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Photo du rédacteurGinette Flora Amouma

Un air de galoubet ( Le village des santons)


Cela faisait plusieurs nuits qu’il se réveillait en sursaut et se précipitait à sa fenêtre. Un musicien jouait au bas de la ruelle, sans souci de l’obscurité,  un air qu’il avait fini par intégrer, reconnaître et assimiler, un air qui revenait, s’étirait et se reproduisait comme un contrepoint.

 Mais au delà de la palissade, la ruelle restait désespérément déserte. Un mince filet de nuages s’évaporait au loin, suivi par les lueurs du réverbère qui déversaient leur résille de mélancolie sur la terre irrégulière, striée de tracés poussiéreux.  La lune écartait ses poignées de pâleur sur les trottoirs et préférait s’infiltrer dans le labyrinthe des feuillages en ne montrant que quelques parcelles de sa sphère nacrée. Séléné en savait quelque chose sur les visites à la Terre où elle pivotait sur elle-même pour ne pas se heurter à un promeneur.

 Ralph ne pouvait que regagner ensuite son lit après avoir jeté un coup d’œil inquiet sur son violon. La flûte reprenait son air lent et implorant. Il reconnaissait cet air pour lequel on voudrait quitter son abri pour se jeter sur les routes et donner aux gens comme aux êtres vivants  le fluide qui sourdait au dedans de soi avec  une  intolérable insistance.

Il y avait longtemps qu’il n’avait plus joué de son violon, les festivals devenaient rares et il ne pouvait donner des concerts que dans la brasserie de Clément ou en se détachant de son village pour aller baguenauder dans les environs et se prendre pour un  ménestrel dans des tournées solitaires où il n’était connu que de son périmètre de  popularité.   

Il n’avait plus rien composé depuis l’été qu’il avait traversé en somnambule  et pensait que l’automne lui donnerait matière à recueillir la sève qui filait dans les racines. Le flux carmin saignait sur les folioles, un vieux sang  braisait sur les bûches postillonnant ses  brûlures. Il avait suivi quelques orchestres et prêté la voix de son violon pour compléter un ensemble symphonique. C’était une démarche factuelle, il n’était pas devenu une torche éclairante  pour une foule exaltée. 

 La nuit s’enrhumait à sa fenêtre. Il s’enfonça sous ses couvertures et renversa ses songes dans le creux de ses bras. On parlait déjà de se préparer à quitter l’année par grand crachat de bruit, en processions serpentines où des allumeurs de contes musicaux mettraient du feu dans les yeux des enfants pressés de capturer les merveilles  enrubannées.


 Dans la brasserie, Clément l’aubergiste avait la patience d’écouter ses fidèles clients lui raconter leurs dernières escapades estivales. Il ne laissait paraître que sa bonne humeur et l’attention qu’il accordait à tous ses clients. Ceux du petit matin donnaient les nouvelles cauchemardesques de la nuit.  A Midi, le soleil et  la lumière avaient retiré les ombres et  Clément savait que les nouvelles seraient meilleures. Le soir, il faisait des efforts surhumains pour garder sa bonhomie coutumière. La journée avait usé ses bottes sur les sentiers, les feuilletons des potins commencés étaient revisités autour d’une tasse de thé ou d’un verre de liqueur.  Son enseigne était une source d’informations, la gazette du village.

 Firmin le facteur lui était d’une grande utilité pour vérifier si les villageois souffraient d’un mal quelconque ou tout bonnement avait besoin d’aide.  Le village ne laissait aucune de ses ouailles en difficulté. Il aimait beaucoup revenir sur le conte du tam-tam et le rappeler aux enfants qui se chamaillaient pour un bonbon.


 « En des temps anciens, dans une forêt lointaine, les gens des villages donnaient de leurs nouvelles en frappant sur leur tambourin et les échos renvoyaient leur message qui étaient entendus de tous les coins de la terre.

 Les enfants, béats, demandaient :

–   Mais comment c’est possible ?  

–  Tout est possible avec la musique. Pourquoi crois-tu qu’on met des guirlandes illuminées sur les arbres et des lampions sur nos réverbères,  les jours de fêtes ? Pourquoi les toits sont-ils éclairés ?  Pourquoi les cloches des chapelles  résonnent-elles ? C’est un message d’invitation à une fête locale. »  


 Il se souvint qu’il devait répondre aux services de la commune qui l’avaient prévenu que des éclairages seraient posés devant son établissement les jours suivants  et que s’il avait des requêtes à formuler, elles seraient toutes examinées.


Firmin poussait la porte d’entrée.  Il ne quittait pas sa sacoche gonflée à faire craquer les deux seules lanières qui la retenaient. Pour peu qu’on lui servît un verre de pastis sur un petit sous verre en forme de feuille d’automne, il plissait son visage d’un sourire de joie retenue. Clément ajoutait quelques douceurs,  une pâtisserie, une friandise ou une pièce de ce que les commerçants lui livraient. Il y avait les douceurs d’Angèle l’institutrice qui rapportait les présents sucrés de son école.

Et puis il y avait cette mélodie qui traversait les murs de sa bâtisse  à chaque poussée du battant de la porte d’entrée, il avait l’impression de voir surgir le musicien.

 C’était Firmin qui lui avait d’abord mis la puce à l’oreille en lui jetant entre deux lampées de pastis :


–   Il y a un air qui crapahute dans les recoins  du village. A chaque fois que je dépose une lettre, je me retourne comme si le musicien jouait de son air derrière moi.

–   Et alors, mon bon ?

– Et alors, rien. Seul le vent, l’air, le chuchotis des feuilles, le frôlement de trilles, le crissement de pas.  

– Un fantôme qui se plaint de n’avoir pas reçu du courrier ? Il semble que chacun s’est bien défoncé à la dernière  visite des revenants !

–  Tu veux dire qu’on était tous plus ou moins frits confits !  Je crois qu‘il y en a un qui s’est perdu et qui erre en cherchant sa place ou quelque chose qu’il aurait oubliée. Bah té,  j’ai ma tournée à finir. Je me suis posé un moment.

–  Tu te poses toujours un moment, amiguet, dit Clément avec un sourire qui atténuait la malice qui creusait son regard. Clément connaissait le fond de toutes les créatures qui fréquentaient son bar.


Tous se confiaient à lui, laissant tomber un soupir qui évoquait le marbre des royaumes engloutis. A son comptoir, il n’y avait pas que de la monnaie qu’on y laissait. Quand il passait l’éponge sur le vernis du dessus de table, c’était aussi des confidences, des regrets, des cris qu’il nettoyait, des feux qu’il éteignait, des feux qui couvaient depuis si longtemps qu’ils en venaient à s’embraser dès la première coulée de boisson dans la gorge.  De ces cendres ramassées, il les laissait tourbillonner comme feuilles automnales.

 Les arbres étaient squelettiques, quelques taches rougeoyantes encore s’attardaient à regarder par les fenêtres de la brasserie et cela faisait  des ombres de main sur les vitres embuées.

 Firmin avait fini son verre et était devenu plus loquace qu’à son arrivée.


–   Elle était juste comme il faut, ta fête des ténèbres. Ce n’est pas pour te déplaire mais je trouve que tu as modérément décoré ta façade.


 Clément ne voulut pas se livrer. Il avait un fond qu’il gardait bien au fond de lui. Ce n’était ni  de la bonté ni de la défiance. C’était juste le soin qu’il appliquait à se donner pour se préserver de la mélancolie. Il ne voulait pas que des craquements d’os reviennent obscurcir les craintes qu’il éprouvait à  chaque fois que le soir s’affaissait, que le ciel clignotait. Il gardait son âme,  cette chose le maintenait en vie  depuis qu’il avait traversé des pistes remplies d’ornières et qu’il avait trébuché, en se retrouvant avec des pieds boursouflés et des genoux pliés. Il en était sorti, différent, non pas guéri mais différent. Il posait sur chaque être, sur chaque chose, un regard nouveau, constructif, et sur lui-même, il se surprenait à découvrir un être qui l’observait.  Se préserver  pour ne pas sombrer, il le sentait comme s’il gardait en lui un outil de survie.

Firmin  se levait, remettait sa sacoche sur l’épaule.


–    Je dois faire toutes les dernières maisons  à la lisière des bois. Ralph, Jasmine , …  

–   Tu as des nouvelles de Matias ?  On ne l’a pas vu depuis justement cette nocturne où il est venu et est reparti  si vite que je me demande encore ce qui l’attendait.  

–   Ce n’est pas une disparition inquiétante,  c’est surtout dans ses habitudes, sa marotte. Clément, il n’y a que dans ta brasserie qu’on peut revoir tous les gens du village, une fête rassemble un peu les isolés.


 Clément ne put s’empêcher de sourire. Il fuyait les polémiques et les vaines tensions autour de débats stériles. Il observait que certains habitués préféraient ratiociner et d’autres de s’imposer en croyant que leurs convictions seraient validées. Il sourit en voyant  le bon vieux visage de Firmin qui n’intervenait jamais dans une discussion sauf pour lancer quelques unes de ses fredaines. Firmin faisait consciencieusement son travail et ne pensait qu’à la joie de ceux qui recevaient des lettres.


–  Ce ne sont plus des lettres que je distribue. Ce ne sont plus que des tracts publicitaires ou des prospectus. 

–  Tu as encore quelques boîtes aux lettres à remplir ?

Firmin recompta ses lettres, ses coupures de presse et les quelques invitations à des réunions locales. 

–  Il me reste Ralph et Jasmine, Matias  . .. et au bout vraiment à la lisière des bois,  les derniers retraités qui  s’isolent pour écrire.


 Clément s’empressa d’ouvrir un tiroir, retira quelques enveloppes déjà prêtes et les tendit à Firmin.


–   Glisse-les dans leurs boîtes aux lettres. Ralph a si bien joué le soir des lanternes que je n’oublie pas ses  prestations. Et Jasmine a été gentille  de distribuer autant de friandises. Il y a eu aussi Matias même s’il n’était venu que pour un bref moment, il est venu et c’est suffisant. 


 Les missives de remerciements remplirent la sacoche  de Firmin qui se décida à quitter la brasserie. Son vélo l’attendait. Ce n’était que par grand jour de distribution  qu’il y accrochait une petite charrette. Bientôt les colis demanderaient de la place. Il lui faudrait un attelage.

Depuis sa baie vitrée, Clément finissait d’essuyer les verres en regardant Firmin s’éloigner. Mais son regard se portait plus loin, dépassait la place où la fontaine reniflait. Les gouttes qu’on ne pouvait assécher formaient des stalactites les jours de givre, il en avait la poitrine compressée. Il s’efforçait de se détendre en regardant plus loin encore comme s’il cherchait un tunnel. Il entendit la mélodie. Elle revenait.


 Firmin avait fini sa tournée, n’avait trouvé ni Matias ni Jasmine. Il avait vu Ralph au loin mais il ne voulut pas le rattraper.


 Le musicien marchait à longues enjambées, son violon sous le bras. Il avait un air préoccupé depuis qu’il s’était mêlé aux coteries de la nuit de la dernière lune. Il se convainquit que la musique s’était mise  à jouer depuis cette fameuse  nuit du retour des trépassés. Il s’était fait alpaguer, il ne s’en remettait pas.  Il se retourna si vivement qu’il buta sur une roche et il s’étala sur le sol graillonneux.

  « Fichue musique ! » , grommela-t-il  en se redressant. Il regagna la lisière des conifères.

 Les résineux fronçaient leurs branches irritées, écailles averties par l’approche du promeneur.   

Ralph ne voulait pas s’arrêter. Il allait poursuivre là où ses pas le conduisaient. Le pépiement des oiseaux lui rappela que le silence du bois était occupé par des craquements, des claquements d’ailes, des chuintements. Une eau chaloupait entre les roches, un ruissèlement ténu  maintenait  tous les sens en éveil.

L’automne tombait en grappes d’or sur ses épaules. Il avait un virage à prendre, le nom de ce pays à atteindre. Il le voulait sans s'y précipiter, sans faire un seul mouvement hâtif qui put le rapprocher de cet endroit ombragé où tout n’était que percale de feuillages sur des dalles froides, si froides qu’il savait qu’il aurait peine à  s’y aventurer.

 Il prit l’arrosoir et le remplit d’eau de la pompe qui supportait deux autres arrosoirs. Il nettoya la stèle, il attendit d’avoir procédé à tous les gestes usuels avant de lever les yeux vers le visage qui brillait dans son cadre.

 Il ouvrit instinctivement les mains :


–  Je n’ai rien pour toi. Tu n’avais que si peu de temps à prendre dans ta vie  et tu as pris  le temps de m’en  faire vivre un moment.   Il n’y avait pas autre chose à espérer. Tu t’es battu en vain et pourtant de toi,  j’ai suivi la sève de ces feuilles que tu as recueillies. 


 Le regard était bienveillant comme s’il se réjouissait de voir le violoniste. Un sourire semblait étirer ses lèvres, le visage était serein et la fleur que Ralph avait déposée semblait se nourrir de la bonté qui émanait du cadre au liséré doré.  

 La mélodie refit surface, elle était encore plus proche et plus insistante. Ralph prit son violon et  se mit à jouer lentement. La triste tonalité des mesures qu’il tirait sur les cordes, s’harmonisait avec l’air de galoubet qui  continuait à flûter dans la clairière où sur des monticules s’étageaient des tombes en granit.

 Il y eut un étrange concert auquel assistèrent les oiseaux et les écureuils. Des petits êtres abandonnés sortirent de leurs refuges et vinrent petit à petit écouter l’élégie. La flûte nourrissait des notes mélancoliques, le violon prenait des grains de soupir pour les polir et les  rendre à une autre vie qui ouvrait ses portes. 

 Il aurait voulu avoir la faculté de penser, un flux lancinant écumait son esprit même quand il s’efforçait de lancer son rire étranglé vers un ciel moins encombré. On pouvait oublier, se dit-il, mais l’oubli de ce qui est déposé ne se rencontre pas, cet oubli redevient un permis de se restaurer à l’auberge, cet oubli se perd au milieu des blés qui mûrissent, on bâtit sa citadelle,  son empire et on demande toujours au temps de nous rappeler  son énigmatique message.

 Le concert s’acheva dans des pépiements et des craquements. On susurrait, on trottinait malgré le clopinement des béquilles, on frissonnait sous la poussée d’air qui venait des profondeurs du sol, on levait le verre d’un lien surnaturel, hors des sentiers battus. Dans les arbustes nains, les massifs cuivrés, on dialoguait comme si une nappe de feuilles mortes gisait sur le granit marbré  et que le voisinage y était convié. Espèces inconnues, géraniums, chrysanthèmes, cyclamens et diplodenia, ce jasmin rouge qui  saigne sur les pots enterrés, il  fit leur connaissance. Il accepta de converser un moment  et le visage irradia de plaisir, soudain une piste aérienne s’ouvrait, il ne savait comment la prendre mais il se sentait pris à bras le corps. On l’emmenait, on lui faisait faire un voyage avec des escales durant lesquelles il pouvait entrer dans les stalles de la  maturation des âmes et les suivre depuis les germes de leur présence aux glands de leur absence. Tout se confondait en une valse lente pendant qu’il voyait défiler les jours qui avaient compté.

Il retourna à la tombe.


–  Ton absence, oui, mais il y a eu ta présence. La promenade est longue,  on ne fait que marcher. Tu n’es pas loin.


Le soir venu, à la brasserie, Clément fut étonné de voir autant d’attablés. On parlait fort, on riait. Le décor de la pièce avait changé. Des brassées de fleurs retenues par des brins de raphia peignaient d’ocre et d’or cuivré les tables et les chambranles. Le premier feu de cheminée de l’automne crépitait  au fond de la salle, mêlant ses flammes de sang à la rousseur  des couronnes tressées de feuilles ramassées aux pieds des arbres vidés  de leur énergie.

Zachario le berger avait pu se détacher de ses moutons pour venir se réchauffer les mains. Il se laissait pénétrer de la douce chaleur  mais il se répétait toutefois que comme pour les humains, il fallait être ni trop près, ni trop loin. C’était son vieux modus vivendi. S’approcher mais en gardant ses distances.

Clément servait des breuvages chauds au miel,  tisanes et infusions d’herbes.

La porte d’entrée s’ouvrit lentement et personne n’aurait entendu le léger couinement du pêne  si Matias qui s’était installé au fond de la salle  ne s’était levé. Jasmine venait d’entrer.

Clément remarqua les pas plus rapides de Matias et  le net mouvement vers lui que fit Jasmine quand elle le vit. Ils se dirigèrent tous deux vers la cheminée et y restèrent un long moment : Matias avait approché un fauteuil et l’ancienne bergère que l’aubergiste conservait malgré le passage des ans sur le tissu.  Puis il alla chercher deux  tasses de tisane. Ils le burent en silence,  le visage allumé par les flammes de l’âtre, ils semblaient entrés dans une autre dimension.

Clément, l'aubergiste ( santons Richard)


Le village des santons-

 Episode 6

 Ginette Flora- 2024  

 

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4 commentaires


"Ils le burent en silence,  le visage allumé par les flammes de l’âtre, ils semblaient entrés dans une autre dimension"... Quelle jolie chute pour ce récit qui sollicite notre imagination. Je regarderai mieux ma tasse de tisane du soir 😀 !

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Adorable et trop mignon ce que tu dis !

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" Il y eut un étrange concert auquel assistèrent les oiseaux et les écureuils" tu nus l'offres si bien, ce concert ... magnifiques lignes qui emmènent si loin ! Merci Ginette ❤️

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Merci beaucoup, Viviane.

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