viendrait s’embrocher sur les crocs de leur crématorium.

Ellis respirait un air non pas vicié mais libéré, un souffle violent et farouche. La majesté des lieux silencieux que portaient les courbes des collines clairsemés allait se fixer là-bas dans le domaine voisin où vivaient d’autres personnes.

C’était son but que de savoir si on vivait aux confins de ses terres, de la même exigence qui sourdait de son âme frappée de tristesse. Des bergers ramenaient leurs troupeaux de chèvres, le son des clarines annonçait le lointain passage des aurochs laineux, des notes brèves, suivies de notes fluides, le message passait dans le paysage impassible, morne et tragique des montagnes basses où l’on célébrait avec solennité des fêtes sylvestres.

Sa marche la portait fréquemment derrière une dune où s’étalaient des machairs, des ondins aimaient y déposer les cailloux que le retrait de la mer rendait plus présents. Elle aimait déchiffrer la poésie graphique des morceaux de débris posés en ronds, parfois en demi-cercles. Pour Ellis, c’était une écriture.

Dans les falaises, Kira et Moloch s’étaient arrêtés. Ellis ne saurait jamais que les petits elfes avaient soudoyé les esprits de la mer pour les laisser mener leur sabbat dans les cercles des pierres bordées de cirses.

En venant écouter le tumulte qui s'élevait de la mer, Ellis attendait le moment où il suffirait d'un appel plus impérieux de la part des créatures invisibles pour qu'elle succombe aux intenables supplications du ciel quand celui-ci faisait sentir sa respiration dans les sphaignes.


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