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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

Sur la pointe des pieds


Il marchait dans les hautes herbes.

Il n’était pas seul. Il y avait les autres hôtes que je ne connaissais pas, il prenait soin de les regarder en face, avec cette halte du corps qui s’affaisse quand il a besoin de regarder au loin.

Les quelques innombrables résidents de l’herbe, je ne les voyais pas comme lui les voyait. La tourterelle descendit de son nid et fit entendre sa parole pendant un court moment dont je n'eus pas à regretter la brièveté tant le chant continua de répercuter son arc d'arpèges sur l'herbe caressée. Des papillons, des libellules ouvraient tout grand leurs fines ailes et parce que j’étais près de lui, ces êtres m’accordèrent un regard. Un seul et ils revinrent vers celui qu’ils connaissaient et qui passait devant eux. Les vaches beuglèrent. Il leur envoya une remontrance taquine et les clarines tintèrent. C’était lui que je regardais, je ne regardais que lui sans que j’aie besoin de croiser ses yeux, en me réjouissant de le savoir plein de lui-même. Sa démarche se creusait d’une pensée, il prenait le brin des champs pour s’en remplir le visage et ce visage devenait si intense que j’en eus une douleur. Les oiseaux ont battu de l’aile et en rangs de bohémiens ont filé vers leur ciel. Ils n’allaient pas loin, eux aussi étaient en baguenaude.

Les prairies s’étendaient, les flâneurs de la campagne prirent la minute déférente pour saluer d’un coup de chapeau celui qui aimait leur parler du beau blé doré entouré de coquelicots. Des moutons placides, des chiens flairant les mottes de foin. Des petits aux grands animaux, je sentais arriver le simple affleurement de leur mansuétude.

Des chevaux que nous avons croisés, je dirais que je n’avais pas osé flatter leur encolure alors que lui, il le faisait lentement comme si sa main dans la crinière envoûtait le cheval qui attendait le tranquille geste en s’approchant de lui. J’eus un recul instinctif et le cheval eut pour moi un regard peu amène. Jérôme parlait peu, il n’émettait aucune parole inutile. Quand il alignait quelques mots, il aimait les dire, c’était des mots qui avaient déjà fait leur apprentissage et ne tombaient que parce que choisis, épurés, biffés dans une autre vie et remaniés jusqu’à la tessiture la plus juste.


Je sus que tout était travaillé parce que tombé, chuté, ramassé avec soin pour les reconstruire ou rebâtir à l’exact plan souhaité. Je compris pourquoi toutes les pierres vivaient d’une présence et m’inquiétais de n'avoir pas su le remarquer. Il avançait dans la foule de l’herbe molle comme un vent que charge le ciel d’une mission à rendre. Un mouvement de vivacité existait. C’était vers cette haleine qu’il allait, sa besace sur l’épaule, le visage attentif, prêt à aspirer une goulée de ce qu’il avait su trouver, seul, et que je comprenais à mesure que je le suivais.


Quand il passa devant la chapelle en ruines, il apportait sa part de ruines et de les voir accumulés, ajustés, il y eut une radiance. Il me semblait qu'une lumière sourdait de chaque roche fissurée. Il me conduisit devant d’anciens puits, la margelle fendillait sous les pierres disjointes. Il me fit voir de vieux lavoirs, des fontaines résistantes sur lesquelles des saxicoles avaient fixé leur domicile. Il ouvrait les herbes, je ne connaissais pas le nom des graminées, était-ce nécessaire, il ne semblait pas vouloir en parler, c’était l’herbe qui lui soufflait sa présence. Je faisais un effort pour ne rien écraser quand je voyais qu’il marchait comme on marche sur des talus de gemmes.

Ce n’était pas une randonnée pour moi mais une visite de son pays de bruyère et de genévrier. C’était son domaine, la foi avec laquelle il conjuguait sa vie avec celle des personnes absentes.

Si je considérais ma vacuité comme une plaine désertique, je n’en portais pas le manque comme une cicatrice. Cette friche n’entrait pas comme une blessure mais comme une offrande et je restais car il ne voulait pas de mal au sol que je foulais.

Il levait un sourcil quand il me voyait hésiter à poursuivre une route qu’il ouvrait à dessein et que je fermais avec maladresse. Il attendait et moi aussi, j’attendais de savoir ce qui pouvait arriver, si j’allais franchir le pas. De quoi ? Je savais qu’on allait quelque part, il me montrait la légèreté de la voie sur laquelle on passe pour mener une quête, il écartait les broussailles, il me montrait d’autres semailles, celles que je n’avais pas vues et que j’abordais d’une façon que j’attendais de voir. Lui comme moi avions besoin de savoir si l’espace immense auprès duquel j’étais parvenue, pouvait me contenir.

Il me regarda alors sans que son regard se remplisse d'un reproche ou d'une frustration. Il m’avait invitée à le suivre, il ne m’avait pas demandé de le faire contre mon gré. Apprendre à marcher, je le fis en butant sur les branches. Je tombai sur une fourmi, une possible gardienne de l’infinitésimal.

Je sus qu’il voulait me montrer les plus petites vies et que de l’une de ces vies, nous sommes devenus ce que nous sommes.

Je m’égratignais, je chutais, me heurtais sans savoir à quoi je me heurtais, des rondins barraient la piste, des souches me sauvèrent de la fatigue que j’éprouvai de ne plus trouver les mots pour dire à Jérôme ce que je craignais sans savoir vraiment ce qui pouvait m'arriver. Tout semblait être aspiré par les airs, il y avait une autre liberté qui agissait comme une bulle en s’échappant de tout un cornet de murmures.

Le ciel s’avançait doucement vers moi. Je ne l’avais pas vu venir mais la clairière était d’une telle clarté que je levai les yeux sur la canopée.

L’oiseau vint à mon secours. Les fleurs aussi quand j’en vis qui se redressaient. Je m’abstins de les cueillir. Je préférai m’agenouiller, venir à leur hauteur pendant que Jérôme les nommait sans hésiter.

Il raconta leur histoire comme s’il les avait soignées dans un temps que j'aimais l'entendre me raconter et qui resterait toujours inconnu. C’était des époques que je ne pourrai pas visiter. Elles étaient tombées non pas dans un ravin mais dans un temps qui se nomme souvenir et ce temps pouvait aussi ne pas rester inerte et se parer des fleurs qu’il voulait émettre. Les souches de ces arbres se superposent, elles finissent par former une bâtisse, une sorte de citadelle souterraine.


Comme s’il avait senti ma soudaine lassitude, il me prit la main et je pus frôler la rumeur de sa joie intérieure. J’en fus ébranlée. Il était rempli d’une beauté solaire et personnelle en même temps que je m’arrêtais aux confins d’un sol qui n’était qu’à lui. Était-ce de l’avoir approché ou était-ce la présence de la fleur qui nous observait près des racines ? Je me sentais bien. Mon inconfort de n’être qu’une passante s’était désincarné, la buse cendrée sur la branche flûta son cri le plus harmonieux.

Il me parla des cèpes, des plantes d’apparat, me dit-il, car elles sont comestibles et que le goût de la cèpe dans une poêle est d’une saveur forestière qu’il ne fallait pas manquer.

Il devança mes scrupules en disant que les plantes offrent leur vie car elles portent des racines qui ne meurent jamais.

Je craignais les champignons pour leur possible dangerosité. Il en prit un et me parla du goût des herbes. Il me parla d’une poêlée de champignons, j’en étais à me demander quelle forme de révélation je lui apportais !


Il s’arrêta devant une cahute au toit de chaume. La porte s’entrebâillait, il s’approcha et le ciel répandit sa peinture.

J'en fus éclaboussée.

La cheminée de suie collée, des chenets dans le foyer, un poêlon sur les bûches. Un cruchon d'eau près d'un soufflet et de quelques pelles et tisons. Pas loin un bac vide en l’occurrence mais des chutes de feuilles de bois, des frises de tiges sèches attestaient de son usage. Les ombres et la lumière jouaient un lent prélude en circulant sur les murs, se poursuivant sans jamais s’atteindre. Quand il ouvrit la fenêtre, quelques rais de soleil se posèrent sur la table en bois. Les chaises étaient lourdes comme si l’artisan n’avait pas voulu qu’on les déplace.

Des senteurs de bois de terre, des fragrances de vie souterraine et de ce voile qu’il portait au fond des yeux, qu’il rejoignait dans un discret transport de joie, qu’il dissimulait dans le geste qu’il avait de déplacer la fine poussière oubliée sur les jointures des lattes, gardiennes des miasmes, il les entassa sur le bord des meubles.

Je vis le logis comme on voit un bord de pensée, comme on lit une page d’un livre. Je vis le refuge en pierres comme on voit le labeur achevé par les yeux d’un autre, comme si je découvrais un bout de terre adoptée, rendue à la main qui l’avait prise.

Un bat-flanc complétait l’ensemble, je perçus le rythme d’une nuit qui entre par les faisceaux des étoiles.

Le plancher était envahi par des locataires qui s’enfuyaient apeurés, étonnés, des insectes fébriles, d’autres coléoptères et arachnides et j’en eus peur. Je vis son regard venir vers moi. S’il était là, il n’y aurait rien à appréhender.

Il prit sa gourde, proposa une halte. Je le voyais épris de la paix qui sourdait du gîte silencieux. L’idée me vint que je ne pouvais qu’être une intruse mais il me raconta l’histoire de la maison, vieillie par les segments de vie qui y avaient séjourné, il me présenta quelques personnages que je n’avais pas imaginé pouvoir un jour les rencontrer. Le petit elfe qui bondit sur les jambes de Jérôme me regardait avec curiosité. Un petit elfe volubile qui me raconta l’histoire des bois et des rondins de bois.

Un troll vint semer un éclat inhabituel dans le calme de la maison mais il disparut sur un geste que fit Jérôme sans que je ne comprenne la raison pour laquelle la créature finissait si rapidement sa visite. Jérôme suivait une trajectoire, j’absorbais lentement la goutte de liqueur qu’il avait versée dans ma timbale. Je recevais l’onde de choc d’un moment de vertige. Je comprenais ; j’étais partie avec le sentiment que je ne serais pas acceptée dans la zone solitaire où il évoluait. Une alchimie venait de se produire.


Je voyais confusément que ce qui m'incommodait, s’éloignait pour laisser place à une quiétude blanchie de tout le portage de la haine ou de l'effroi, tous deux devenus les vrais étrangers à la doublure d’un temps qu’il m’avait laissé voir.

Novembre 2023

Ginette Flora

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6 Comments


Colette Kahn
Colette Kahn
Nov 29, 2023

Une ode à la nature qui nous dit que la vie est belle...

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Oui c'est vrai que cela fait du bien d'entendre le ruissèlement d'une source ...

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Fournier Viviane
Fournier Viviane
Nov 20, 2023

j'ai adoré ... on ressent tout sur tes mots et chaque ligne ouvre une fenêtre ... clarté alors au bout du coeur !❤️

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Merci Viviane . c'est bon parfois de se retirer dans un nuage !

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Fredoladouleur
Fredoladouleur
Nov 18, 2023

Comme les flâneurs de la campagne, je prends la minute déférente pour saluer d’un coup de chapeau ta plume inimitable, Ginette ! Dans ce texte transparaît un véritable amour de la Nature. Nature toujours propice à une pointe de magie et de mystère...

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Merci Fred . Je suis vraiment émue par ton ressenti .

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