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" Plié, levé, jeté, dégagé "

Dernière mise à jour : 17 mars




L’école de danse classique était aux aguets, les jeunes ballerines ne quittaient pas des yeux Faustine, leur professeur. On entendait le silence bourdonner, la nervosité se propager et Margot avait du mal à respirer. Macha et Nadia s’appuyaient l’une sur l’autre. D’instinct comme mues par un mécanisme automatique, elles se hissaient sur la pointe des pieds dans un mouvement d’attente figée qui les faisaient ressembler à une poupée d’une boîte à musique. Les rangs des danseuses se resserraient pour former une masse compacte. Faustine lut son courrier :


– Les deux écoles qui ont été retenues pour participer à la finale du concours Casse-Noisette sont : l’école de Dragées sous-bois et l’école de Poligny-sur-Orge. La gagnante présentera son ballet à l’Opéra de Paris pour le gala de fin d’année de son école.


La stupéfaction était telle qu’il y eut quelques secondes de silence. La nouvelle ne percutait pas encore les esprits puis une clameur enfla et se fit entendre longtemps dans la petite salle rose entourée des barres de danse le long des murs. Un lent staccato de vibrantes acclamations perça l’immobilité qui avait saisi les élèves à l’annonce des résultats. Le rêve qui semblait être impossible commençait à se dessiner.

L’importance de l’information avait glacé les esprits. Les portes de l’Opéra allaient s’ouvrir pour l’une des deux écoles et c’était comme si un insurmontable torrent venait d’être franchi. Une bouffée d’orgueil gonfla ensuite les poumons des jeunes gens. Brusquement ils se sentaient tous investis d’une tâche à accomplir. C’était le cadeau mirobolant, effrayant qu’ils n’avaient pas osé laisser arriver jusqu’à la pointe de leurs arabesques. Mais la voix de Faustine repoussait les embruns de leur sidération :


– N’oubliez pas. C’est un cadeau empoisonné. Vous aurez à traverser d’autres épreuves chaque jour. Redescendez de votre petit nuage. Rien n’est joué encore. Répétitions tous les jours, exercices d’échauffement trois fois par jour, vous n’aurez plus une minute à vous. Voulez-vous relever le défi ?

– Oui, crièrent les dix jeunes élèves de la troupe. Faustine distribuait déjà les rôles. Margot et Patrick seraient Clara et le Prince. Nadia, la fée et Grégory, le mystérieux réparateur des cœurs brisés.


L’école de Poligny sur Orge gavait ses élèves des mêmes recommandations. Les amitiés commençaient à se dérober dans les chaussons fripés. On pensait aux chaussons neufs, ceux qu’on enfilerait pour monter sur la scène de l’Opéra de Paris. Leur challenge serait tout aussi pénible à porter d’autant que Margot voyait le visage de Grégory s’embrumer. Il allait devoir affronter son amie Jade qui faisait partie de l’école adverse. Il fallait ignorer les regards creux, remplis d’amertume des amies de la veille. Elle comprenait la tristesse de Grégory qui vivrait de cette pointe au cœur. Cette morsure ne manquerait pas de se cristalliser dans le jeu de Grégory quand il donnerait aux spectateurs le simple cadeau de son cœur meurtri. Quand la réalité et la fiction se rejoindraient, le ballet n’en deviendrait que plus attachant car l’émotion s’insinuerait en eux comme un goût de friandise acidulée.

Plié, jeté, coupé !

On entendait la voix du professeur tous les jours désormais, une voix de stentor qui se répercutait hors des murs de la salle. Des exhortations qui entreraient lentement mais sûrement dans tous les esprits, même les habitants en furent piqués. Les sauts et les pirouettes, ils les faisaient dans leur tête quand Faustine sollicitait le talent de couturière des mères pour aider à la confection des costumes. Telles des souris, elles se mettaient à la tâche sans barguigner.

Dans les transports, Margot et ses amies eurent la désagréable surprise d’être montrées du doigt. Il n’y avait pas d’autre mot : on cassait leur moral comme le mauvais garçon de Casse-Noisette qui avait brisé le cadeau de Clara.

– Un magicien viendra qui nous réparera, dit Margot à ses amies en toisant froidement les quelques donzelles de Poligny qui se gargarisaient déjà de remporter la finale.


Mais les événements de chaque jour devinrent plus frustrants. Clélia s’alimentait de moins en moins, craignait les cauchemars. La dépression la guettait, elle ne contrôlait plus son addiction aux traitements trompeurs. Macha frottait ses pieds gonflés. Aurore ne vint plus aux cours. On la retrouva recroquevillée dans son lit en proie à des délires incontrôlables. Elle se levait la nuit et dans la pénombre, la lune se penchait sur sa fenêtre pour lui supplier de danser la valse des flocons.

Ce n’était plus un plié gracieux, ni un jeté libérateur ni un pas chassé aérien. Ce n’était plus ni plus ni moins qu’un assemblage d’exercices emballés à la va-vite comme si ce n’eut été que des travaux forcés. Devant cette avalanche de découragements, d’incidents malheureux, Faustine rassembla son troupeau et leur parla :


– Mes enfants, nous jouons un ballet qui invite à laisser libre cours à l’esprit de Noël, c’est cela Casse-Noisette. Jouez avec votre âme d’enfant et les yeux remplis de joie. Vous dansez votre impatience de savoir ce qu’on vous offrira et pendant un moment de grâce, vous allez vous remettre à croire au Père Noël. Et quand vous ne trouverez aucun cadeau pour vous sous le sapin, un être à qui vous n’avez pas attaché d’importance viendra vous en offrir un. Vous ne le connaissez pas et c’est cela le clou du spectacle dans notre livret, notre façon de présenter ce ballet. On ne va pas coller à la composition de Tchaïkovski. On va le sublimer, lui donner un autre souffle poétique. Il y a un être que vous n’avez jamais vu et qui vous dira : « Je n’ai que cela. Prenez-le. » Et ce sera quoi ? Ce sera votre plus beau cadeau de Noël, vous aurez dans vos mains un jouet qui va se réveiller la nuit pour vous emporter dans ses voyages. Pensez-y, vous le dévoilerez le jour de l’ouverture du ballet.


Les séances de répétitions furent redoutables. Mais Faustine, imperturbable, les accompagnait en leur parlant des blessures de ceux qui furent les plus grands danseurs :


– Patrick Dupond a commencé par du football et du judo. C’était un sportif qui se cherchait. Plus il jouait, plus il comprenait qu’il lui fallait une discipline qui lui permettrait de dépasser les petites mesquineries du quotidien. Il a découvert ainsi la danse classique comme Noureev, comme Baryschnikov. Il a compris que la danse s’empare du corps et de l’âme, un sport exigeant qui ne souffre d’aucune faille. Il a vu que c’est à ce prix qu’il pouvait connaître le vrai bonheur, celui qui reste éternellement pur et vrai. Ils ont dansé, ces astéroïdes, ils se donnaient au monde, une sorte d’engagement humain à montrer une voie. Quand on a vu les étoiles avec le regard ébloui d’un enfant et le cœur tremblant de celui qui attend, alors rien ne nous arrête, ni la maladie ni les accidents ni le découragement ni les douleurs physiques, rien ne les a empêchés de continuer. C’est quand vous ne vous arrêtez pas que se trouve votre extase. Vous découvrirez un autre sentiment, celui d’exister pour vous et pour les autres car dans cette danse, vous ferez des rencontres, vous ne serez pas seul, vous saurez fléchir vos jambiers pour relever celui qui est tombé. Vous saurez consoler celui qui ne croit plus en lui. Vous saurez même leur dire que ce rêve impossible, vous le ferez à leur place. Ce n’est pas seulement pour vous que vous travaillez, c’est aussi pour les autres.

Les dernières répétitions eurent lieu sur la scène de l’opéra. Plus personne ne doutait de l’ovation qui leur serait faite le lendemain soir. En costumes féeriques, la troupe s’élancerait. Margot multiplierait ses figures et quand elle ferait le grand écart par une prodigieuse torsion du buste, elle sentirait les hourras de tous ces cœurs qui exaltés. Au moment du tourbillon final, le bonheur d’avoir réalisé un rêve fou fulgurerait à ses tempes dans une explosion de paillettes étincelantes.



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4 Comments


berliner.randolph
berliner.randolph
Dec 06, 2021

Magnifique

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Merci Randolph.

Heureuse que cela vous enchante.

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Alain Derenne
Alain Derenne
Dec 06, 2021

Vu Ginette Flora,

Voté sur Short édition

Bises

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Merci beaucoup, Alain .

Je vous souhaite une bonne journée ... qui est pluvieuse en ce moment !

Mes affections.

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