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Tagore et l'offrande lyrique


Tagore élève un autre chant, le chant de la joie. Il entraîne Dieu à servir auprès de lui la vie des hommes.

C'est à ce carrefour formé par les valeurs contradictoires de ces deux positions que se situe la problématique spirituelle soulevée par la pensée de Tagore.


"Je t'accorderai selon le mode de l'Eternel, harpe ! Et quand aura vibré mon suprême sanglot, au pied du silencieux, je te reposerai silencieuse. "

Le Gitanjali ou l'offrande lyrique est un recueil de 103 poèmes mystiques. Un principe simple est à la base de la philosophie qui se dégage du message poétique.

Tagore croit en un idéal de paradis qui n'est pas le produit de l'imagination mais l'ultime réalité où toutes choses résident et se meurent.

Cette vision du Paradis s'aperçoit, se voit par le regard du Poète dans la beauté de la figure humaine, dans l'illumination de la vie humaine et même dans les choses apparemment insignifiantes et sans attraits. D'après Tagore, partout sur cette terre, l'esprit du Paradis veille et fait entendre sa voix. Il atteint notre oreille intérieure sans que nous le sachions parce qu'on n'a pas été en communion avec lui.

Tous les poèmes de ce recueil sont centrés dans cette découverte faite par le "voyant" d'où sa résonance mystique. Tous les poèmes sont adressés à l'Etre Suprême, Lui, et sont chantés dans un lyrisme débordant d'images et de visions. Le premier illustre bien cette conception :


Chant mystique

"Mais comme en toi tu chantes !

Maître ,je l'ignore!

Et j'écoute toujours dans l'éblouissement silencieux

la lumière de ta musique illumine le monde

Le vital souffle de ta musique roule de ciel en ciel

Le flot sacré de ta musique à travers les digues de pierre

Se fait jour et se précipite

Mon coeur aspire à se joindre à ton chant

mais s'efforce en vain vers la voix

Je parlerai ...

Mais aucun chant ne se forme de mon langage

Et je me lamente, confus

Ah! Tu as fait mon coeur captif, Maître

Dans les lacs infinis de ta musique. "

( L'offrande lyrique )



Cette musique d'après Tagore fait entendre ses accords dans tous les instants et toutes les activités de notre vie : c'est ce qu'il appelle l'illumination de la voix humaine. Notre vie est illuminée par une présence que seul le poète a senti et c'est cette découverte qu'il rapporte dans sa poésie.

Le poète écoute le chant de l'Univers, entonné par le sifflement du vent, les cris des oiseaux, la brume des matins, le soupir des couchants.


Carpe diem

" Cueille cette frêle fleur, prends la vite !

De crainte qu'elle ne se fane et ne s'effeuille dans la poussière

S'il n'y a point place pour elle dans ta guirlande

Fais lui pourtant l'honneur du contact douloureux de ta main

Cueille-la

Je crains que le jour ne s'achève avant que je ne m'en doute

et que le temps de l'offertoire ne soit passé

Bien que sa couleur soit discrète et

Bien que timide soit sa senteur

Prends cette fleur à ton service

Et cueille-la tant qu'il en est encore temps."


L'attente


"Ceci est mon délice d'attendre et d'épier ainsi sur le bord de la route

Où l'ombre poursuit la lumière et où la pluie vient sur les traces de l'été.

De l'aube au crépuscule, je reste devant ma porte.

Je sais que soudain l'heureux moment viendra où je verrai

Cependant je souris et je chante tout solitaire

Cependant l'air s'emplit du parfum de la promesse. "



De même que Rousseau avait senti vibrer en lui l'âme de la nature tout au long de sa vie contemplative, la posture de Tagore a surtout une vibration philosophique. Gide a écrit dans la préface du recueil qu'il a traduit que les strophes de Tagore frémissent d'une musique qui lui fait penser à une mélodie de Schumann ou à une cantate de Jean-Sébastien Bach.

Communion


"Ma vanité de poète meurt de honte à ta vue.

O Maître poète ! Je me suis assis à tes pieds !

Que seulement je fasse de ma vie une chose simple et droite

Pareille à une flûte de roseau que tu puisses remplir de musique !

Quel divin breuvage espères-tu, mon Dieu

De cette débordante coupe de ma vie ?

Mon poète ! Est ce là ton délice de voir ta création

A travers mes yeux et aux parois de mon oreille ?

D'écouter silencieux, ta propre divine création et harmonie ?

A travers mon esprit, ton univers se tisse en paroles

auxquelles ta joie communique la mélodie

Tu te donnes à moi par amour

et c'est alors qu'en moi, tu prends conscience de ta suavité parfaite. "



C'est la communion avec Dieu, non pas le dieu d'une religion particulière mais le dieu de l'univers, l'Etre suprême.

C'est la grande doctrine de Tagore qui a des affinités avec celle de Rousseau. Ces deux poèmes illustrent cette conception. Le poète se compare à une flûte de roseau que Dieu tient dans ses mains. La fonction du poète est d'animer cette flûte c'est à dire de vivre, ainsi Dieu pourra prendre conscience de soi dans sa créature. Car Tagore est persuadé que l'homme est la conscience de Dieu.

Dieu a créé l'homme pour qu'il puisse se reconnaître en lui. Le message philosophique rompt avec la tradition védique attachée au renoncement à la vie humaine.

Or Tagore s'exclame :


" Lumière, ma lumière ! Lumière emplissant le monde

Lumière baiser des yeux, douceur du coeur, lumière !

Ah ! La lumière danse au centre de ma vie !

Bien-aimé, mon amour retentit sous la frappe de la lumière

Les cieux s'ouvrent, le vent bondit, un rire a parcouru la terre.

Sur l'océan de la lumière, mon bien-aimé

le papillon ouvre son aile.

La crête des vagues de lumière brille de lys et de jasmin

La lumière , ô mon bien-aimé, brésille l'or sur les nuées.

Elle éparpille à profusion les pierreries.

Une jubilation s'étend de feuille en feuille, ô mon amour !

Le fleuve du ciel a noyé ses rives.

Tout le flot de joie est dehors. "



Cette âme torturée qui cherche Dieu et qui ne l'a pas trouvé c'est à dire qui n'a pas atteint la communion parfaite, va laisser déborder toute sa joie. Elle chante son âme captivée par la musique mystique :

" Ah ! Tu as fait captif, Maître, dans les lacs de ta musique ! "


Le voyage mystique


"Au petit matin, un bruissement a dit que nous allions nous embarquer ,

Toi seulement et moi et qu'aucune âme au monde,

jamais, ne saurait rien de notre pèlerinage sans but et sans fin

Sur cet océan sans rivages à ton muet sourire attentif,

Mes chants s'enfleraient en mélodies

Libres comme les vagues, libres de l'entrave des paroles. "


C'est une autre forme de l'attente. Les thèmes poétiques dans l'œuvre de Tagore sont si lyriques qu'ils nous conduisent à des rives extatiques. C'est la recherche de la vérité qui conduit la barque de Tagore. Le voyage mystique pourrait faire penser à ces voyages baudelairiens à la recherche du Nouveau mais si chez l'un, c'est une recherche de la communion avec l'univers, chez l'autre c'est une aspiration à l'Idéal.

Angoisse de la séparation


"C'est l'angoisse de la séparation qui s'épand partout le monde

Et donne naissance à des formes sans nombre dans le ciel infini

C'est ce chagrin de la séparation qui contemple en silence

Toute la nuit d'étoile en étoile et qui éveille une lyre

Parmi les feuilles chuchotantes dans l'obscurité pluvieuse de Juillet.

C'est cette peine envahissante qui s'épaissit

En amours et désirs, en souffrances et en joies

Dans les demeures humaines et de mon coeur de poète,

C'est toujours elle qui fond et ruissèle en chansons. "



Cet hymne à l'angoisse de la séparation est universellement connu par les interprétations qu'on peut lui trouver : Est-ce la séparation d'avec l'âme universelle ou bien tout simplement d'avec l'être dont on sent la présence dans "les affaires invisibles" ?

Cet hymne plonge dans le coeur torturé et angoissé de l'homme, une angoisse qui ravive peines et joies, amours et désirs.

Le poète achève son hymne en disant que son angoisse, il la dilue en se laissant enlever par la musique.


"Je suis parvenu sur le bord de l'éternité

D'où jamais rien ne se dissipe, nul espoir, nul bonheur,

Nul souvenir de visage entrevu à travers les larmes.

Oh! Trempe dans cet océan ma vie creuse

Plonge-la dans le sein de cette plénitude et que cette caresse perdue,

Je la ressente enfin dans la totalité de l'univers. "


L'idéal de Tagore aspire à la perfection de la vie humaine. Cette poursuite de l'universalité fait de sa pensée une offrande à la vie positive.

Il le dit lui-même :

"J'hésite à renoncer à ma vie et c'est pourquoi je me plonge dans les eaux vastes de la vie. "

Dans la pensée mystique de Tagore, il y a une affirmation du salut humain par les joies et les peines que la vie lui donne. C'est dans la pleine possession de sa vie que l'homme peut s'épanouir. La vie où tout n'est qu'ordre et beauté quand on l'a vue ainsi dans la beauté de toute chose et dans l'ordre non pas seulement apparent mais aussi invisible.

Tout mal et malheur est destiné à être joie et bonheur si l'homme aime la vie et par cela même accepte tout ce qu'elle lui donne.


Le fleuve de la vie


"Le même fleuve de vie qui court à travers mes veines,

nuit et jour, court à travers le monde

et danse en pulsations rythmées.

C'est cette même vie qui pousse à travers la poudre de la terre

mêlant sa joie en innombrables brins d'herbe

et éclate en fougueuses vagues de feuilles et de fleurs.

C'est cette même vie que balancent flux et reflux

Dans l'obscur berceau de la naissance et de la mort

Je sens mes membres glorifiés au toucher de cette vie universelle

et je m'enorgueillis car le grand battement

de la vie des âges, c'est dans mon sang qu'il danse en ce moment."



L'offrande lyrique est composé de deux parties, l'une traitant du problème de la vie et l'autre traitant du problème de la mort. Pour Tagore, la mort est aussi une vie, la dernière et ce n'est qu'une visiteuse, une messagère.



La visiteuse

"Le jour où la mort viendra frapper à ta porte ,

Quel présent lui offriras-tu ?

Je placerai devant la visiteuse la pleine coupe de ma vie,

Certes je ne souffrirai pas qu'elle reparte les mains vides.

Et la douce vendange de tous mes jours d'automne

Et de toutes mes nuits d'été, de ma vie affairée

Et les moissons et les glanures,

Au terme de mes jours, je les placerai devant elle

Quand à ma porte viendra frapper la mort. "


La harpe de ma vie


"Je plonge aux profondeurs de l'océan des formes

dans l'espoir d'atteindre la perle parfaite et sans forme.

Je ne navigue plus de havre en havre

dans cette barque battue par la tempête.

Les jours sont loin où je faisais mon jeu d'être secoué par les flots

Et maintenant, j'aspire à mourir dans ce qui est sans mort.

Dans la salle d'audience, près de l'abîme sans fond

d'où émane une musique sans notes,

je saisirai la harpe de ma vie !

Je t'accorderai selon le mode de l'éternel, harpe !

Et quand aura vibré ton suprême sanglot,

au pied du silencieux , je te reposerai silencieuse."



Vers toi

"Mort, suprême accomplissement de la vie,

j'accours et parle-moi tout bas

jour après jour , j'ai veillé pour t'attendre,

pour toi j'ai supporté les joies et les angoisses de la vie

tout ce que je suis, tout ce que j'ai

et mon espoir et mon amour,

tout a toujours coulé vers toi dans le mystère

un dernier éclair de tes yeux et ma vie sera tienne à jamais ! "


( Tous les poèmes sont extraits de "l'offrande lyrique" )



André Gide rapporte dans la préface de l'offrande lyrique que le thème de la mort est maintes fois traité en littérature mais jamais on n'en avait parlé en termes aussi beaux et aussi dignes. Le recueil a été écrit en langue bengali par son auteur. Après avoir reçu le prix Nobel, Tagore le traduit en anglais.

Gide s'en saisit et le traduit en français pour en faire mieux écouter le langoureux raga qui le parcourt.

Amour du prochain, joie de vivre, travail exalté, accueil chaleureux à Dieu présenté comme un Seigneur de passage, autant de virtualités heureuses aussi éloignées de Dieu que puissent l'être deux pensées opposées.

Tagore en les imprimant d'un mouvement résolument centré sur l'action humaine incarne la nouvelle dynamique de la spiritualité indienne désormais jetée dans le courant moderne de l'action au service de l'homme au carrefour duquel comme un phare rassurant, se distingue l'œuvre de Tagore.


A côté du chant védique, exaltant le renoncement pour mieux servir l'être suprême, Tagore élève une autre voix exultant de joie pour les heures et les jours passés parmi les vivants.



Exposé fait en Octobre 1973

Ginette Flora

Juillet 2024



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2件のコメント


Merci Ginette, je découvre vraiment ...et c'est riche d'enseignement .. beau travail que tu nous offres et le Carpe Diem a un goût ronsardien ...

 "Dans la pensée mystique de Tagore, il y a une affirmation du salut humain par les joies et les peines que la vie lui donne. C'est dans la pleine possession de sa vie que l'homme peut s'épanouir. La vie où tout n'est qu'ordre et beauté quand on l'a vue ainsi dans la beauté de toute chose et dans l'ordre non pas seulement apparent mais aussi invisible."


des idées que j'aime et qui sont riches ....


❤️Merci encore ....

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返信先

Et dire que cela remonte à 1973 !

Tu vois, je visite mes malles et je découvre des pages tachées et de vieux cahiers que j'ai pratiquement oubliés !

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