Il pensait à la quantité de vivres frais qu'il devait acheter avec les sous qu'il aurait gagnés de la vente de ses poissons. Le pain, la baguette de pain, c'était l'âme du cabanon. On y entrait, on prenait à plein poumons l'infusion de la saumure du poisson mais pour Bastien, tout pêcheur aguerri qu'il était, il repoussait le suc du poisson et humait l'arôme du pain frais posé sur la table en bois et ensuite seulement il happait la chaleur du café montant de sa chope ébréchée. L'eau bouillie conservée dans le pichet passait bien après le pain. Sans le pain, il flétrissait. Le soleil pouvait tourner le dos aux volets blancs, il n'en avait cure, sans le pain, il n'imaginait pas pouvoir se lever.
Sur la table, le café, il reconnaissait la valeur du café noir où il essayait de réduire le nombre de sucres ajoutés. Les oranges, il en rapportait aussi mais le pain, il se faisait du mouron pour le pain. Sans le pain, sans l'avoir frais pour le matin et la journée qui s'annonçait, il ne pouvait saucer son assiette. L'assiette, quand il avait passé la mie de pain dessus, on pouvait presque la ranger tant elle était bien nettoyée. Il y avait ce geste de sortir la mie de pain de sa croûte, de la passer sur le tour de l'assiette sauçant les dernières miettes et puis ... et puis, coup d'œil jeté alentour pour échapper au rire qui jaillirait si on le surprenait car on avait passé l'âge de lécher l'assiette, il cédait à la pulpeuse tentation, celle qui unit la langue à la dernière lichée du plat de poisson enduite d'huile d'olive et d'herbes frictionnées à l'ail concassé. Les mêmes saveurs, il se savait rempli des mêmes effusions venues de la mer et de la terre, il vivait entre les deux, au milieu d'une garrigue de cailloux où rampait sans ralentir, la griffe de sorcière. Cette plante portait un autre nom qu'il ne lui donnait pas. Elle vivait comme vivent les secrets enfouis dans les racines pour se replanter là où les embruns la laissaient.
A le voir faire un geste d’humeur comme s’il apostrophait un passant, Amos dodelinait de la tête. Il compatissait en arrachant les feuilles dressées en griffes vernies de vert céladon pour que Bastien apaise ses colères prisonnières. Son maître avait des brusques bouffées de rage rentrée qu’il muselait par des silences impossibles à interrompre sauf quand Amos les calmait par un braiement sonore, avertissant les maraudeurs de l’herbe de la minute à ne pas envahir.
Bastien se maintenait à distance de la plante qui bronzait sur les cailloux, qui posait ses racines où bon lui semblait, se plaignant de n’avoir jamais assez de place et devant le visage fermé de Bastien, elle se fermait la nuit. Bastien avait instauré un lien incongru avec la plante violette. Il lui arrivait de rester sur la terrasse en laissant se consumer la dernière bougie pour que la lumière donne à la femme inassouvie un sursaut de compagnie. Il attendait qu’elle se glisse dans ses habits de nuit et qu’elle s’endorme. Lui pouvait alors se lever et rentrer dans son cabanon. C’était la lueur qui les soudait tous deux comme si la nuit ne pouvait être acceptée qu’après un temps de purification.
Elle était d’une régularité de moniale, se réveillant pour les tierces du matin quand elle s’ouvrait à la lumière baignant d’un ciboire de splendeur. Les morts avaient ce visage, éperdu de joie et voyant ainsi une flamme toute pleine et offerte, Bastien se réconciliait avec la vie. Sueurs, blessures, morsures, pertes et souvenirs, tout prenait la forme d’un massif rocailleux où il pouvait retrouver ses pensées enterrées. Il naissait au jour comme les argeras, il remplissait sa cruche d’eau et poursuivait son travail.
Un autre lien l’unissait à Amos et Bozon, ses deux ânes. Pour eux, il continuait à vivre dans son refuge face à la mer où se multipliaient mérous et daurades. Il lui arrivait de fixer ses mains, ses filets, ses gireliers, ses nasses tressées et sa silhouette se tassait dans la puissance absolue des montagnes qui étreignaient la calanque, la refermant de ses falaises abruptes. La terre s’immobilisait, s’écartelait, s’ébattant dans un passage brassé par une houle haletante.
Il assouvissait son besoin de renaître à un jour prêt à lui donner la réponse à ses interrogations. Quand le jour éclatait de son jus nacré, il en était ébloui. Il y sentait une présence qui, comme lui, cherchait à résoudre la même équation.
Il restait pour arriver jusqu’à l’instant où il pourrait donner un nom à ce qu’il éprouvait devant ce qu’il voyait.
C’était le tour d’Amos d’accompagner Bastien jusqu’au village voisin. Il s’ébroua et donna une bourrade à Bozon qui se prélasserait la journée entière a mordiller les griffes de sorcière.
Bastien vérifia le ragoût de poisson qu’il laissait mariner avec du thym et du laurier. Des écorces de citron sur le rebord des fenêtres adoucissaient les émanations salines et marines. Des bouquets d’herbes odorantes placés dans des amphores à l’entrée de son cabanon comme des naufragés venus s’amollir sur le sable, lui tenaient compagnie.
Les caissons fixés, les paniers accrochés, il prit le sentier des muletiers qu’Amos connaissait si bien qu’il pouvait y aller seul, l’habitude de s’y engager avec régularité, à des heures fixes, avait produit une onde de fréquence sur laquelle le petit âne se rangeait comme d’une routine installée dans ses neurones.
Bastien ne partait jamais sans avoir un dernier regard vers ce qu’il quittait. Le jour qui s’étirait, l’horizon sortant de ses transes, la mer étale, les bateaux de faible tonnage, amarrés dans le tout petit port, un moment tranquille. Les estivants, les baigneurs, ceux d’à côté, comme il désignait les paysans des villages voisins, n’arrivaient que sur le coup de midi.
Il pensa aux compagnons qui viendraient le rejoindre. Une caravane d’ânes s'allongerait, se meurtrissant le talon à vouloir prendre le chemin caillouteux dans les massifs impassibles dans leurs capes de roches calcaires, apparaissant comme grises ou blanches au passage des nuages.
Il passerait devant les restanques, les terrasses aménagées en pierre sèche. Même Amos s’arrêtait un moment pour couver du regard les murets de pierre empilée sans mortier aussi solides que les racines comme si les mains qui les avaient montés, avaient voulu défier les forces de la nature. Ni vent ni orage n’avaient détruit les solides constructions. Ils s’y étaient tous mis à l’œuvre, hommes et bêtes. Les images d’autrefois défilaient et quand il avait un pincement au cœur, les huées de paysans lui faisaient voir une autre réalité.
Tout n’était pas abandonné, tout n’était plus visité avec la même persévérance et sur les pentes clairsemées, ni vigne ni cultures de lentilles ne s’étageaient. Les broussailles mangeaient les pentes, les rochers étaient couverts d’herbes aromatiques, thym et romarin. Il en cueillait des touffes à chaque montée, il cherchait d’autres bouquets, Sylvaine en était friande et le lui demandait. Comme il savait ce qu’elle en faisait, il les lui rapportait en pensant aux gestes qui fleuriraient sa chaumière, aux plats en sauce, aux soupes longtemps mitonnées sous un feu ravivé. Il en donnait aussi à la boulangère qui le remerciait en lui fourrant quelques biscuits dans sa sacoche. Amos attendait devant le petit commerce. Son biscuit, c’était sa récompense.
Le poisson laissait son relent dans l’air. Il avait pris la précaution de le couvrir de feuillage et d'une toile. Il prit son épi de lavande par pure habitude, pour refuser l’abandon, l’oubli, la ruine. La lavande l’aidait à sortir de la lente érosion d’un temps où il avait reçu et vu grandir les germes des moissons engrangées. Il ne pouvait plus fuir leur absence. Elles avaient vécu avec une telle intensité qu’il acceptait la montée vers le dépouillement sans répondre à la tentation de céder à l’appel des gouffres marins. Il ne pouvait pas descendre dans les ténèbres. Des visages souriaient encore sur les euphorbes des collines, il répondait encore à la voix qui le renversait. Et il courbait la tête. Le temps laissait des souches, des abris de poussière prédisaient un changement.
Il continua sa route, il fallait arriver au plus vite, le poisson n'attendrait pas et Amos avançait d’un pas attentif, méfiant, évitant les branches, les éboulis ou un tronc d’arbre évanoui en travers du sol.
Bastien savait que sa pauvre tête ne comprendrait pas le changement. En marchant tout pénétré par sa contemplation intérieure, il ne pouvait s'empêcher de rechercher les contours d’un visage et cela pouvait prendre beaucoup de temps, un temps infini. Amos aussi qui refusa tout soudain de continuer. Bastien vit Lucien sur le bas-côté, un regard qui n’avait rien d’apaisant. Bastien flatta l’encolure d’Amos. Lucien lança :
– Tu arrêteras un jour ces parties de promenade. Ton poisson au village viendra par la route qu’ils envisagent de faire couler. Une autre sorte de bande côtière, plus de cailloutis mais le bitume, du goudron quoi. Tout change, Bastien.
Bastien continua sa route sans répondre. Non, pour lui, la mer refuse de vouloir être autre chose qu’un espace étreint par les bras blanchis des falaises. Il aimait la robustesse franche, inébranlable, gage d’une longévité et d’une permanence. Lui qui ne se signait plus comme les anciens à l’appel du clocher, il n’y avait qu’une seule voix qui ne changeait pas, celle de la cigale, une seule couleur qui l’instruisait, celle de la nuit, celle du jour, celle d’une étendue jamais écartée, ouverte et déserte pour y meubler le chant qui chambrait sa raison. Son cantique, il ne le laisserait pas périr sous les coups des blessures.
Les restanques, il ne les croisait jamais sans redouter leur fin mais à chaque passage, il se disait que le ciel n’abandonnait pas, la mer non plus, toujours pressante et exubérante, le ressac lui redonnait une vie, toujours nouvellement promise. Il puisait dans la vue des murets délaissés le vif sentiment que les sols seraient un jour retournés et retravaillés. Les argéras revenaient remplir les collines muettes.
Il donna à Amos un brin à mâchouiller, lui proposa de l’eau dans un bock en métal qui lui était réservé. Le soleil montait regagner son cercle d’auditeurs, à plus de vingt degrés. Un souffle libérateur pour obstruer le passage des nuages, un concert intimiste pour se propulser dans la pinède. Des noces matinales pour attirer les fauvettes. Certains préféraient tâter les violons des bruants, d’autres aimaient la flûte des craves ou le hautbois des merles.
Les cigales stridulaient en se moquant du vent, du mistral frondeur qui frottait leurs ailes sans craindre de les émoustiller. Le chant des cigales, c’était comme une percussion. Elles claquaient leurs cymbales et ne s’arrêtaient qu’à vingt heures et demie du soir. On ne pouvait pas être plus précis et régulier.
Bastien eut un geste instinctif vers la poche de sa veste où il avait fixé une tige de lavande. Il aimait s’y frotter les doigts. Les écorces de citrons réduisaient la frescume que les poissons commençaient à dégager, il fallait presser le pas, le soleil rattrapait les étoiles.
Il jeta un coup d’œil derrière lui. Ses camarades du village de cabanons suivaient en longues processions avec leurs ânes chargés de paniers. Parfois, ils étaient accompagnés par les paysans du village voisin qui venaient aux nouvelles. Pêcheurs et villageois se titillaient le langage, leur patois aussi rivalisait avec la percussion des cigales.
De brusques éclats de voix électrisaient les sens, on n’échangeait pas que des salamalecs. Des mots gras fusaient, des remontrances, d’où venaient-elles ? A partir de quoi ? Que signifiaient les traîtres mots ? Quelle allusion avait provoqué un esclandre ? On ne cherchait pas à s’accuser ni à excuser ni à chercher l’origine de la fronde, il y en avait toujours une qui embrayait sur le même thème. Il y avait des sujets de conversation sur le sentier des ânes. Si on parlait cabros et mulets, on s'interrogeait aussi sur les aspirations des hommes mais le chant des cigales assaisonnait l’esprit à l’anchoïade et on pensait à la socca et à la tapenade qui attendaient de frémir à la fin de la journée. C’était au moment où l’ail apparaissait qu’une voix s’élevait pour mettre fin aux bisbilles :
– Et si on arrêtait de s’en mettre plein la figure !
Bastien se taisait. Il avait perdu. Depuis longtemps, il avait perdu avec la vie. Elle lui avait tout pris mais ce qu’elle lui avait pris, il le lui offrait en laissant toutes les beautés de la terre et de la mer lui enfler le cœur. Il avait encore ses yeux pour retrouver le sentier des yeux d’Iris dans le ciel. Il avait son parfum qui le surprenait quand il la cherchait dans la lande et le parfum serpentait dans l’air comme un remède qui lui libérait la respiration.
Il entendait sa voix et c’était ce qu’il y avait de plus radieux, il entendait sa voix dans le clapotis de l’eau. Elle était celle qui lui était apparue, celle qui était parvenue à lui, celle qui avait un jour disparu. Même quand son cœur le mordait, il ne laissait pas la tristesse le submerger. Il se retournait, prenait le mouchoir qu’elle lui tendait. Il portait juste sur son visage un suaire et rien ne pouvait en déchirer le treillis.
Parfois il se laissait aller contre Amos ou Bozon, ses deux ânes, il attendait que le frisson de l’absence se calme et que dans la bienveillance de ses animaux passe le liniment de sa renaissance. Puis il allait reprendre ses tâches, il avait un girelier à ranger, un filet à nettoyer, des coquillages à lustrer et classer, Romane l’artisan des merveilles de la rue les recevait toujours avec joie. Il faisait le tour de la rue deux fois se demandant tout le long du sentier ce qu’elle trouverait à dire sur les coraux qu’il avait trouvés, ses étoiles de mer et ses nautiles. Il avait un jour plongé pour lui chercher des matériaux marins et avait failli se trouver prisonnier des herbiers de posidonies, la fleur sous-marine qu’il avait réussi à arracher de ses mollets pour la ramener.
Une belle branche garnie de fleurs, de feuilles et de fruits. L’espèce aquatique proliférait dans la solitude des abîmes marins. Son geste ne pouvait pas être mal reçu. Il en fit un bouquet en l’unissant à un bouquet d’argeras.
Ses voisins cabanonniers avaient rempli aussi des charrettes que les mulets essayaient de traîner. Il avait pensé à imiter les pêcheurs de son quartier, qui s’entretenaient entre eux pour donner au poisson un tour plus attractif car sentir le fraîchin tout au long de la journée n’allait de pair qu’avec un peu de mots corsés. On vantait les pouvoirs cachés d’une source, on ressortait les mythes anciens, celui d’un puits miraculeux et les récits de la baguette de sourcier et des fées qui parcouraient la lande.
La poésie de la mer ne pouvait pas rivaliser avec la traversée de la terre. Mais il ne voulait rien perdre de la beauté qui valsait, lui tourner le dos eut été un véritable crève-cœur. Un jour il n’y aurait plus de caravanes de mulets, plus de charrettes, plus de poissons abrités aux zestes de citron et réfrigérés aux cristaux de l'obstination.
Personne ne pipait mot dès qu’un groupe de douaniers les accostait. Les questions étaient habilement détournées, ils savaient manier le fleuret et susciter une affaire dans les affaires qui pullulaient autour d’eux comme des bancs de congres aux yeux fureteurs. Les insectes bourdonnaient, ils avaient des trésors d’imagination pour les écarter. C’était une gymnastique de l’esprit, un détournement de l’attention, un axiome sur lequel ils aimaient plancher quand ils fixaient le carabinier pour lui enlever tout substrat de doute qui pouvait les titiller.
Et les douaniers ne savaient jamais où trouver le butin dont on parlait dans les terres et sur les plages, le butin des mérous venus s’échouer sur le sable, vomissant les perles de la captivité, ravageant les espoirs des pêcheurs. Le récit galvaudé entre toutes les lèvres avait eu le temps de s’enrichir de mille et une promesses. La vérité n’importait plus, le butin était dans une des anfractuosités des falaises et s’il n’avait pas été éjecté par la furie des vagues, les pierreries avaient la fâcheuse disposition de revenir hanter les esprits. On leur attribuait maints pouvoirs de régénérescence à l’aune des dernières découvertes de la recherche scientifique, on craignait la bête qui gisait dans la vie souterraine.
C’était une autre caravane des espoirs, une caravane qui grossissait et qui rejoignait le tumulus humain près de la petite source encore vive de la musique qui chuinte. Elle sautait leste et pure sur les rochers et la marche lente mais entêtante rejoignait la pensée qui bat les tempes.
Le travail se faisait à l’aube, la lumière était si changeante, généreuse une fois et oiseuse une autre fois, on la prenait comme elle était avec ses humeurs et ses douleurs, le jour peuchère, cueille-le à sa naissance, c’est la lanterne des voyages.
Personne ne se concertait, celui qui avait fini de ficeler et de sécuriser son paquetage s’élançait sur le sentier et on racontait que les ânes connaissaient si bien le parcours qu’ils avaient un carnet de route à l’encolure que le commerçant consultait lorsqu’un âne s’arrêtait devant son tréteau.
Amos suivait son maître les yeux fermés mais Bastien le conduisait toujours. Il considérait la montée comme un sacerdoce. Il tenait la bride et Amos le guidait sur la route de cailloutis, de poussière et de graviers. Bastien l’encourageait ou le réprimandait. Pour Amos, Bastien était avant tout une voix. Il en connaissait toutes les inflexions, les râles, les silences, le bruit intérieur dont il jouait sans s’épuiser, le concert de chambre, violon et piano. Déchirant mais caressant. Il suivait le violon qui gémissait et le piano qui charmait.
Après la mer, où l’aube avait soulevé les sources souterraines, les avait fait mugir à la surface quand il avait bu jusqu’à se faire exploser l’iris, il se repaissait des couleurs nouvelles dont il égrenait les nuances, bleu lavande, bleu turquoise remplaçant le bleu roi de la nuit. Il entrait en communion avec la terre ferme.
Le vallon des fleurs et des cigales perdait parfois un accord et si un clou tombé des murets réveillait une douleur muette, Bastien continuait à prendre le sentier sans se lasser jusqu’à ce qu’un buisson prenne la relève. On marchait à l’instinct, à la senteur du romarin, à l’arôme des premières rosées.
Du foin, des trèfles et de l’eau, Bastien en avait dans son panier. Amos ne s’arrêtait pas pour demander sa portion de pain. Il était régulièrement alimenté. Le soleil filait de plus en plus vite dans l’azur aveuglant, éreintant, résolument.
Quels pins pour donner de l’ombre ? Le front se couvrait de minces gouttelettes. Le poisson devait rester frais. Bastien devait sauver son poisson, il y avait cette urgence de vivre alors que les genêts somnolaient alourdis de chaleur, les tiges moites et safranées. Il ménageait son âne et s’efforçait de fixer son attention sur la piste. L’air sentait la luzerne, c’était l’autre zone, la terre des pierres et des plantes qui s’opposait aux fonds marins et à ses herbes de posidonie.
Il pensait à ce labeur passé entièrement à la fraîche, conscient des dangers qui pouvaient remonter et bloquer le sentier. Si le poisson argenté et l’anthias rose séduisaient, il y avait le sar, le mérou, le congre, les espèces colossales, d’une taille qui pouvait faire remonter la peur dans la gorge. La terreur ancestrale enfouie dans le sable gagnait en absence et que d’un geste rageur, Bastien rabattait dans les vagues ou dans les murets qui laissaient entrevoir des brèches. Il y dissimulait son angoisse, repoussait celle qui survenait quand il se levait tremblant de transpiration dans une nuit seulement mangée par le regard des étoiles.
Il essaierait d’écouler son poisson. Il rentrerait en ramenant ce qui lui restait. Le soir se passait à la lueur des braises une fois le poisson grillé sur les tréteaux.
La dernière « came » circulait, sévissait, détruisait les chairs et se monnayait à prix d’or. C’était la tentation, celle qui mâchait la douleur, celle qui buvait le sang comme si s’avilir, se meurtrir pouvait apaiser la longue mélopée qui pianotait tout au fond des yeux, dans les trémolos de la gorge, dans les valves du cœur, l’instant d’incrédulité quand il venait trancher la quiétude d’un coup de lame, la trahison qui rôdait dans la moiteur des siestes.
Quentin mit dans le panier de Bastien un sachet de poudre. Au même moment, Bozon qui se prélassait sur la lande, vit une ombre entrer dans le cagibi où étaient entreposées les affaires de Bastien. Il alla de son pas silencieux se poster aux alentours de la bâtisse et faisant mine de mâchouiller l’herbe inexistante, il vit l’ombre entrer et prestement sortir.
Au retour de Bastien et d’Amos, Bozon mit son museau sur l’encolure d’Amos, un geste où tout ce qui le tracassait passa dans les cernes d’Amos.
La nuit, tous deux poussèrent le panier que Bozon avait reniflé puis ils le jetèrent dans la calanque.
Le lendemain, les carabiniers arrivèrent pour inspecter les lieux, un mouchard les avait alertés. Le cabanon, les nasses furent fouillés et retournés. Puis ils s’en prirent aux moindres recoins des mansardes. Bastien pendant tout le remue-ménage, remarqua que l’une de ses nasses avait disparu.
Amos et Bozon vinrent poser la tête sur ses épaules. Il comprit et leur gratta l’oreille. Lorsque les douaniers repartirent, Bastien récupéra sa nasse dérivant dans l’eau.
Quand il croisa le regard de Quentin venu s’enquérir des aléas de sa journée, au milieu de la caravane des ânes, il lut toute la haine accumulée depuis des générations de luttes entre les clans à tel point que la source avait disparu dans les fourrés et qu’elle resurgissait salinée et dépitée de n’avoir pu apporter l’eau douce des pagodes.
Les cachettes des grottes des montagnes devenaient de plus en plus difficiles d’accès et constamment surveillées. Les patrouilles guettaient les abords des zones les plus fréquentées.
Quentin se savait repéré et s’était débarrassé de sa marchandise de contrebande. Les carabiniers flairaient une mauvaise affaire dans les cabanons. Bastien reçut leur visite :
– Vous plantez toujours ces drôles de violettes ?
– Oui, des griffes de sorcière. Elles poussent autour des cabanons et ne demandent aucun entretien. Elles ont une façon de vivre qui nous consterne parfois.
Le douanier examina les plantes incriminées. Elles prospéraient comme des larves nourries aux embruns du large, rafraîchies par les racines, plongeant très bas sous terre où l’eau était limpide. D’une couleur lavande, elles veillaient au bon poudroiement de la terre. Elles ne sombraient pas, portées par la force des vents qui les éloignaient du sang noir.
Bastien se tut, ses explications s’envolaient, les douaniers n’écoutaient plus, ils regardaient encore les mulets qui, impassibles, mâchouillaient l’herbe rase. Il y avait quelque chose dans l’air, c’était toujours cette impression qu’ils retenaient avant de repartir comme si un pèlerin tirait de sa flûte quelques accords d’un motet qui envoûte.
Une force de la nature s’écroulait sur la pierre intraitable qui lâchait ses cisailles quand on y posait la main sans voir que d’invisibles coléoptères aspiraient goulûment la chaude étreinte, animale pendant qu’une voix gutturale continuait à ébranler la pleine et lourde lumière.
Septembre 2023
Ginette Flora
Peintures libres de droit :
Paysan sur son âne, d'Emile Loubon (1809-1863)
Huile sur carton
Un très beau voyage au cœur de l'étrangeté et du magique... merci Ginette de nous offrir cela...
" Après la mer, où l’aube avait soulevé les sources souterraines, les avait fait mugir à la surface quand il avait bu jusqu’à se faire exploser l’iris, il se repaissait des couleurs nouvelles dont il égrenait les nuances, bleu lavande, bleu turquoise remplaçant le bleu roi de la nuit. Il entrait en communion avec la terre ferme"
je suis rentrée dans ton récit et j'ai vécu l'aventure de Bastien sur le bout du coeur ...Merci Ginette pour tous ces moments précieux où la vie se lève en beauté sur tes mots ...❤️
Après la lecture de ce formidable récit aux parfums de garrigue, je me demande si Bastien a vendu des dorades à Marie de Sormiou (ou plutôt à sa cuisinière)...